Nous nous proposons d’étudier dans ce livre la religion la plus primitive et la plus simple qui soit actuellement connue, d’en faire l’analyse et d’en tenter l’explication. Nous disons d’un système religieux qu’il est le plus primitif qu’il nous soit donné d’observer quand il remplit les deux conditions suivantes : en premier lieu, il faut qu’il se rencontre dans des sociétés dont l’organisation n’est dépassée par aucune autre en simplicité
Ce système, nous nous efforcerons d’en décrire l’économie avec l’exactitude et la fidélité que pourraient y mettre un ethnographe ou un historien. Mais là ne se bornera pas notre tâche. La sociologie se pose d’autres problèmes que l’histoire ou que l’ethnographie. Elle ne cherche pas à connaître les formes périmées de la civilisation dans le seul but de les connaître et de les reconstituer. Mais, comme toute science positive, elle a, avant tout, pour objet d’expliquer une réalité actuelle, proche de nous, capable, par suite, d’affecter nos idées et nos actes : cette réalité, c’est l’homme et, plus spécialement l’homme d’aujourd’hui, car il n’en est pas que nous soyons plus intéressés à bien connaître. Nous n’étudierons donc pas la religion très archaïque dont il va être question pour le seul plaisir d’en raconter les bizarreries et les singularités. Si nous l’avons prise comme objet de notre recherche, c’est qu’elle nous a paru plus apte que toute autre à faire comprendre la nature religieuse de l’homme, c’est-à-dire à nous révéler un aspect essentiel et permanent de l’humanité.
Mais cette proposition ne va pas sans soulever de vives objections. On trouve étrange que, pour arriver à connaître l’humanité présente, il faille commencer par s’en détourner pour se transporter aux débuts de l’histoire. Cette manière de procéder apparaît comme particulièrement paradoxale dans la question qui nous occupe. Les religions passent, en effet, pour avoir une valeur et une dignité inégales ; on dit généralement qu’elles ne contiennent pas toutes la même part de vérité. Il semble donc qu’on ne puisse comparer les formes les plus hautes de la pensée religieuse aux plus basses sans rabaisser les premières au niveau des secondes. Admettre que les cultes grossiers des tribus australiennes peuvent nous aider à comprendre le christianisme, par exemple, n’est-ce pas supposer que celui-ci procède de la même mentalité, c’est-à-dire qu’il est fait des mêmes superstitions et repose sur les mêmes erreurs ? Voilà comment l’importance théorique, qui a été parfois attribuée aux religions primitives, a pu passer pour l’indice d’une irréligiosité systématique qui, en préjugeant les résultats de la recherche, les viciait par avance.
Nous n’avons pas à rechercher ici s’il s’est réellement rencontré des savants qui ont mérité ce reproche et qui ont fait de l’histoire et de l’ethnographie religieuse une machine de guerre contre la religion. En tout cas, tel ne saurait être le point de vue d’un sociologue. C’est, en effet, un postulat essentiel de la sociologie qu’une institution humaine ne saurait reposer sur l’erreur et sur le mensonge : sans quoi elle n’aurait pu durer. Si elle n’était pas fondée dans la nature des choses, elle aurait rencontré dans les choses des résistances dont elle n’aurait pu triompher. Quand donc nous abordons l’étude des religions primitives, c’est avec l’assurance qu’elles tiennent au réel et qu’elles l’expriment ; on verra ce principe revenir sans cesse au cours des analyses et des discussions qui vont suivre, et ce que nous reprocherons aux écoles dont nous nous séparerons, c’est précisément de l’avoir méconnu. Sans doute, quand on ne considère que la lettre des formules, ces croyances et ces pratiques religieuses paraissent parfois déconcertantes et l’on peut être tenté de les attribuer à une sorte d’aberration foncière. Mais, sous le symbole, il faut savoir atteindre la réalité qu’il figure et qui lui donne sa signification véritable. Les rites les plus barbares ou les plus bizarres, les mythes les plus étranges traduisent quelque besoin humain, quelque aspect de la vie soit individuelle soit sociale. Les raisons que le fidèle se donne à lui-même pour les justifier peuvent être, et sont même le plus souvent, erronées ; les raisons vraies ne laissent pas d’exister ; c’est affaire à la science de les découvrir.
Il n’y a donc pas, au fond, de religions qui soient fausses. Toutes sont vraies à leur façon : toutes répondent, quoique de manières différentes, à des conditions données de l’existence humaine. Sans doute, il n’est pas impossible de les disposer suivant un ordre hiérarchique. Les unes peuvent être dites supérieures aux autres en ce sens qu’elles mettent en jeu des fonctions mentales plus élevées, qu’elles sont plus riches d’idées et de sentiments, qu’il y entre plus de concepts, moins de sensations et d’images, et que la systématisation en est plus savante. Mais, si réelles que soient cette complexité plus grande et cette plus haute idéalité elles ne suffisent pas à ranger les religions correspondantes en des genres séparés. Toutes sont également des religions, comme tous les êtres vivants sont également des vivants, depuis les plus humbles plastides jusqu’à l’homme. Si donc nous nous adressons aux religions primitives, ce n’est pas avec l’arrière-pensée de déprécier la religion d’une manière générale ; car ces religions-là ne sont pas moins respectables que les autres. Elles répondent aux mêmes nécessités, elles jouent le même rôle, elles dépendent des mêmes causes ; elles peuvent donc tout aussi bien servir à manifester la nature de la vie religieuse et, par conséquent, à résoudre le problème que nous désirons traiter.
Mais pourquoi leur accorder une sorte de prérogative ? Pourquoi les choisir de préférence à toutes autres comme objet de notre étude ? — C’est uniquement pour des raisons de méthode.
Tout d’abord, nous ne pouvons arriver à comprendre les religions les plus récentes qu’en suivant dans l’histoire la manière dont elles se sont progressivement composées. L’histoire est, en effet, la seule méthode d’analyse explicative qu’il soit possible de leur appliquer. Seule, elle nous permet de résoudre une institution en ses éléments constitutifs, puisqu’elle nous les montre naissant dans le temps les uns après les autres. D’autre part, en situant chacun d’eux dans l’ensemble de circonstances où il a pris naissance, elle nous met en mains le seul moyen que nous ayons de déterminer les causes qui l’ont suscité. Toutes les fois donc qu’on entreprend d’expliquer une chose humaine, prise à un moment déterminé du temps — qu’il s’agisse d’une croyance religieuse, d’une règle morale, d’un précepte juridique, d’une technique esthétique, d’un régime économique — il faut commencer par remonter jusqu’à sa forme la plus primitive et la plus simple, chercher à rendre compte des caractères par lesquels elle se définit à cette période de son existence, puis faire voir comment elle s’est peu à peu développée et compliquée, comment elle est devenue ce qu’elle est au moment considéré. Or, on conçoit sans peine de quelle importance est, pour cette série d’explications progressives, la détermination du point de départ auquel elles sont suspendues. C’était un principe cartésien que, dans la chaîne des vérités scientifiques, le premier anneau joue un rôle prépondérant. Certes, il ne saurait être question de placer à la base de la science des religions une notion élaborée à la manière cartésienne, c’est-à-dire un concept logique, un pur possible, construit par les seules forces de l’esprit. Ce qu’il nous faut trouver, c’est une réalité concrète que, seule, l’observation historique et ethnographique peut nous révéler. Mais si cette conception cardinale doit être obtenue par des procédés différents, il reste vrai qu’elle est appelée à avoir, sur toute la suite des propositions qu’établit la science, une influence considérable. L’évolution biologique a été conçue tout autrement à partir du moment où l’on a su qu’il existait des êtres monocellulaires. De même, le détail des faits religieux est expliqué différemment, suivant qu’on met à l’origine de l’évolution le naturisme, l’animisme ou telle autre forme religieuse. Même les savants les plus spécialisés, s’ils n’entendent pas se borner à une tâche de pure érudition, s’ils veulent essayer de se rendre compte des faits qu’ils analysent, sont obligés de choisir telle ou telle de ces hypothèses et de s’en inspirer. Qu’ils le veuillent ou non, les questions qu’ils se posent prennent nécessairement la forme suivante : comment le naturisme ou l’animisme ont-ils été déterminés à prendre, ici ou là, tel aspect particulier, à s’enrichir ou à s’appauvrir de telle ou telle façon ? Puisque donc on ne peut éviter de prendre un parti sur ce problème initial et puisque la solution qu’on en donne est destinée à affecter l’ensemble de la science, il convient de l’aborder de front ; c’est ce que nous nous proposons de faire.
D’ailleurs, en dehors même de ces répercussions indirectes, l’étude des religions primitives a, par elle-même, un intérêt immédiat qui est de première importance.
Si, en effet, il est utile de savoir en quoi consiste telle ou telle religion particulière, il importe davantage encore de rechercher ce que c’est que la religion d’une manière générale. C’est ce problème qui, de tout temps, a tenté la curiosité des philosophes, et non sans raison ; car il intéresse l’humanité tout entière. Malheureusement, la méthode qu’ils emploient d’ordinaire pour le résoudre est purement dialectique : ils se bornent à analyser l’idée qu’ils se font de la religion, sauf à illustrer les résultats de cette analyse mentale par des exemples empruntés aux religions qui réalisent le mieux leur idéal. Mais si cette méthode doit être abandonnée, le problème reste tout entier et le grand service qu’a rendu la philosophie est d’empêcher qu’il n’ait été prescrit par le dédain des érudits. Or il peut être repris par d’autres voies. Puisque toutes les religions sont comparables, puisqu’elles sont toutes des espèces d’un même genre, il y a nécessairement des éléments essentiels qui leur sont communs. Par là, nous n’entendons pas simplement parler des caractères extérieurs et visibles qu’elles présentent toutes également et qui permettent d’en donner, dès le début de la recherche, une définition provisoire ; la découverte de ces signes apparents est relativement facile, car l’observation qu’elle exige n’a pas à dépasser la surface des choses. Mais ces ressemblances extérieures en supposent d’autres qui sont profondes. À la base de tous les systèmes de croyances et de tous les cultes, il doit nécessairement y avoir un certain nombre de représentations fondamentales et d’attitudes rituelles qui, malgré la diversité des formes que les unes et les autres ont pu revêtir, ont partout la même signification objective et remplissent partout les mêmes fonctions. Ce sont ces éléments permanents qui constituent ce qu’il y a d’éternel et d’humain dans la religion ; ils sont tout le contenu objectif de l’idée que l’on exprime quand on parle de la religion en général. Comment donc est-il possible d’arriver à les atteindre ?
Ce n’est certainement pas en observant les religions complexes qui apparaissent dans la suite de l’histoire. Chacune d’elles est formée d’une telle variété d’éléments qu’il est bien difficile d’y distinguer le secondaire du principal et l’essentiel de l’accessoire. Que l’on considère des religions comme celles de l’Égypte, de l’Inde ou de l’antiquité classique ! C’est un enchevêtrement touffu de cultes multiples, variables avec les localités, avec les temples, avec les générations, les dynasties, les invasions, etc. Les superstitions populaires y sont mêlées aux dogmes les plus raffinés. Ni la pensée ni l’activité religieuse ne sont également réparties dans la masse des fidèles ; suivant les hommes, les milieux, les circonstances, les croyances comme les rites sont ressentis de façons différentes. Ici, ce sont des prêtres, là, des moines, ailleurs, des laïcs ; il y a des mystiques et des rationalistes, des théologiens et des prophètes, etc. Dans ces conditions, il est difficile d’apercevoir ce qui est commun à tous. On peut bien trouver le moyen d’étudier utilement, à travers l’un ou l’autre de ces systèmes, tel ou tel fait particulier qui s’y trouve spécialement développé, comme le sacrifice ou le prophétisme, le monachisme ou les mystères ; mais comment découvrir le fond commun de la vie religieuse sous la luxuriante végétation qui le recouvre ? Comment, sous le heurt des théologies, les variations des rituels, la multiplicité des groupements, la diversité des individus, retrouver les états fondamentaux, caractéristiques de la mentalité religieuse en général ?
Il en va tout autrement dans les sociétés inférieures. Le moindre développement des individualités, l’étendue plus faible du groupe, l’homogénéité des circonstances extérieures, tout contribue à réduire les différences et les variations au minimum. Le groupe réalise, d’une manière régulière, une uniformité intellectuelle et morale dont nous ne trouvons que de rares exemples dans les sociétés plus avancées. Tout est commun à tous. Les mouvements sont stéréotypés ; tout le monde exécute les mêmes dans les mêmes circonstances et ce conformisme de la conduite ne fait que traduire celui de la pensée. Toutes les consciences étant entraînées dans les mêmes remous, le type individuel se confond presque avec le type générique. En même temps que tout est uniforme, tout est simple. Rien n’est fruste comme ces mythes composés d’un seul et même thème qui se répète sans fin, comme ces rites qui sont faits d’un petit nombre de gestes recommencés à satiété. L’imagination populaire ou sacerdotale n’a encore eu ni le temps ni les moyens de raffiner et de transformer la matière première des idées et des pratiques religieuses ; celle-ci se montre donc à nu et s’offre d’elle-même à l’observation qui n’a qu’un moindre effort à faire pour la découvrir. L’accessoire, le secondaire, les développements de luxe ne sont pas encore venus cacher le principal
Les civilisations primitives constituent donc des cas privilégiés, parce que ce sont des cas simples. Voilà pourquoi, dans tous les ordres de faits, les observations des ethnographes ont été souvent de véritables révélations qui ont rénové l’étude des institutions humaines. Par exemple, avant le milieu du xixe siècle, on était convaincu que le père était l’élément essentiel de la famille ; on ne concevait même pas qu’il pût y avoir une organisation familiale dont le pouvoir paternel ne fût pas la clef de voûte. La découverte de Bachofen est venue renverser cette vielle conception. Jusqu’à des temps tout récents, on considérait comme évident que les relations morales et juridiques qui constituent la parenté n’étaient qu’un autre aspect des relations physiologiques qui résultent de la communauté de descendance ; Bachofen et ses successeurs, Mac Lennan, Morgan et bien d’autres, étaient encore placés sous l’influence de ce préjugé. Depuis que nous connaissons la nature du clan primitif, nous savons, au contraire, que la parenté ne saurait se définir par la consanguinité. Pour en revenir aux religions, la seule considération des formes religieuses qui nous sont le plus familières a fait croire pendant longtemps que la notion de dieu était caractéristique de tout ce qui est religieux. Or, la religion que nous étudions plus loin est, en grande partie, étrangère à toute idée de divinité ; les forces auxquelles s’adressent les rites y sont très différentes de celles qui tiennent la première place dans nos religions modernes, et pourtant elles nous aideront à mieux comprendre ces dernières. Rien donc n’est plus injuste que le dédain où trop d’historiens tiennent encore les travaux des ethnographes. Il est certain, au contraire, que l’ethnographie a très souvent déterminé, dans les différentes branches de la sociologie, les plus fécondes révolutions. C’est, d’ailleurs, pour la même raison que la découverte des êtres monocellulaires, dont nous parlions tout à l’heure, a transformé l’idée qu’on se faisait couramment de la vie. Comme, chez ces êtres très simples, la vie est réduite à ses traits essentiels, ceux-ci peuvent être plus difficilement méconnus.
Mais les religions primitives ne permettent pas seulement de dégager les éléments constitutifs de la religion ; elles ont aussi ce très grand avantage qu’elles en facilitent l’explication. Parce que les faits y sont plus simples, les rapports entre les faits y sont aussi plus apparents. Les raisons par lesquelles les hommes s’expliquent leurs actes n’ont pas encore été élaborées et dénaturées par une réflexion savante ; elles sont plus proches, plus parentes des mobiles qui ont réellement déterminé ces actes. Pour bien comprendre un délire et pour pouvoir lui appliquer le traitement le plus approprié, le médecin a besoin de savoir quel en a été le point de départ. Or cet événement est d’autant plus facile à discerner qu’on peut observer ce délire à une période plus proche de ses débuts. Au contraire, plus on laisse à la maladie le temps de se développer, plus il se dérobe à l’observation ; c’est que, chemin faisant, toute sorte d’interprétations sont intervenues qui tendent à refouler dans l’inconscient l’état originel et à le remplacer par d’autres à travers lesquels il est parfois malaisé de retrouver le premier. Entre un délire systématisé et les impressions premières qui lui ont donné naissance, la distance est souvent considérable. Il en est de même pour la pensée religieuse. À mesure qu’elle progresse dans l’histoire, les causes qui l’ont appelée à l’existence, tout en restant toujours agissantes, ne sont plus aperçues qu’à travers un vaste système d’interprétations qui les déforment. Les mythologies populaires et les subtiles théologies ont fait leur œuvre : elles ont superposé aux sentiments primitifs des sentiments très différents qui, tout en tenant aux premiers dont ils sont la forme élaborée, n’en laissent pourtant transpirer que très imparfaitement la nature véritable. La distance psychologique entre la cause et l’effet, entre la cause apparente et la cause effective, est devenue plus considérable et plus difficile à parcourir pour l’esprit. La suite de cet ouvrage sera une illustration et une vérification de cette remarque méthodologique. On y verra comment, dans les religions primitives, le fait religieux porte encore visible l’empreinte de ses origines : il nous eût été bien plus malaisé de les inférer d’après la seule considération des religions plus développées.
L’étude que nous entreprenons est donc une manière de reprendre, mais dans des conditions nouvelles, le vieux problème de l’origine des religions. Certes, si, par origine, on entend un premier commencement absolu, la question n’a rien de scientifique et doit être résolument écartée. Il n’y a pas un instant radical où la religion ait commencé à exister et il ne s’agit pas de trouver un biais qui nous permette de nous y transporter par la pensée. Comme toute institution humaine, la religion ne commence nulle part. Aussi toutes les spéculations de ce genre sont-elles justement discréditées ; elles ne peuvent consister qu’en constructions subjectives et arbitraires qui ne comportent de contrôle d’aucune sorte. Tout autre est le problème que nous nous posons. Ce que nous voudrions, c’est trouver un moyen de discerner les causes, toujours présentes, dont dépendent les formes les plus essentielles de la pensée et de la pratique religieuse. Or, pour les raisons qui viennent d’être exposées, ces causes sont d’autant plus facilement observables que les sociétés où on les observe sont moins compliquées. Voilà pourquoi nous cherchons à nous rapprocher des origines