Ce qui fait l’intérêt du système de rites qui vient d’être décrit, c’est qu’on y trouve, sous la forme la plus élémentaire qui soit actuellement connue, tous les principes essentiels d’une grande institution religieuse qui était appelée à devenir un des fondements du culte positif dans les religions supérieures : c’est l’institution sacrificielle.
On sait quelle révolution les travaux de Robertson Smith ont déterminée dans la théorie traditionnelle du sacrifice
Il y aurait, sans doute, quelques réserves à faire, dans le détail, sur cette façon d’expliquer l’efficacité des banquets sacrificiels. Celle-ci ne résulte pas exclusivement du fait de la commensalité. L’homme ne se sanctifie pas uniquement parce qu’il s’assoit, en quelque sorte, à la même table que le dieu, mais surtout parce que l’aliment qu’il consomme dans ce repas rituel a un caractère sacré. On a montré, en effet, comment, dans le sacrifice, toute une série d’opérations préliminaires, lustrations, onctions, prières, etc., transforment l’animal qui doit être immolé en une chose sainte, dont la sainteté se communique ensuite au fidèle qui en mange
L’objet de cette communion est, d’ailleurs, manifeste. Tout membre d’un clan totémique porte en soi une sorte de substance mystique qui constitue la partie éminente de son être, car c’est d’elle qu’est faite son âme. C’est d’elle que lui viennent les pouvoirs qu’il s’attribue et son rôle social ; c’est par elle qu’il est une personne. Il a donc un intérêt vital à la conserver intacte, à la maintenir, autant que possible, dans un état de perpétuelle jeunesse. Malheureusement, toutes les forces, même les plus spirituelles, s’usent par l’effet du temps, si rien ne vient leur rendre l’énergie qu’elles perdent par le cours naturel des choses : il y a là une nécessité primordiale qui, comme nous le verrons, est la raison profonde du culte positif. Les gens d’un totem ne peuvent donc rester eux-mêmes que s’ils revivifient périodiquement le principe totémique qui est en eux ; et comme ce principe, ils se le représentent sous la forme d’un végétal ou d’un animal, c’est à l’espèce animale ou végétale correspondante qu’ils vont demander les forces supplémentaires dont ils ont besoin pour le renouveler et le rajeunir. Un homme du clan du Kangourou se croit, se sent être un kangourou ; c’est par cette qualité qu’il se définit ; c’est elle qui marque sa place dans la société. Pour la garder, il fait de temps en temps passer dans sa propre substance un peu de la chair de ce même animal. Quelques parcelles suffisent d’ailleurs, en vertu de la règle : la partie vaut le tout
Mais pour que cette opération puisse produire tous les effets qu’on en attend, il importe qu’elle n’ait pas lieu à un moment quelconque. Le plus opportun est celui où la nouvelle génération vient d’arriver à son complet développement ; car c’est aussi le moment où les forces qui animent l’espèce totémique atteignent leur plein épanouissement. C’est à peine si elles viennent d’être extraites de ces riches réservoirs de vie que sont les arbres et les rochers sacrés. De plus, toute sorte de moyens ont été employés pour accroître encore leur intensité ; c’est à quoi ont servi les rites qui se sont déroulés pendant la première partie de l’Intichiuma. Au reste, par leur aspect même, les premiers produits de la récolte manifestent l’énergie qu’ils recèlent : le dieu totémique s’y affirme dans tout l’éclat de la jeunesse. C’est pourquoi, de tout temps, les prémices ont été considérés comme un aliment très sacré, réservé à des êtres très saints. Il est donc naturel que l’Australien s’en serve pour se régénérer spirituellement. Ainsi s’expliquent et la date et les circonstances de la cérémonie.
On s’étonnera peut-être qu’un aliment aussi sacré puisse être consommé par de simples profanes. Mais d’abord, il n’est pas de culte positif qui ne se meuve dans cette contradiction. Tous les êtres sacrés, en raison du caractère dont ils sont marqués, sont soustraits aux atteintes profanes ; mais d’un autre côté, ils ne serviraient à rien et manqueraient de toute raison d’être s’ils n’étaient mis en rapports avec ces mêmes fidèles qui, par ailleurs, doivent en rester respectueusement éloignés. Il n’y a pas de rite positif qui, au fond, ne constitue un véritable sacrilège ; car l’homme ne peut commercer avec les êtres sacrés sans franchir la barrière qui, normalement, doit l’en tenir séparé Tout ce qui importe, c’est que le sacrilège soit accompli avec des précautions qui l’atténuent. Parmi celles qui sont employées, la plus usuelle consiste à ménager la transition et à n’engager que lentement et graduellement le fidèle dans le cercle des choses sacrées. Ainsi fragmenté et dilué, le sacrilège ne heurte pas violemment la conscience religieuse ; il n’est pas senti comme tel et s’évanouit. Or, c’est ce qui a lieu dans le cas qui nous occupe. Toute la série de cérémonies qui a précédé le moment où le totem est solennellement mangé a eu pour effet de sanctifier progressivement ceux qui y ont pris une part active. C’est une période essentiellement religieuse qu’ils n’ont pu traverser sans que leur état religieux se soit transformé. Les jeûnes, le contact des rochers sacrés, des churinga
Si l’acte par lequel un être sacré est immolé, puis mangé par ceux qui l’adorent, peut être appelé un sacrifice, le rite dont il vient d’être question a droit à la même dénomination. Au reste, ce qui en montre bien la signification, ce sont les analogies frappantes qu’il présente avec d’autres pratiques que l’on rencontre dans un grand nombre de cultes agraires. C’est, en effet, une règle très générale, même chez des peuples parvenus à un haut degré de civilisation, que les premiers produits de la récolte servent de matière à des repas rituels dont le banquet pascal est l’exemple le plus connu
Par une intuition de génie, Smith, sans connaître ces faits, en avait eu le pressentiment. Par une série d’ingénieuses déductions — qu’il est inutile de reproduire ici, car elles n’ont plus qu’un intérêt historique