II

Une autre idée par laquelle on a souvent essayé de définir la religion est celle de divinité. « La religion, dit A. Réville, est la détermination de la vie humaine par le sentiment d’un lien unissant l’esprit humain à l’esprit mystérieux dont il reconnaît la domination sur le monde et sur lui-même et auquel il aime à se sentir uni

Mais si évidente que puisse paraître cette définition par suite d’habitudes d’esprit que nous devons à notre éducation religieuse, il y a nombre de faits auxquels elle n’est pas applicable et qui ressortissent pourtant au domaine de la religion.

En premier lieu, il existe de grandes religions d’où l’idée de dieux et d’esprits est absente, où, tout au moins, elle ne joue qu’un rôle secondaire et effacé. C’est le cas du bouddhisme. Le bouddhisme, dit Burnouf, « se place, en opposition au brahmanisme, comme une morale sans dieu et un athéisme sans Nature

Or, dans aucun de ces principes, il n’est question de divinité. Le bouddhiste ne se préoccupe pas de savoir d’où vient ce monde du devenir où il vit et où il souffre ; il le prend comme un fait

Il est vrai que le Bouddha, au moins dans certaines des divisions de l’Église bouddhique, a fini par être considéré comme une sorte de dieu. Il a ses temples ; il est devenu l’objet d’un culte qui, d’ailleurs, est très simple, car il se réduit essentiellement à l’offrande de quelques fleurs et à l’adoration de reliques ou d’images consacrées. Ce n’est guère autre chose qu’un culte du souvenir. Mais d’abord, cette divinisation du Bouddha, à supposer que l’expression soit exacte, est particulière à ce qu’on a appelé le bouddhisme septentrional. « Les bouddhistes du Sud, dit Kern, et les moins avancés parmi les bouddhistes du Nord, on peut l’affirmer d’après les données aujourd’hui connues, parlent du fondateur de leur doctrine comme s’il était un homme

Enfin, et quoi qu’on pense de la divinité du Bouddha, il reste que c’est une conception tout à fait extérieure à ce qu’il y a de vraiment essentiel dans le bouddhisme. Le bouddhisme, en effet, consiste avant tout dans la notion du salut et le salut suppose uniquement que l’on connaît la bonne doctrine et qu’on la pratique. Sans doute, elle n’aurait pu être connue si le Bouddha n’était venu la révéler ; mais une fois que cette révélation fut faite, l’œuvre du Bouddha était accomplie. À partir de ce moment, il cessa d’être un facteur nécessaire de la vie religieuse. La pratique des quatre vérités saintes serait possible, alors même que le souvenir de celui qui les a fait connaître se serait effacé des mémoires

Tout ce qui précède s’applique également à une autre grande religion de l’Inde, au jaïnisme. D’ailleurs, les deux doctrines ont sensiblement la même conception du monde et de la vie. « Comme les bouddhistes, dit M. Barth, les jaïnismes sont athées. Ils n’admettent pas de créateur ; pour eux, le monde est éternel et ils nient explicitement qu’il puisse y avoir un être parfait de toute éternité. Le Jina est devenu parfait, mais il ne l’était pas de tout temps ». Tout comme les bouddhistes du Nord, les jaïnismes, ou du moins certains d’entre eux, sont néanmoins revenus à une sorte de déisme ; dans les inscriptions du Dekhan il est parlé d’un Jinapati, sorte de Jina suprême, qui est appelé le premier créateur ; mais un tel langage, dit le même auteur, « est en contradiction avec les déclarations les plus explicites de leurs écrivains les plus autorisés

Si, d’ailleurs, cette indifférence pour le divin est à ce point développée dans le bouddhisme et le jaïnisme, c’est qu’elle était déjà en germe dans le brahmanisme d’où l’une et l’autre religion sont dérivées. Au moins sous certaines de ses formes, la spéculation brahmanique aboutissait à « une explication franchement matérialiste et athée de l’univers

Mais même à l’intérieur des religions déistes, on trouve un grand nombre de rites qui sont complètement indépendants de toute idée de dieux ou d’être spirituels. Il y a d’abord une multitude d’interdits. La Bible, par exemple, ordonne à la femme de vivre isolée chaque mois pendant une période déterminée

Il est vrai que ces rites sont purement négatifs ; mais ils ne laissent pas d’être religieux. De plus, il en est d’autres qui réclament du fidèle des prestations actives et positives et qui, pourtant, sont de même nature. Ils agissent par eux-mêmes, sans que leur efficacité dépende d’aucun pouvoir divin ; ils suscitent mécaniquement les effets qui sont leur raison d’être. Ils ne consistent ni en prières, ni en offrandes adressées à un être à la bonne volonté duquel le résultat attendu est subordonné ; mais ce résultat est obtenu par le jeu automatique de l’opération rituelle. Tel est le cas notamment du sacrifice dans la religion védique. « Le sacrifice, dit M. Bergaigne, exerce une influence directe sur les phénomènes célestes

Le fait n’est pas spécial à la religion védique ; il est, au contraire, d’une très grande généralité. Dans tout culte, il y a des pratiques qui agissent par elle-mêmes, par une vertu qui leur est propre et sans qu’aucun dieu s’intercale entre l’individu qui exécute le rite et le but poursuivi. Quand, à la fête dite des Tabernacles, le Juif remuait l’air en agitant des branches de saule suivant un certain rythme, c’était pour provoquer le vent à se lever et la pluie à tomber ; et l’on croyait que le phénomène désiré résultait automatiquement du rite, pourvu que celui-ci ait été correctement accompli

Ainsi il y a des rites sans dieux, et même il y a des rites d’où dérivent des dieux. Toutes les vertus religieuses n’émanent pas de personnalités divines et il y a des relations culturelles qui ont un autre objet que d’unir l’homme à une divinité. La religion déborde donc l’idée de dieux ou d’esprits, et par conséquent, ne peut se définir exclusivement en fonction de cette dernière.

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