II

Mais notre recherche n’intéresse pas seulement la science des religions. Toute religion, en effet, a un côté par où elle dépasse le cercle des idées proprement religieuses et, par là, l’étude des phénomènes religieux fournit un moyen de renouveler des problèmes qui, jusqu’à présent, n’ont été débattus qu’entre philosophes.

On sait depuis longtemps que les premiers systèmes de représentations que l’homme s’est fait du monde et de lui-même sont d’origine religieuse. Il n’est pas de religion qui ne soit une cosmologie en même temps qu’une spéculation sur le divin. Si la philosophie et les sciences sont nées de la religion, c’est que la religion elle-même a commencé par tenir lieu de sciences et de philosophie. Mais ce qui a été moins remarqué, c’est qu’elle ne s’est pas bornée à enrichir d’un certain nombre d’idées un esprit humain préalablement formé ; elle a contribué à le former lui-même. Les hommes ne lui ont pas dû seulement, pour une part notable, la matière de leurs connaissances, mais aussi la forme suivant laquelle ces connaissances sont élaborées.

Il existe, à la racine de nos jugements, un certain nombre de notions essentielles qui dominent toute notre vie intellectuelle ; ce sont celles que les philosophes, depuis Aristote, appellent les catégories de l’entendement : notions de temps, d’espace

Cette remarque a déjà quelque intérêt par elle-même ; mais voici ce qui lui donne sa véritable portée.

La conclusion générale du livre qu’on va lire, c’est que la religion est une chose éminemment sociale. Les représentations religieuses sont des représentations collectives qui expriment des réalités collectives ; les rites sont des manières d’agir qui ne prennent naissance qu’au sein des groupes assemblés et qui sont destinés à susciter, à entretenir ou à refaire certains états mentaux de ces groupes. Mais alors, si les catégories sont d’origine religieuse, elles doivent participer de la nature commune à tous les faits religieux : elles doivent être, elles aussi, des choses sociales, des produits de la pensée collective. Tout au moins — car, dans l’état actuel de nos connaissances en ces matières, on doit se garder de toute thèse radicale et exclusive — il est légitime de supposer qu’elles sont riches en éléments sociaux.

C’est, d’ailleurs, ce qu’on peut, dès à présent, entrevoir pour certaines d’entre elles. Qu’on essaie, par exemple, de se représenter ce que serait la notion du temps, abstraction faite des procédés par lesquels nous le divisons, le mesurons, l’exprimons au moyen de signes objectifs, un temps qui ne serait pas une succession d’années, de mois, de semaines, de jours, d’heures ! Ce serait quelque chose d’à peu près impensable. Nous ne pouvons concevoir le temps qu’à condition d’y distinguer des moments différents. Or quelle est l’origine de cette différenciation ? Sans doute, les états de conscience que nous avons déjà éprouvés peuvent se reproduire en nous, dans l’ordre même où ils se sont primitivement déroulés ; et ainsi des portions de notre passé nous redeviennent présentes, tout en se distinguant spontanément du présent. Mais, si importante que soit cette distinction pour notre expérience privée, il s’en faut qu’elle suffise à constituer la notion ou catégorie de temps. Celle-ci ne consiste pas simplement dans une commémoration, partielle ou intégrale, de notre vie écoulée. C’est un cadre abstrait et impersonnel qui enveloppe non seulement notre existence individuelle, mais celle de l’humanité. C’est comme un tableau illimité où toute la durée est étalée sous le regard de l’esprit et où tous les événements possibles peuvent être situés par rapport à des points de repères fixes et déterminés. Ce n’est pas mon temps qui est ainsi organisé ; c’est le temps tel qu’il est objectivement pensé par tous les hommes d’une même civilisation. Cela seul suffit déjà à faire entrevoir qu’une telle organisation doit être collective. Et, en effet, l’observation établit que ces points de repère indispensables par rapport auxquels toutes choses sont classées temporellement, sont empruntés à la vie sociale. Les divisions en jours, semaines, mois, années, etc., correspondent à la périodicité des rites, des fêtes, des cérémonies publiques

Il en est de même de l’espace. Comme l’a démontré Hamelin

Il y a, d’ailleurs, des cas où ce caractère social est rendu manifeste. Il existe des sociétés en Australie et dans l’Amérique du Nord où l’espace est conçu sous la forme d’un cercle immense, parce que le camp a lui-même une forme circulaire

On trouvera plus loin des preuves analogues relatives aux notions de genre, de force, de personnalité, d’efficacité. On peut même se demander si la notion de contradiction ne dépend pas, elle aussi, de conditions sociales. Ce qui tend à le faire croire, c’est que l’empire qu’elle a exercé sur la pensée a varié suivant les temps et les sociétés. Le principe d’identité domine aujourd’hui la pensée scientifique ; mais il y a de vastes systèmes de représentations qui ont joué dans l’histoire des idées un rôle considérable et où il est fréquemment méconnu : ce sont les mythologies, depuis les plus grossières jusqu’aux plus savantes

Cette hypothèse une fois admise, le problème de la connaissance se pose dans des termes nouveaux.

Jusqu’à présent, deux doctrines seulement étaient en présence. Pour les uns, les catégories ne peuvent être dérivées de l’expérience : elles lui sont logiquement antérieures et la conditionnent. On se les représente comme autant de données simples, irréductibles, immanentes à l’esprit humain en vertu de sa constitution native. C’est pourquoi on dit d’elles qu’elles sont a priori. Pour les autres, au contraire, elles seraient construites, faites de pièces et de morceaux, et c’est l’individu qui serait l’ouvrier de cette construction

Mais l’une et l’autre solution soulèvent de graves difficultés.

Adopte-t-on la thèse empiriste ? Alors, il faut retirer aux catégories toutes leurs propriétés caractéristiques. Elles se distinguent, en effet, de toutes les autres connaissances par leur universalité et leur nécessité. Elles sont les concepts les plus généraux qui soient puisqu’elles s’appliquent à tout le réel, et, de même qu’elles ne sont attachées à aucun objet particulier, elles sont indépendantes de tout sujet individuel : elles sont le lieu commun où se rencontrent tous les esprits. De plus, ils s’y rencontrent nécessairement ; car la raison, qui n’est autre chose que l’ensemble des catégories fondamentales, est investie d’une autorité à laquelle nous ne pouvons nous dérober à volonté. Quand nous essayons de nous insurger contre elle, de nous affranchir de quelques-unes de ces notions essentielles, nous nous heurtons à de vives résistances. Non seulement donc elles ne dépendent pas de nous, mais elles s’imposent à nous. — Or les données empiriques présentent des caractères diamétralement opposés. Une sensation, une image se rapportent toujours à un objet déterminé ou à une collection d’objets de ce genre et elle exprime l’état momentané d’une conscience particulière : elle est essentiellement individuelle et subjective. Aussi pouvons-nous disposer, avec une liberté relative, des représentations qui ont cette origine. Sans doute, quand nos sensations sont actuelles, elles s’imposent à nous en fait. Mais, en droit, nous restons maîtres de les concevoir autrement qu’elles ne sont, de nous les représenter comme se déroulant dans un ordre différent de celui où elles se sont produites. Vis-à-vis d’elles, rien ne nous lie, tant que des considérations d’un autre genre n’interviennent pas. Voilà donc deux sortes de connaissances qui sont comme aux deux pôles contraires de l’intelligence. Dans ces conditions, ramener la raison à l’expérience, c’est la faire évanouir car c’est réduire l’universalité et la nécessité qui la caractérisent à n’être que de pures apparences, des illusions qui peuvent être pratiquement commodes, mais qui ne correspondent à rien dans les choses : c’est, par conséquent, refuser toute réalité objective à la vie logique que les catégories ont pour fonction de régler et d’organiser. L’empirisme classique aboutit à l’irrationalisme ; peut-être même est-ce par ce dernier nom qu’il conviendrait de le désigner.

Les aprioristes, malgré le sens ordinairement attaché aux étiquettes, sont plus respectueux des faits. Parce qu’ils n’admettent pas comme une vérité d’évidence que les catégories sont faites des mêmes éléments que nos représentations sensibles, ils ne sont pas obligés de les appauvrir systématiquement, de les vider de tout contenu réel, de les réduire à n’être que des artifices verbaux. Ils leur laissent, au contraire, tous leurs caractères spécifiques. Les aprioristes sont des rationalistes ; ils croient que le monde a un aspect logique que la raison exprime éminemment. Mais pour cela, il leur faut attribuer à l’esprit un certain pouvoir de dépasser l’expérience, d’ajouter à ce qui lui est immédiatement donné ; or, de ce pouvoir singulier, ils ne donnent ni explication ni justification. Car ce n’est pas l’expliquer que se borner à dire qu’il est inhérent à la nature de l’intelligence humaine. Encore faudrait-il faire entrevoir d’où nous tenons cette surprenante prérogative et comment nous pouvons voir, dans les choses, des rapports que le spectacle des choses ne saurait nous révéler. Dire que l’expérience elle-même n’est possible qu’à cette condition, c’est peut-être déplacer le problème ; ce n’est pas le résoudre. Car il s’agit précisément de savoir d’où vient que l’expérience ne se suffit pas, mais suppose des conditions qui lui sont extérieures et antérieures, et comment il se fait que ces conditions sont réalisées quand et comme il convient. Pour répondre à ces questions, on a parfois imaginé, par-dessus les raisons individuelles, une raison supérieure et parfaite dont les premières émaneraient et de qui elles tiendraient par une sorte de participation mystique, leur merveilleuse faculté : c’est la raison divine. Mais cette hypothèse a, tout au moins, le grave inconvénient d’être soustraite à tout contrôle expérimental ; elle ne satisfait donc pas aux conditions exigibles d’une hypothèse scientifique. De plus, les catégories de la pensée humaine ne sont jamais fixées sous une forme définie ; elles se font, se défont, se refont sans cesse ; elles changent suivant les lieux et les temps. La raison divine est, au contraire, immuable. Comment cette immutabilité pourrait-elle rendre compte de cette incessante variabilité ?

Telles sont les deux conceptions qui se heurtent l’une contre l’autre depuis des siècles ; et, si le débat s’éternise, c’est qu’en vérité les arguments échangés s’équivalent sensiblement. Si la raison n’est qu’une forme de l’expérience individuelle, il n’y a plus de raison. D’autre part, si on lui reconnaît les pouvoirs qu’elle s’attribue, mais sans en rendre compte, il semble qu’on la mette en dehors de la nature et de la science. En présence de ces objections opposées, l’esprit reste incertain. — Mais si l’on admet l’origine sociale des catégories, une nouvelle attitude devient possible qui permettrait, croyons-nous, d’échapper à ces difficultés contraires.

La proposition fondamentale de l’apriorisme, c’est que la connaissance est formée de deux sortes d’éléments irréductibles l’un à l’autre et comme de deux couches distinctes et superposées

La manière même dont se forment les unes et les autres achève de les différencier. Les représentations collectives sont le produit d’une immense coopération qui s’étend non seulement dans l’espace, mais dans le temps ; pour les faire, une multitude d’esprits divers ont associé, mêlé, combiné leurs idées et leurs sentiments ; de longues séries de générations y ont accumulé leur expérience et leur savoir. Une intellectualité très particulière, infiniment plus riche et plus complexe que celle de l’individu, y est donc comme concentrée. On comprend dès lors comment la raison a le pouvoir de dépasser la portée des connaissances empiriques. Elle ne le doit pas à je ne sais quelle vertu mystérieuse, mais simplement à ce fait que, suivant une formule connue, l’homme est double. En lui, il y a deux êtres : un être individuel qui a sa base dans l’organisme et dont le cercle d’action se trouve, par cela même, étroitement limité, et un être social qui représente en nous la plus haute réalité, dans l’ordre intellectuel et moral, que nous puissions connaître par l’observation, j’entends la société. Cette dualité de notre nature a pour conséquence, dans l’ordre pratique, l’irréductibilité de l’idéal moral au mobile utilitaire, et, dans l’ordre de la pensée, l’irréductibilité de la raison à l’expérience individuelle. Dans la mesure où il participe de la société, l’individu se dépasse naturellement lui-même, aussi bien quand il pense que quand il agit.

Ce même caractère social permet de comprendre d’où vient la nécessité des catégories. On dit d’une idée qu’elle est nécessaire quand, par une sorte de vertu interne, elle s’impose à l’esprit sans être accompagnée d’aucune preuve. Il y a donc en elle quelque chose qui contraint l’intelligence, qui emporte l’adhésion, sans examen préalable. Cette efficacité singulière, l’apriorisme la postule, mais n’en rend pas compte ; car dire que les catégories sont nécessaires parce qu’elles sont indispensables au fonctionnement de la pensée, c’est simplement répéter qu’elles sont nécessaires. Mais si elles ont l’origine que nous leur avons attribuée, leur ascendant n’a plus rien qui surprenne. En effet, elles expriment les rapports les plus généraux qui existent entre les choses ; dépassant en extension toutes nos autres notions, elles dominent tout le détail de notre vie intellectuelle. Si donc, à chaque moment du temps, les hommes ne s’entendaient pas sur ces idées essentielles, s’ils n’avaient pas une conception homogène du temps, de l’espace, de la cause, du nombre, etc., tout accord deviendrait impossible entre les intelligences et, par suite, toute vie commune. Aussi la société ne peut-elle abandonner les catégories au libre arbitre des particuliers sans s’abandonner elle-même. Pour pouvoir vivre, elle n’a pas seulement besoin d’un suffisant conformisme moral ; il y a un minimum de conformisme logique dont elle ne peut davantage se passer. Pour cette raison, elle pèse de toute son autorité sur ses membres afin de prévenir les dissidences. Un esprit déroge-t-il ostensiblement à ces normes de toute pensée ? Elle ne le considère plus comme un esprit humain dans le plein sens du mot, et elle le traite en conséquence. C’est pourquoi, quand, même dans notre for intérieur, nous essayons de nous affranchir de ces notions fondamentales, nous sentons que nous ne sommes pas complètement libres, que quelque chose nous résiste, en nous et hors de nous. Hors de nous, il y a l’opinion qui nous juge ; mais de plus, comme la société est aussi représentée en nous, elle s’oppose, du dedans de nous-mêmes, à ces velléités révolutionnaires ; nous avons l’impression que nous ne pouvons nous y abandonner sans que notre pensée cesse d’être une pensée vraiment humaine. Telle paraît être l’origine de l’autorité très spéciale qui est inhérente à la raison et qui fait que nous acceptons de confiance ses suggestions. C’est l’autorité même de la société

Mais si les catégories ne traduisent originellement que des états sociaux, ne s’ensuit-il pas qu’elles ne peuvent s’appliquer au reste de la nature qu’à titre de métaphores ? Si elles sont faites uniquement pour exprimer des choses sociales, elles ne sauraient, semble-t-il, être étendues aux autres règnes que par voie de convention. Ainsi, en tant qu’elles nous servent à penser le monde physique ou biologique, elles ne pourraient avoir que la valeur de symboles artificiels, pratiquement utiles peut-être, mais sans rapport avec la réalité. On reviendrait donc, par une autre voie, au nominalisme et à l’empirisme.

Mais interpréter de cette manière une théorie sociologique de la connaissance, c’est oublier que, si la société est une réalité spécifique, elle n’est cependant pas un empire dans un empire ; elle fait partie de la nature, elle en est la manifestation la plus haute. Le règne social est un règne naturel, qui ne diffère des autres que par sa complexité plus grande. Or il est impossible que la nature, dans ce qu’elle a de plus essentiel, soit radicalement différente d’elle-même, ici et là. Les relations fondamentales qui existent entre les choses — celles-là justement que les catégories ont pour fonction d’exprimer — ne sauraient donc être essentiellement dissemblables suivant les règnes. Si, pour des raisons que nous aurons à rechercher

Ainsi renouvelée, la théorie de la connaissance semble donc appelée à réunir les avantages contraires des deux théories rivales, sans en avoir les inconvénients. Elle conserve tous les principes essentiels de l’apriorisme ; mais en même temps, elle s’inspire de cet esprit de positivité auquel l’empirisme s’efforçait de satisfaire. Elle laisse à la raison son pouvoir spécifique, mais elle en rend compte, et cela sans sortir du monde observable. Elle affirme, comme réelle, la dualité de notre vie intellectuelle, mais elle l’explique, et par des causes naturelles. Les catégories cessent d’être considérées comme des faits premiers et inanalysables ; et cependant, elles restent d’une complexité dont des analyses aussi simplistes que celles dont se contentait l’empirisme ne sauraient avoir raison. Car elles apparaissent alors, non plus comme des notions très simples que le premier venu peut dégager de ses observations personnelles et que l’imagination populaire aurait malencontreusement compliquées, mais, au contraire, comme de savants instruments de pensée, que les groupes humains ont laborieusement forgés au cours des siècles et où ils ont accumulé le meilleur de leur capital intellectuel

Dans le même sens, nous dirons de ces sociétés qu’elles sont primitives et nous appellerons primitif l’homme de ces sociétés. L’expression, sans doute, manque de précision, mais elle est difficilement évitable et, d’ailleurs, quand on a pris soin d’en déterminer la signification elle est sans inconvénients. Ce n’est pas à dire, sans doute, que tout luxe fasse défaut aux cultes primitifs. Nous verrons, au contraire, qu’on trouve, dans toute religion, des croyances et des pratiques qui ne visent pas des fins étroitement utilitaires (liv. III, chap. IV, § 2). Mais ce luxe est indispensable à la vie religieuse ; il tient à son essence même. D’ailleurs, il est beaucoup plus rudimentaire dans les religions inférieures que dans les autres, et c’est ce qui nous permettra d’en mieux déterminer la raison d’être. On voit que nous donnons à ce mot d’origines, comme au mot de primitif, un sens tout relatif. Nous entendons par là non un commencement absolu, mais l’état social le plus simple qui soit actuellement connu, celui au-delà duquel il ne nous est pas présentement possible de remonter. Quand nous parlerons des origines, des débuts de l’histoire ou de la pensée religieuse, c’est dans ce sens que ces expressions devront être entendues. Nous disons du temps et de l’espace que ce sont des catégories parce qu’il n’y a aucune différence entre le rôle que jouent ces notions dans la vie intellectuelle et celui qui revient aux notions de genre ou de cause (v. sur ce point Hamelin, Essai sur les éléments principaux de la représentation, p. 63, 76, Paris, Alcan, puis P.U.F.). Voir à l’appui de cette assertion dans Hubert et Mauss, Mélanges d’Histoire religieuse (Travaux de l’Année sociologique), le chapitre sur « La représentation du temps dans la religion » (Paris, Alcan). On voit par là toute la différence qu’il y a entre le complexus de sensations et d’images qui sert à nous orienter dans la durée, et la catégorie de temps. Les premières sont le résumé d’expériences individuelles qui ne sont valables que pour l’individu qui les a faites. Au contraire, ce qu’exprime la catégorie de temps, c’est un temps commun au groupe, c’est le temps social, si l’on peut ainsi parler. Elle est elle-même une véritable institution sociale. Aussi est-elle particulière à l’homme ; l’animal n’a pas de représentation de ce genre.
Cette distinction entre la catégorie de temps et les sensations correspondantes pourrait être également faite à propos de l’espace, de la cause. Peut-être aiderait-elle à dissiper certaines confusions qui entretiennent les controverses dont ces questions sont l’objet. Nous reviendrons sur ce point dans la conclusion de cet ouvrage (§ 4).
Op. cit., p. 75 et suiv. Autrement, pour expliquer cet accord, il faudrait admettre que tous les individus, en vertu de leur constitution organico-psychique, sont spontanément affectés de la même manière par les différentes parties de l’espace : ce qui est d’autant plus invraisemblable que, par elles-mêmes, les différentes régions sont effectivement indifférentes. D’ailleurs les divisions de l’espace changent avec les sociétés ; c’est la preuve qu’elles ne sont pas fondées exclusivement dans la nature congénitale de l’homme. Voir Durkheim et Mauss. De quelques formes primitives de classification, in Année sociol., VI, p. 47 et suiv. Ibid., p. 34 et suiv. Zuñi Creation Myths, in 13th Rep. of the Bureau of Amer. Ethnology, p. 367 et suiv. V. Hertz, La prééminence de la main droite. Étude de polarité religieuse, in Rev. philos., décembre 1909. Sur cette même question des rapports entre la représentation de l’espace et la forme de la collectivité, voir dans Ratzel., Politische Geographie, le chapitre intitulé « Der Raum im Geist der Völker. » Nous n’entendons pas dire que la pensée mythologique l’ignore, mais qu’elle y déroge plus souvent et plus ouvertement que la pensée scientifique. Inversement, nous montrerons que la science ne peut pas ne pas le violer, tout en s’y conformant plus scrupuleusement que la religion. Entre la science et la religion, il n’y a, sous ce rapport comme sous bien d’autres, que des différences de degrés ; mais s’il ne faut pas les exagérer, il importe de les noter, car elles sont significatives. Cette hypothèse avait été déjà émise par les fondateurs de la Völkerpsychologie. On la trouve notamment indiquée dans un court article de Windelband intitulé Die Erkennmisslehre unter dem völkerpsychologischen Gesichtspunkte, in Zeitsch. f. Völkerpsychologie, VIII, p. 166 et suiv. Cf. une note de Steinthal. sur le même sujet, ibid., p. 178 et suiv. Même dans la théorie de Spencer, c’est avec l’expérience individuelle que sont construites les catégories. La seule différence qu’il y ait, sous ce rapport, entre l’empirisme ordinaire et l’empirisme évolutionniste, c’est que, suivant ce dernier, les résultats de l’expérience individuelle sont consolidés par l’hérédité. Mais cette consolidation ne leur ajoute rien d’essentiel ; il n’entre dans leur composition aucun élément qui n’ait son origine dans l’expérience de l’individu. Aussi, dans cette théorie, la nécessité avec laquelle les catégories s’imposent actuellement à nous est-elle le produit d’une illusion, d’un préjugé superstitieux, fortement enraciné dans l’organisme, mais sans fondement dans la nature des choses. On sera peut-être étonné que nous ne définissions pas l’apriorisme par l’hypothèse de l’innéité. Mais en réalité, cette conception ne joue dans la doctrine qu’un rôle secondaire. C’est une manière simpliste de se représenter l’irréductibilité des connaissances rationnelles aux données empiriques. Dire des premières qu’elles sont innées n’est qu’une façon positive de dire qu’elles ne sont pas un produit de l’expérience telle qu’elle est ordinairement conçue. Du moins, dans la mesure où il y a des représentations individuelles et, par conséquent, intégralement empiriques. Mais, en fait, il n’y en a vraisemblablement pas où ces deux sortes d’éléments ne se rencontrent étroitement unis. Il ne faut pas entendre, d’ailleurs, cette irréductibilité dans un sens absolu. Nous ne voulons pas dire qu’il n’y ait rien dans les représentations empiriques qui annonce les représentations rationnelles, ni qu’il n’y ait rien dans l’individu qui puisse être regardé comme l’annonce de la vie sociale. Si l’expérience était complètement étrangère à tout ce qui est rationnel, la raison ne pourrait pas s’y appliquer ; de même, si la nature psychique de l’individu était absolument réfractaire à la vie sociale, la société serait impossible. Une analyse complète des catégories devrait donc rechercher jusque dans la conscience individuelle ces germes de rationalité. Nous aurons d’ailleurs l’occasion de revenir sur ce point dans notre conclusion. Tout ce que nous voulons établir ici, c’est que, entre ces germes indistincts de raison et la raison proprement dite, il y a une distance comparable à celle qui sépare les propriétés des éléments minéraux dont est formé le vivant et les attributs caractéristiques de la vie, une fois qu’elle est constituée. On a souvent remarqué que les troubles sociaux avaient pour effet de multiplier les troubles mentaux. C’est une preuve de plus que la discipline logique est un aspect particulier de la discipline sociale. La première se relâche quand la seconde s’affaiblit. Il y a analogie entre cette nécessité logique et l’obligation morale, mais il n’y a pas identité, au moins actuellement. Aujourd’hui, la société traite les criminels autrement que les sujets dont l’intelligence seule est anormale ; c’est la preuve que l’autorité attachée aux normes logiques et celle qui est inhérente aux normes morales, malgré d’importantes similitudes, ne sont pas de même nature. Ce sont deux espèces différentes d’un même genre. Il serait intéressant de rechercher en quoi consiste et d’où provient cette différence qui n’est vraisemblablement pas primitive, car, pendant longtemps, la conscience publique a mal distingué l’aliéné du délinquant. Nous nous bornons à indiquer la question. On voit, par cet exemple, le nombre de problèmes que soulève l’analyse de ces notions qui passent généralement pour être élémentaires et simples et qui sont, en réalité, d’une extrême complexité. La question est traitée dans la conclusion du livre. Le rationalisme qui est immanent à une théorie sociologique de la connaissance est donc intermédiaire entre l’empirisme et l’apriorisme classique. Pour le premier, les catégories sont des constructions purement artificielles ; pour le second, ce sont, au contraire, des données naturelles ; pour nous, elles sont, en un sens, des œuvres d’art, mais d’un art qui imite la nature avec une perfection susceptible de croître sans limite. Par exemple, ce qui est à la base de la catégorie de temps, c’est le rythme de la vie sociale ; mais s’il y a un rythme de la vie collective, on peut être assuré qu’il y en a un autre dans la vie de l’individuel, plus généralement, dans celle de l’univers. Le premier est seulement plus marqué et plus apparent que les autres. De même, nous verrons que la notion de genre s’est formée sur celle de groupe humain. Mais si les hommes forment des groupes naturels, on peut présumer qu’il existe, entre les choses, des groupes à la fois analogues et différents. Ce sont ces groupes naturels de choses qui sont les genres et les espèces.
S’il semble à d’assez nombreux esprits que l’on ne puisse attribuer une origine sociale aux catégories sans leur retirer toute valeur spéculative, c’est que la société passe encore trop fréquemment pour n’être pas une chose naturelle ; d’où l’on conclut que les représentations qui l’expriment n’expriment rien de la nature. Mais la conclusion ne vaut que ce que vaut le principe.
C’est pourquoi il est légitime de comparer les catégories à des outils ; car l’outil, de son côté, est du capital matériel accumulé. D’ailleurs entre les trois notions d’outil, de catégorie et d’institution, il y a une étroite parenté.

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