II

Tous ces rites ressortissant au même type. Le principe sur lequel ils reposent est un de ceux qui sont à la base de ce qu’on appelle communément, et improprement

Ces principes se ramènent ordinairement à deux

Le premier peut s’énoncer ainsi : ce qui atteint un objet atteint aussi tout ce qui soutient avec cet objet un rapport de proximité ou de solidarité quelconque. Ainsi, ce qui affecte la partie affecte le tout ; toute action exercée sur un individu se transmet à ses voisins, à ses parents, à tous ceux dont il est solidaire à quelque titre que ce soit. Tous ces cas sont de simples applications de la loi de contagion que nous avons précédemment étudiée. Un état, une qualité bonne ou mauvaise se communiquent contagieusement d’un sujet à un sujet différent qui soutient quelque rapport avec le premier.

Le second principe se résume d’ordinaire dans la formule : le semblable produit le semblable. La figuration d’un être ou d’un état produit cet être ou cet état. C’est cette maxime que mettent en œuvre les rites qui viennent d’être décrits, et c’est à leur occasion que l’on peut le mieux saisir ce qu’elle a de caractéristique. L’exemple classique de l’envoûtement, que l’on présente généralement comme l’application typique de ce même précepte, est beaucoup moins significatif. Dans l’envoûtement, en effet, il y a, en grande partie, un simple phénomène de transfert. L’idée de l’image est associée dans les esprits à celle du modèle ; par suite, les effets de l’action exercée sur la statuette se communiquent contagieusement à la personne dont elle reproduit les traits. L’image joue, par rapport à l’original, le rôle de la partie par rapport au tout : c’est un agent de transmission. Aussi croit-on pouvoir obtenir le même résultat en brûlant les cheveux de la personne qu’on veut atteindre : la seule différence qu’il y ait entre ces deux sortes d’opérations, c’est que, dans l’une, la communication se fait par la voie de la similarité, dans l’autre, par le moyen de la contiguïté. Il en est autrement des rites qui nous occupent. Ils ne supposent pas seulement le déplacement d’un état ou d’une qualité donnés qui passent d’un objet dans un autre, mais la création de quelque chose d’entièrement nouveau. Le seul fait de représenter l’animal donne naissance à cet animal et le crée ; en imitant le bruit du vent ou de l’eau qui tombe, on détermine les nuages à se former et à se résoudre en pluie, etc. Sans doute, la ressemblance joue un rôle dans les deux cas, mais très différent. Dans l’envoûtement, elle ne fait qu’imprimer une direction déterminée à l’action exercée ; elle oriente dans un certain sens une efficacité qui ne vient pas d’elle. Dans les rites dont il vient d’être question, elle est agissante par elle-même et directement efficace. Aussi, contrairement aux définitions usuelles, ce qui différencie vraiment les deux principes de la magie dite sympathique et les pratiques correspondantes, ce n’est pas que la contiguïté agit dans les unes et la ressemblance dans les autres ; mais c’est que, dans les premières, il y a simple communication contagieuse, dans les secondes, production et création

Expliquer les rites mimétiques, c’est donc expliquer le second de ces principes et réciproquement.

Nous ne nous arrêterons pas longtemps à discuter l’explication qu’en a proposée l’école anthropologique, Tylor et Frazer notamment. Tout comme pour rendre compte de la contagiosité du caractère sacré, ils invoquent les propriétés de l’association des idées. « La magie homéopathique, dit Frazer qui préfère cette expression à celle de magie mimétique, repose sur l’association des idées par similarité, comme la magie contagieuse (contagions magic) sur l’associatîon des idées par contiguïté. La magie homéopathique commet la méprise de prendre pour identiques des choses qui se ressemblent

Les propriétés générales de la nature humaine ne sauraient expliquer des pratiques aussi spéciales. Au lieu donc de considérer le principe sur lequel elles reposent sous sa forme générale et abstraite, replaçons-le dans le milieu moral dont il fait partie et où nous venons de l’observer, rattachons-le à l’ensemble d’idées et de sentiments dont procèdent les rites où il est appliqué, et nous pourrons mieux apercevoir les causes dont il résulte.

Les hommes qui se réunissent à l’occasion de ces rites croient réellement être des animaux ou des plantes de l’espèce dont ils portent le nom. Ils se sentent une nature ou végétale ou animale, et c’est elle qui constitue, à leurs yeux, ce qu’il y a de plus essentiel et de plus excellent en eux. Une fois assemblés, leur premier mouvement doit donc être de s’affirmer les uns aux autres cette qualité qu’ils s’attribuent et par laquelle ils se définissent. Le totem est leur signe de ralliement : pour cette raison, comme nous l’avons vu, ils le dessinent sur leur corps ; mais il est non moins naturel qu’ils cherchent à lui ressembler par leurs gestes, leurs cris, leur attitude. Puisqu’ils sont des émous ou des kangourous, ils se comporteront donc comme des animaux du même nom. Par ce moyen, ils se témoignent mutuellement qu’ils sont membres de la même communauté morale et ils prennent conscience de la parenté qui les unit. Cette parenté, le rite ne se borne pas à l’exprimer ; il la fait ou la refait. Car elle n’est qu’autant qu’elle est crue et toutes ces démonstrations collectives ont pour effet d’entretenir les croyances sur lesquelles elle repose. Ainsi, ces sauts, ces cris, ces mouvements de toute sorte, bizarres et grotesques en apparence, ont, en réalité, une signification humaine et profonde. L’Australien cherche à ressembler à son totem comme le fidèle des religions plus avancées chercher à ressembler à son Dieu. C’est, pour l’un comme pour l’autre, un moyen de communier avec l’être sacré, c’est-à-dire avec l’idéal collectif que ce dernier symbolise. C’est une première forme de l’ομοίωσιϛ τῷθεῷ.

Toutefois, comme cette première raison tient à ce qu’il y a de plus spécial dans les croyances totémiques, si elle était seule, le principe d’après lequel le semblable produit le semblable n’aurait pas dû survivre au totémisme. Or il n’est peut-être pas de religion ou l’on ne trouve des rites qui en dérivent. Il faut donc qu’une autre raison soit venue se joindre à la précédente.

Et, en effet, les cérémonies où nous l’avons vu appliqué n’ont pas seulement l’objet très général que nous venons de rappeler, si essentiel qu’il soit ; mais elles visent, en outre, un but plus prochain et plus conscient qui est d’assurer la reproduction de l’espèce totémique. L’idée de cette reproduction nécessaire hante donc l’esprit des fidèles : c’est sur elle que se concentrent les forces de leur attention et de leur volonté. Or, une même préoccupation ne peut pas obséder à ce point tout un groupe d’hommes sans s’extérioriser sous une forme matérielle. Puisque tous pensent à l’animal ou au végétal des destinées duquel le clan est solidaire, il est inévitable que cette pensée commune vienne se manifester extérieurement par des gestes, et les plus désignés pour ce rôle sont ceux qui représentent cet animal ou cette plante par un de ses aspects les plus caractéristiques ; car, il n’est pas de mouvements qui tiennent d’aussi près à l’idée qui remplit alors les consciences, puisqu’ils en sont la traduction immédiate et presque automatique. On s’efforce donc d’imiter l’animal ; on crie comme lui ; on saute comme lui ; on reproduit les scènes où la plante est quotidiennement utilisée. Tous ces procédés de figuration sont autant de moyens de marquer ostensiblement le but vers lequel tous les esprits sont tendus, de dire la chose qu’on veut réaliser, de l’appeler, de l’évoquer. Et ce besoin n’est pas d’un temps, il ne dépend pas des croyances de telle ou telle religion ; il est essentiellement humain. Voilà pourquoi, même dans des religions très différentes de celle que nous étudions, les fidèles, réunis pour solliciter de leurs dieux un événement qu’ils souhaitent ardemment, sont comme nécessités à la figurer. Sans doute, la parole est aussi un moyen de l’exprimer ; mais le geste n’est pas moins naturel ; il jaillit tout aussi spontanément de l’organiste ; il devance même la parole ou, en tout cas, l’accompagne.

Mais si l’on peut comprendre ainsi comment ces gestes ont pris place dans la cérémonie, il reste à expliquer l’efficacité qui leur est attribuée. Si l’Australien les répète régulièrement à chaque saison nouvelle, c’est qu’il les croit nécessaires au succès du rite. D’où peut lui être venue cette idée qu’en imitant un animal on le détermine à se reproduire ?

Une erreur aussi manifeste semble difficilement intelligible tant qu’on ne voit dans le rite que le but matériel où il paraît tendre. Mais nous savons qu’outre l’effet qu’il est censé avoir sur l’espèce totémique, il exerce une action profonde sur l’âme des fidèles qui y prennent part. Ceux-ci en rapportent une impression de bien-être dont ils ne voient pas clairement les causes, mais qui est bien fondée. Ils ont conscience que la cérémonie leur est salutaire ; et, en effet, ils y refont leur être moral. Comment cette sorte d’euphorie ne leur donnerait-elle pas le sentiment que le rite a réussi, qu’il a été ce qu’il se proposait d’être, qu’il a atteint le but où il visait ? Et comme le seul but qui soit consciemment poursuivi, c’est la reproduction de l’espèce totémique, celle-ci paraît être assurée par les moyens employés, dont l’efficacité se trouve ainsi démontrée. C’est ainsi que les hommes en sont venus à attribuer à des gestes, vains par eux-mêmes, des vertus créatrices. L’efficacité morale du rite, qui est réelle, a fait croire à son efficacité physique, qui est imaginaire ; celle du tout, à celle de chaque partie, prise à part. Les effets vraiment utiles que produit l’ensemble de la cérémonie sont comme une justification expérimentale des pratiques élémentaires dont elle est faite, bien que, en réalité, toutes ces pratiques ne soient nullement indispensables au succès. Ce qui prouve bien, d’ailleurs, qu’elles réagissent pas par elles-mêmes, c’est qu’elles peuvent être remplacées par d’autres, de nature très différente, sans que le résultat final soit modifié. Il semble bien y avoir des Intichiuma qui ne comprennent que des oblations sans rites mimétiques ; d’autres sont purement mimétiques et ne comportent pas d’oblations. Cependant, les uns et les autres passent pour avoir la même efficacité. Si donc on attache du prix à ces différentes manœuvres, ce n’est pas à cause de leur valeur intrinsèque ; mais c’est qu’elles font partie d’un rite complexe dont on sent l’utilité globale.

Il nous est d’autant plus facile de comprendre cet état d’esprit que nous pouvons l’observer autour de nous. Surtout chez les peuples et dans les milieux les plus cultivés, il se rencontre fréquemment des croyants qui, tout en ayant des doutes sur l’efficacité spéciale que le dogme attribue à chaque rite considéré séparément, continuent pourtant à pratiquer le culte. Ils ne sont pas certains que le détail des observances prescrites soit rationnellement justifiable ; mais ils sentent qu’il leur serait impossible de s’en affranchir sans tomber dans un désarroi moral devant lequel ils reculent. Le fait même que la foi a perdu chez eux ses racines intellectuelles met ainsi en évidence les raisons profondes sur lesquelles elle repose. Voilà pourquoi les critiques faciles, auxquelles un rationalisme simpliste a parfois soumis les prescriptions rituelles, laissent en général le fidèle indifférent : c’est que la vraie justification des pratiques religieuses n’est pas dans les fins apparentes qu’elles poursuivent, mais dans l’action invisible qu’elles exercent sur les consciences, dans la façon dont elles affectent notre niveau mental. De même, quand les prédicateurs entreprennent de convaincre, ils s’attachent beaucoup moins à établir directement et par des preuves méthodiques la vérité de telle proposition particulière ou l’utilité de telle ou telle observance, qu’à éveiller ou à réveiller le sentiment de réconfort moral que procure la célébration régulière du culte. Ils créent ainsi une prédisposition à croire, qui devance les preuves, qui entraîne l’intelligence à passer par-dessus l’insuffisance des raisons logiques, et qui la porte à aller, comme d’elle-même, au-devant des propositions qu’on lui veut faire accepter. Ce préjugé favorable, cet élan à croire, c’est précisément ce qui constitue la foi ; et c’est la foi qui fait l’autorité des rites auprès du croyant, quel qu’il soit, du chrétien comme de l’Australien. Toute la supériorité du premier, c’est qu’il se rend mieux compte du processus psychique d’où résulte sa croyance ; il sait « que c’est la foi qui sauve ».

C’est parce que la foi a cette origine qu’elle est, en un sens, « imperméable à l’expérience »

La Magie n’est donc pas, comme l’a soutenu Frazer

Les résultats de notre analyse viennent ainsi rejoindre et confirmer ceux auxquels sont arrivés MM. Hubert et Mauss quand ils ont étudié directement la magie

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