La fête comprend deux phases successives. Les rites qui se succèdent dans la première ont pour objet d’assurer la prospérité de l’espèce animale ou végétale qui sert de totem au clan. Les moyens qui sont employés dans ce but peuvent être ramenés à quelques types principaux.
On se rappelle que les ancêtres fabuleux dont chaque clan est censé descendu ont autrefois vécu sur la terre et y ont laissé des traces de leur passage. Ces traces consistent notamment en pierres ou en rochers qu’ils auraient déposés en certains endroits ou qui se seraient formés aux points où ils se sont abîmés dans le sol. Ces rochers et ces pierres sont considérés comme les corps ou comme des parties du corps des ancêtres dont ils rappellent le souvenir ; ils les représentent. Par suite, ils représentent également les animaux et les plantes qui servaient de totems à ces mêmes ancêtres, puisqu’un individu et son totem ne font qu’un. On leur prête donc la même réalité, les mêmes propriétés qu’aux animaux ou aux plantes de même sorte qui vivent actuellement. Mais ils ont sur ces derniers cet avantage d’être impérissables, de ne pas connaître la maladie et la mort. Ils constituent donc comme une réserve permanente, immuable et toujours disponible de vie animale et végétale. Aussi, est-ce à cette réserve que, dans un certain nombre de cas, on va annuellement puiser pour assurer la reproduction de l’espèce.
Voici, par exemple, comment, à Alice Springs, le clan de la Chenille witchetty procède à son Intichiuma
Au jour fixé par le chef, tous les membres du groupe totémique s’assemblent au camp principal. Les hommes des autres totems se retirent à quelque distance
Une fois que les gens du totem sont assemblés, ils se mettent en route, ne laissant au camp que deux ou trois d’entre eux. Tout nus, sans armes, sans aucun de leurs ornements habituels, ils s’avancent les uns derrière les autres, dans un profond silence. Leur attitude, leur démarche sont empreintes d’une gravité religieuse : c’est que l’acte auquel ils prennent part a, à leurs yeux, une exceptionnelle importance. Aussi, jusqu’à la fin de la cérémonie, sont-ils tenus d’observer un jeûne rigoureux.
Le pays qu’ils traversent est tout rempli de souvenirs laissés par les glorieux ancêtres. Ils arrivent ainsi à un endroit où un gros bloc de quartzite est enfoncé dans le sol, avec tout autour, des petites pierres arrondies. Le bloc représente la chenille Witchetty à l’état adulte. L’Alatunja, le frappe avec une sorte de petite auge en bois appelée apmara
Le sens du rite est apparent. Si l’Alatunja frappe les pierres sacrées, c’est pour en détacher de la poussière. Les grains de cette poussière très sainte sont considérés comme autant de germes de vie ; chacun d’eux contient un principe spirituel qui, en s’introduisant dans un organisme de la même espèce, y donnera naissance à un être nouveau. Les branches d’arbre dont se sont munis les assistants servent à disperser dans toutes les directions cette précieuse poussière ; elle s’en va, de tous les côtés, faire son œuvre fécondante. Par ce moyen, on croit avoir assuré la reproduction abondante de l’espèce animale dont le clan a la garde, pour ainsi dire, et dont il dépend.
Les indigènes eux-mêmes donnent du rite, cette interprétation. Ainsi, dans le clan de l’ilpirla (sorte de manne) on procède de la manière suivante. Quand le jour de l’Intichiuma est arrivé, le groupe se réunit à un endroit ou se dresse une grande pierre, d’environ cinq pieds de haut ; au-dessus de cette pierre, s’en élève une seconde, qui est très semblable d’aspect à la première et que d’autres, plus petites, entourent. Les unes et les autres représentent des masses de manne. L’Alatunja creuse le sol au pied de ces rocs et met au jour un churinga qui passe pour y avoir été enterré aux temps de l’Alcheringa et qui, lui aussi, constitue comme de la quintessence de manne. Il grimpe ensuite au sommet du rocher le plus élevé et le frotte d’abord avec ce churinga, puis avec les pierres les plus petites qui sont tout autour. Enfin, avec des branches d’arbre, il balaye la poussière qui s’est ainsi amassée à la surface du rocher : chacun des assistants en fait autant à tour de rôle. Or, disent Spencer et Gillen, la pensée des indigènes « est que la poussière ainsi dispersée va se poser sur les arbres mulga et y produit de la manne ». Et en effet, ces opérations sont accompagnées d’un chant que chante l’assistance et où cette idée est exprimée
Avec des variantes, on trouve le même rite dans d’autres sociétés. Chez les Urabunna, il y a un rocher qui représente un ancêtre du clan du Lézard ; on en détache des pierres qu’on lance dans tous les sens afin d’obtenir une abondante production de lézards
Dans un certain nombre de clans
Le même procédé est employé dans l’Intichiuma du Kangourou à Undiara (Arunta). Le théâtre de la cérémonie est un trou d’eau surplombé d’un rocher à pic. Ce rocher représente un animal kangourou de l’Acheringa qui a été tué et déposé à cet endroit par un homme-kangourou de la même époque ; aussi de nombreux esprits de kangourous sont-ils censés y résider. Après qu’un certain nombre de pierres sacrées ont été frottées les unes contre les autres de la manière que nous avons décrite, plusieurs des assistants montent sur le rocher le long duquel ils laissent couler leur sang
Il y a même un cas chez les Arunta où le sang paraît être le principe actif du rite. Dans le groupe de l’Émou, on n’emploie pas de pierres sacrées ni rien qui y ressemble. L’Alatunja et quelques-uns de ses assistants arrosent le sol de leur sang ; sur la terre ainsi imbibée, on trace des lignes, de diverses couleurs, qui représentent les différentes parties du corps de l’émou. On s’agenouille autour de ce dessin et l’on chante un chant monotone. C’est de l’émou fictif ainsi incanté et, par conséquent, du sang qui a servi à le faire, que sont censés partir les principes vivants qui, en animant les embryons de la génération nouvelle, empêcheront l’espèce de disparaître
Chez les Wonkgongaru
C’est par une pratique tout à fait similaire que les Dieri croient assurer la reproduction de deux de leurs totems, le serpent tapis et le serpent woma (serpent ordinaire). Un Mura-mura appelé Minkani est censé résider sous une dune. Son corps est représenté par des ossements fossiles d’animaux ou de reptiles comme en contiennent, nous dit Howitt, les deltas des rivières qui se déversent dans le lac Eyre. Quand le jour de la cérémonie est venu, les hommes s’assemblent et se rendent à l’endroit où se trouve le Minkani. Là, ils creusent jusqu’à ce qu’ils atteignent une couche de terre humide et ce qu’ils appellent « les excréments du Minkani ». À partir de ce moment, on continue à fouiller le sol avec de grandes précautions jusqu’à ce qu’on mette à découvert « le coude du Minkani ». Alors, deux hommes s’ouvrent les veines et laissent leur sang couler sur la pierre sacrée. On chante le chant du Minkani tandis que les assistants, emportés par une véritable frénésie, se frappent les uns les autres avec leurs armes. La bataille dure jusqu’à ce qu’ils soient rentrés au camp, qui est situé à une distance d’un mille environ. Là, les femmes interviennent et mettent fin au combat. On recueille le sang qui coule des blessures, on le mêle aux « excréments du Minkani » et on sème les produits du mélange sur la dune. Le rite accompli, on est convaincu que les serpents tapis naîtront en abondance
Dans quelques cas, on emploie, comme principe vivifiant, la substance même que l’on cherche à produire. Ainsi chez les Kaitish, au cours d’une cérémonie qui a pour but de faire de la pluie, on arrose d’eau une pierre sacrée, qui représente des héros mythiques du clan de l’Eau. Il est évident que, par ce moyen, on croit augmenter les vertus productrices de la pierre tout aussi bien qu’avec du sang, et pour les mêmes raisons
L’efficacité de ces rites ne fait pas de doute pour l’indigène : il est convaincu qu’ils doivent produire les résultats qu’il en attend, avec une sorte de nécessité. Si l’événement trompe ses espérances, il en conclut simplement qu’ils ont été contrecarrés par les maléfices de quelque groupe hostile. En tout cas, il ne lui vient pas à l’esprit qu’un résultat favorable puisse être obtenu par d’autres moyens. Si, par hasard, la végétation pousse ou si les animaux prolifèrent avant qu’il n’ait procédé lui-même à l’Intichiuma, il suppose qu’un autre Intichiurna a été célébré, sous terre, par les âmes des ancêtres et que les vivants recueillent les bénéfices de cette cérémonie souterraine