C’est chez les Warramunga qu’on peut le mieux l’observer
Chez ce peuple, chaque clan est censé descendre d’un seul et unique ancêtre qui, né en un endroit déterminé, aurait passé son existence terrestre à parcourir la contrée dans tous les sens. C’est lui qui, au cours de ses voyages, aurait donné au pays la forme qu’il présente actuellement ; c’est lui qui aurait fait les montagnes et les plaines, les trous d’eau et les ruisseaux, etc. En même temps, il semait sur sa route des germes vivants qui se dégageaient de son corps et qui sont devenus, par suite de réincarnations successives, les membres actuels du clan. Or, la cérémonie qui, chez les Warramunga, correspond exactement à l’Intichiuma des Arunta, a pour objet de commémorer et de représenter l’histoire mythique de l’ancêtre. Il n’est question ni d’oblation, ni, sauf dans un cas unique
Voici, à titre d’exemple, en quoi consiste l’Intichiuma du Serpent noir, tel que l’ont observé Spencer et Gillen
Une première cérémonie ne semble pas se référer au passé ; du moins, la description qu’on nous en donne n’autorise pas à l’interpréter dans ce sens. Elle consiste en courses et en sauts qu’exécutent deux officiants, décorés de dessins qui représentent le serpent noir. Quand, enfin, ils tombent épuisés sur le sol, les assistants passent doucement la main sur les dessins emblématiques dont le dos des deux acteurs est recouvert. On dit que ce geste plaît au serpent noir. — C’est seulement ensuite que commence la série des cérémonies commémoratives.
Elles mettent en action l’histoire mythique de l’ancêtre Thalaualla, depuis qu’il est sorti du sol jusqu’au moment ou il y est définitivement rentré. Elles le suivent à travers tous ses voyages. Dans chacune des localités où il a séjourné, il a, d’après le mythe, célébré des cérémonies totémiques ; on les répète dans l’ordre même où elles passent pour s’être succédé à l’origine. Le mouvement qui revient le plus fréquemment consiste en une sorte de trémoussement rythmé et violent du corps tout entier ; c’est que l’ancêtre s’agitait ainsi aux temps mythiques pour faire sortir de lui les germes de vie qui y étaient inclus. Les acteurs ont la peau couverte d’un duvet qui, par suite de ces secousses, se détache et s’envole ; c’est une manière de figurer l’envolée de ces germes mystiques et leur dispersion dans l’espace.
On se rappelle que, chez les Arunta, la place où se déroule la cérémonie est rituellement déterminée : c’est l’endroit où se trouvent les rochers, les arbres, les trous d’eau sacrés, et il faut que les fidèles s’y transportent pour célébrer le culte. Chez les Warramunga, au contraire, le terrain cérémoniel est choisi arbitrairement pour des raisons d’opportunité. C’est une scène conventionnelle. Seulement, le lieu où se sont passés les événements dont la reproduction constitue le thème du rite est lui-même représenté au moyen de dessins. Parfois, ces dessins sont exécutés sur le corps même des acteurs. Par exemple, un petit cercle coloré en rouge, peint sur le dos et sur l’estomac, représente un trou d’eau
Outre les cérémonies proprement religieuses que l’ancêtre passe pour avoir célébrées autrefois, on représente de simples épisodes, ou épiques ou comiques, de sa carrière terrestre. Ainsi, à un moment donné, tandis que trois acteurs sont en scène, occupés à un rite important, un autre se dissimule derrière un bouquet d’arbres, situé à quelque distance. Autour de son cou est attaché un paquet de duvet qui figure un wallaby. Dès que la cérémonie principale a pris fin, un vieillard trace sur le sol une ligne qui se dirige vers l’endroit où se cache le quatrième acteur. Les autres marchent derrière, les yeux baissés et fixés sur cette ligne, comme s’ils suivaient une piste. En découvrant l’homme, ils prennent un air stupéfait et l’un d’eux le frappe d’un bâton. Toute cette mimique représente un incident de la vie du grand serpent noir. Un jour, son fils s’en alla seul à la chasse, prit un wallaby et le mangea sans en rien donner à son père. Ce dernier suivit ses traces, le surprit et lui fit rendre gorge de force ; c’est à quoi fait allusion la bastonnade qui termine la représentation
Nous ne dirons pas ici tous les événements mythiques qui sont successivement représentés. Les exemples qui précèdent suffisent à montrer quel est le caractère de ces cérémonies : ce sont des drames, mais d’un genre tout particulier : ils agissent, ou, du moins, on croit qu’ils agissent sur le cours de la nature. Quand la commémoration du Thalaualla est terminée, les Warramunga sont convaincus que les serpents noirs ne peuvent manquer de croître et de se multiplier. Ces drames sont donc des rites, et même des rites comparables de tout point, par la nature de leur efficacité, à ceux qui constituent l’Intichiuma des Arunta.
Aussi les uns et les autres sont-ils de nature à s’éclairer mutuellement. Il est même d’autant plus légitime de les rapprocher qu’il n’y a pas entre eux de solution de continuité. Non seulement le but poursuivi est le même dans les deux cas, mais ce qu’a de plus caractéristique le rituel warramunga se trouve déjà dans l’autre à l’état de germe. L’Intichiuma, tel que le pratiquent généralement les Arunta, contient, en effet, en soi une sorte de commémoration implicite. Les lieux où il est célébré sont, obligatoirement, ceux qu’ont illustrés les ancêtres. Les chemins par lesquels passent les fidèles au cours de leurs pieux pèlerinages sont ceux qu’ont parcourus les héros de l’Alcheringa ; les endroits où l’on s’arrête pour procéder aux rites sont ceux où les aïeux eux-mêmes ont séjourné, où ils se sont évanouis dans le sol, etc. Tout rappelle donc leur souvenir à l’esprit des assistants. D’ailleurs, aux rites manuels s’ajoutent très souvent des chants qui racontent les exploits ancestraux
De ce que ces deux sortes de cérémonies, malgré les différences qui les séparent, ont ainsi comme un air de parenté, il ne suit pas qu’il y ait entre elles un rapport défini de succession, que l’une soit une transformation de l’autre. Il peut très bien se faire que les ressemblances signalées viennent de ce qu’elles sont toutes deux issues d’une même souche, c’est-à-dire d’une même cérémonie originelle dont elles seraient des modalités divergentes : nous verrons même que cette hypothèse est la plus vraisemblable. Mais, sans qu’il soit nécessaire de prendre un parti sur cette question, ce qui précède suffit à établir que ce sont des rites de même nature. Nous sommes donc fondés à les comparer et à nous servir de l’un pour nous aider à mieux comprendre l’autre.
Or, ce qu’ont de particulier les cérémonies Warramunga dont nous venons de parler, c’est qu’il n’y est pas fait un geste dont l’objet soit d’aider ou de provoquer directement l’espèce totémique à renaître