II

Mais il existe des cérémonies où ce caractère représentatif et idéaliste est encore plus accentué.

Dans celles dont il vient d’être question, la représentation dramatique n’était pas là pour elle-même : elle n’était qu’un moyen en vue d’une fin toute matérielle, la reproduction de l’espèce totémique. Mais il en est d’autres qui ne diffèrent, pas spécifiquement des précédentes et d’où, pourtant, toute préoccupation de ce genre est absente. On y représente le passé dans le seul but de le représenter, de le graver plus profondément dans les esprits, sans qu’on attende du rite aucune action déterminée sur la nature. Tout au moins, les effets physiques qui lui sont parfois imputés sont tout à fait au second plan et sans rapport avec l’importance liturgique qui lui est attribuée.

C’est le cas notamment des fêtes que les Warrarnunga célèbrent en l’honneur du serpent Wollunqua

Le Wollunqua est, comme nous l’avons déjà dit, un totem d’un genre très particulier. Ce n’est pas une espèce animale ou végétale, mais un être unique : il n’existe qu’un Wollunqua. De plus, cet être est purement mythique. Les indigènes se le représentent comme une sorte de serpent colossal dont la taille est telle que, quand il se dresse sur la queue, sa tête se perd dans les nuages. Il réside, croit-on, dans un trou d’eau, appelé Thapauerlu, qui est caché au fond d’une vallée solitaire. Mais s’il diffère par certains côtés des totems ordinaires, il en a cependant tous les caractères distinctifs. Il sert de nom collectif et d’emblème à tout un groupe d’individus qui voient en lui leur commun ancêtre, et les rapports qu’ils soutiennent avec cette bête mythique sont identiques à ceux que les membres des autres totems croient soutenir avec les fondateurs de leurs dans respectifs. Au temps de l’Alcheringa

Or le Wollunqua est l’objet de cérémonies qui ne diffèrent pas en nature de celles que nous avons précédemment étudiées : ce sont des représentations où sont figurés les principaux événements de sa vie fabuleuse. On le montre sortant de terre, passant d’une localité dans l’autre ; on représente les divers épisodes de ses voyages, etc. Spencer et Gillen ont assisté à quinze cérémonies de ce genre qui se sont succédé du 27 juillet au 23 août, s’enchaînant les unes aux autres suivant un ordre déterminé, de manière à former un véritable cycle

Voilà donc tout un ensemble de cérémonies qui se proposent uniquement de réveiller certaines idées et certains sentiments, de rattacher le présent au passé, l’individu à la collectivité. Non seulement, en fait, elles ne peuvent servir à d’autres fins, mais les fidèles eux-mêmes ne leur demandent rien de plus. C’est une preuve nouvelle que l’état psychique dans lequel se trouve le groupe assemblé constitue bien la seule base, solide et stable, de ce qu’on pourrait appeler la mentalité rituelle. Quant aux croyances qui attribuent aux rites telle ou telle efficacité physique, elles sont choses accessoires et contingentes, puisqu’elles peuvent manquer sans que le rite soit altéré dans ce qu’il a d’essentiel. Ainsi, les cérémonies du Wollunqua, mieux encore que les précédentes, mettent à nu, pour ainsi dire, la fonction fondamentale du culte positif.

Si d’ailleurs, nous avons spécialement insisté sur ces solennités, c’est à cause de leur exceptionnelle importance. Mais il en est d’autres qui ont exactement le même caractère. Ainsi, il existe chez les Warramunga un totem « du garçon qui rit ». Le clan qui porte ce nom a, disent Spencer et Gillen, la même organisation que les autres groupes totémiques. Comme eux, il a ses lieux sacrés (mungai) où l’ancêtre fondateur a célébré des cérémonies aux temps fabuleux, où il a laissé, derrière lui, des spirit-children qui sont devenus les hommes du clan ; et les rites qui se rattachent à ce totem sont indiscernables de ceux qui se rapportent aux totems animaux ou végétaux

On trouve chez les Arunta eux-mêmes plus d’un totem qui ne comporte pas d’autre Intichiuma. Nous avons vu en effet que, chez ce peuple, les plis ou les dépressions de terrains qui marquent l’endroit où quelque ancêtre a séjourné servent parfois de totems

En même temps qu’elles nous font mieux comprendre la nature du culte, ces représentations rituelles mettent en évidence un important élément de la religion : c’est l’élément récréatif et esthétique.

Déjà nous avons eu l’occasion de montrer qu’elles sont proches patentes des représentations dramatiques

Les rites représentatifs et les récréations collectives sont même des choses tellement voisines qu’on passe d’un genre à l’autre sans solution de continuité. Ce que les cérémonies proprement religieuses ont de caractéristique, c’est qu’elles doivent être célébrées sur un terrain consacré d’où les femmes et les non-initiés sont exclus

C’est un fait connu que les jeux et les principales formes de l’art semblent être nés de la religion et qu’ils ont, pendant longtemps, gardé un caractère religieux

Ainsi, la religion ne serait pas elle-même si elle ne faisait pas quelque place aux libres combinaisons de la pensée et de l’activité, au jeu, à l’art, à tout ce qui recrée l’esprit fatigué par ce qu’il y a de trop assujettissant dans le labeur quotidien : les causes mêmes qui l’ont appelée à l’existence lui en font une nécessité. L’art n’est pas simplement un ornement extérieur dont le culte se parerait pour dissimuler ce qu’il peut avoir de trop austère et de trop rude : mais, par lui-même, le culte a quelque chose d’esthétique. À cause des rapports bien connus que la mythologie soutient avec la poésie, on a voulu parfois mettre la première en dehors de la religion

Assurément, on commettrait la plus grave erreur si l’on ne voyait de la religion que cet unique aspect ou si même on en exagérait l’importance. Quand un rite ne sert plus qu’à distraire, ce n’est plus un rite. Les forces morales qu’expriment les symboles religieux sont des forces réelles, avec lesquelles il nous faut compter et dont nous ne pouvons faire ce qu’il nous plaît. Alors même que le culte ne vise pas à produire des effets physiques, mais se borne délibérément à agir sur les esprits, son action s’exerce dans un autre sens qu’une pure œuvre d’art. Les représentations qu’il a pour fonction d’éveiller et d’entretenir en nous ne sont pas de vaines images qui ne répondent à rien dans la réalité, que nous évoquons sans but, pour la seule satisfaction de les voir apparaître et se combiner sous nos yeux. Elles sont aussi nécessaires au bon fonctionnement de notre vie morale que les aliments à l’entretien de notre vie physique ; car c’est par elles que le groupe s’affirme et se maintient, et nous savons à quel point il est indispensable à l’individu. Un rite est donc autre chose qu’un jeu ; il est de la vie sérieuse. Mais, si l’élément irréel et imaginaire n’est pas essentiel, il ne laisse pas de jouer un rôle qui n’est pas négligeable. Il entre pour une part dans ce sentiment de réconfort que le fidèle retire du rite accompli ; car la récréation est une des formes de cette réfection morale qui est l’objet principal du culte positif. Une fois que nous nous sommes acquittés de nos devoirs rituels, nous rentrons dans la vie profane avec plus de courage et d’ardeur, non seulement parce que nous nous sommes mis en rapports avec une source supérieure d’énergie, mais aussi parce que nos forces se sont retrempées à vivre, pendant quelques instants, d’une vie moins tendue, plus aisée et plus libre. Par là, la religion a un charme qui n’est pas un de ses moindres attraits.

C’est pourquoi l’idée même d’une cérémonie religieuse de quelque importance éveille naturellement l’idée de fête. Inversement, toute fête, alors même qu’elle est purement laïque par ses origines, a certains caractères de la cérémonie religieuse, car, dans tous les cas, elle a pour effet de rapprocher les individus, de mettre en mouvement les masses et de susciter ainsi un état d’effervescence, parfois même de délire, qui n’est pas sans parenté avec l’état religieux. L’homme est transporté hors de lui, distrait de ses occupations et de ses préoccupations ordinaires. Aussi observe-t-on de part et d’autre les mêmes manifestations : cris, chants, musique, mouvements violents, danses, recherche d’excitants qui remontent le niveau vital, etc. On a souvent remarqué que les fêtes populaires entraînent aux excès, font perdre de vue la limite qui sépare le licite et l’illicite

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