Ces définitions écartées, mettons-nous nous-même en face du problème.
Remarquons tout d’abord que, dans toutes ces formules, c’est la nature de la religion dans son ensemble que l’on essaie d’exprimer directement. On procède comme si la religion formait une sorte d’entité indivisible, alors qu’elle est un tout formé de parties ; c’est un système plus ou moins complexe de mythes, de dogmes, de rites, de cérémonies. Or un tout ne peut être défini que par rapport aux parties qui le forment. Il est donc plus méthodique de chercher à caractériser les phénomènes élémentaires dont toute religion résulte, avant le système produit par leur union. Cette méthode s’impose d’autant plus qu’il existe des phénomènes religieux qui ne ressortissent à aucune religion déterminée. Tels sont ceux qui constituent la matière du folklore. Ce sont, en général, des débris de religions disparues, des survivances inorganisées ; mais il en est aussi qui se sont formés spontanément sous l’influence de causes locales. Dans nos pays européens, le christianisme s’est efforcé de les absorber et de se les assimiler ; il leur a imprimé une couleur chrétienne. Néanmoins, il en est beaucoup qui ont persisté jusqu’à une date récente ou qui persistent encore avec une relative autonomie : fêtes de l’arbre de mai, du solstice d’été, du carnaval, croyances diverses relatives à des génies, à des démons locaux, etc. Si le caractère religieux de ces faits va en s’effaçant, leur importance religieuse est pourtant telle qu’ils ont permis à Mannhardt et à son école de renouveler la science des religions. Une définition qui n’en tiendrait pas compte ne comprendrait donc pas tout ce qui est religieux.
Les phénomènes religieux se rangent tout naturellement en deux catégories fondamentales : les croyances et les rites. Les premières sont des états de l’opinion, elles consistent en représentations ; les secondes sont des modes d’action déterminés. Entre ces deux classes de faits, il y a toute la différence qui sépare la pensée du mouvement.
Les rites ne peuvent être définis et distingués des autres pratiques humaines, notamment des pratiques morales, que par la nature spéciale de leur objet. Une règle morale, en effet, nous prescrit, tout comme un rite, des manières d’agir, mais qui s’adressent à des objets d’un genre différent. C’est donc l’objet du rite qu’il faudrait caractériser pour pouvoir caractériser le rite lui-même. Or, c’est dans la croyance que la nature spéciale de cet objet est exprimée. On ne peut donc définir le rite qu’après avoir défini la croyance.
Toutes les croyances religieuses connues, qu’elles soient simples ou complexes, présentent un même caractère commun : elles supposent une classification des choses, réelles ou idéales, que se représentent les hommes, en deux classes, en deux genres opposés, désignés généralement par deux termes distincts que traduisent assez bien les mots de profane et de sacré. La division du monde en deux domaines comprenant, l’un tout ce qui est sacré, l’autre tout ce qui est profane, tel est le trait distinctif de la pensée religieuse ; les croyances, les mythes, les gnogmes, les légendes sont ou des représentations ou des systèmes de représentations qui expriment la nature des choses sacrées, les vertus et les pouvoirs qui leur sont attribués, leur histoire, leurs rapports les unes avec les autres et avec les choses profanes. Mais, par choses sacrées, il ne faut pas entendre simplement ces êtres personnels que l’on appelle des dieux ou des esprits ; un rocher, un arbre, une source, un caillou, une pièce de bois, une maison en un mot une chose quelconque peut être sacrée. Un rite peut avoir ce caractère ; il n’existe même pas de rite qui ne l’ait à quelque degré. Il y a des mots, des paroles, des formules qui ne peuvent être prononcés que par la bouche de personnages consacrés ; il y a des gestes, des mouvements qui ne peuvent être exécutés par tout le monde. Si le sacrifice védique a eu une telle efficacité, si même, d’après la mythologie, il a été générateur de dieux loin de n’être qu’un moyen de gagner leur faveur, c’est qu’il possédait une vertu comparable à celle des êtres les plus sacrés. Le cercle des objets sacrés ne peut donc être déterminé une fois pour toutes ; l’étendue en est infiniment variable selon les religions. Voilà comment le bouddhisme est une religion : c’est que, à défaut de dieux, il admet l’existence de choses sacrées, à savoir des quatre vérités saintes et des pratiques qui en dérivent
Mais nous nous sommes borné jusqu’ici à énumérer, à titre d’exemples, un certain nombre de choses sacrées : il nous faut maintenant indiquer par quels caractères généraux elles se distinguent des choses profanes.
On pourrait être tenté tout d’abord de les définir par la place qui leur est généralement assignée dans la hiérarchie des êtres. Elles sont volontiers considérées comme supérieures en dignité et en pouvoir aux choses profanes et particulièrement à l’homme, quand celui-ci n’est qu’un homme et n’a, par lui-même, rien de sacré. On se le représente, en effet, comme occupant, par rapport à elles, une situation inférieure et dépendante ; et cette représentation n’est certainement pas sans vérité. Seulement, il n’y a rien là qui soit vraiment caractéristique du sacré. Il ne suffit pas qu’une chose soit subordonnée à une autre pour que la seconde soit sacrée par rapport à la première. Les esclaves dépendent de leurs maîtres, les sujets de leur roi, les soldats de leurs chefs, les classes inférieures des classes dirigeantes, l’avare de son or, l’ambitieux du pouvoir et des mains qui le détiennent ; or, si l’on dit parfois d’un homme qu’il a la religion des êtres ou des choses auxquels il reconnaît ainsi une valeur éminente et une sorte de supériorité par rapport à lui, il est clair que, dans tous ces cas, le mot est pris dans un sens métaphorique et qu’il n’y a rien dans ces relations qui soit proprement religieux
D’autre part, il ne faut pas perdre de vue qu’il y a des choses sacrées de tout degré et qu’il en est vis-à-vis desquelles l’homme se sent relativement à l’aise. Une amulette a un caractère sacré, et pourtant le respect qu’elle inspire n’a rien d’exceptionnel. Même en face de ses dieux, l’homme n’est pas toujours dans un état si marqué d’infériorité ; car il arrive très souvent qu’il exerce sur eux une véritable contrainte physique pour obtenir d’eux ce qu’il désire. On bat le fétiche dont on n’est pas content, sauf à se réconcilier avec lui s’il finit par se montrer plus docile aux vœux de son adorateur
Mais, si une distinction purement hiérarchique est un critère à la fois trop général et trop imprécis, il ne reste plus pour définir le sacré par rapport au profane que leur hétérogénéité. Seulement, ce qui fait que cette hétérogénéité suffit à caractériser cette classification des choses et à la distinguer de toute autre, c’est qu’elle est très particulière : elle est absolue. Il n’existe pas dans l’histoire de la pensée humaine un autre exemple de deux catégories de choses aussi profondément différenciées, aussi radicalement opposées l’une à l’autre. L’opposition traditionnelle entre le bien et le mal n’est rien à côté de celle-là : car le bien et le mal sont deux espèces contraires d’un même genre, à savoir le moral, comme la santé et la maladie ne sont que deux aspects différents d’un même ordre de faits, la vie, tandis que le sacré et le profane ont toujours et partout été conçus par l’esprit humain comme des genres séparés, comme deux mondes entre lesquels il n’y a rien de commun. Les énergies qui jouent dans l’un ne sont pas simplement celles qui se rencontrent dans l’autre, avec quelques degrés en plus ; elles sont d’une autre nature. Suivant les religions, cette opposition a été conçue de manières différentes. Ici, pour séparer ces deux sortes de choses, il a paru suffisant de les localiser en des régions distinctes de l’univers physique ; là, les unes sont rejetées dans un milieu idéal et transcendant, tandis que le monde matériel est abandonné aux autres en toute propriété. Mais, si les formes du contraste sont variables
Ce n’est pas à dire cependant qu’un être ne puisse jamais passer d’un de ces mondes dans l’autre : mais la manière dont ce passage se produit, quand il y a lieu, met en évidence la dualité essentielle des deux règnes. Il implique, en effet, une véritable métamorphose. C’est ce que démontrent notamment les rites de l’initiation, tels qu’ils sont pratiqués par une multitude de peuples. L’initiation est une longue série de cérémonies qui ont pour objet d’introduire le jeune homme à la vie religieuse : il sort, pour la première fois, du monde purement profane ou s’est écoulée sa première enfance pour entrer dans le cercle des choses sacrées. Or, ce changement d’état est conçu, non comme le simple et régulier développement de germes préexistants, mais comme une transformation totius substantiae. On dit qu’à ce moment le jeune homme meurt, que la personne déterminée qu’il était cesse d’exister et qu’une autre, instantanément, se substitue à la précédente. Il renaît sous une forme nouvelle. Des cérémonies appropriées sont censées réaliser cette mort et cette renaissance qui ne sont pas entendues dans un sens simplement symbolique, mais qui sont prises à la lettre
Cette hétérogénéité est même telle qu’elle dégénère souvent en un véritable antagonisme. Les deux mondes ne sont pas seulement conçus comme séparés, mais comme hostiles et jalousement rivaux l’un de l’autre. Puisqu’on ne peut appartenir pleinement à l’un qu’à condition d’être entièrement sorti de l’autre, l’homme est exhorté à se retirer totalement du profane, pour mener une vie exclusivement religieuse. De là, le monachisme qui, à côté et en dehors du milieu naturel ou le commun des hommes vit de la vie du siècle, en organise artificiellement un autre, fermé au premier, et qui tend presque à en être le contre-pied. De là, l’ascétisme mystique dont l’objet est d’extirper de l’homme tout ce qui peut y rester d’attachement au monde profane. De là, enfin, toutes les formes du suicide religieux, couronnement logique de cet ascétisme ; car la seule manière d’échapper totalement à la vie profane est, en définitive, de s’évader totalement de la vie.
L’opposition de ces deux genres vient, d’ailleurs, se traduire au dehors par un signe visible qui permet de reconnaître aisément cette classification très spéciale, partout où elle existe. Parce que la notion du sacré est, dans la pensée des hommes, toujours et partout séparée de la notion du profane, parce que nous concevons entre elles une sorte de vide logique, l’esprit répugne invinciblement à ce que les choses correspondantes soient confondues ou simplement mises en contact ; car une telle promiscuité ou même une contiguïté trop directe contredisent trop violemment l’état de dissociation où se trouvent ces idées dans les consciences. La chose sacrée, c’est, par excellence, celle que le profane ne doit pas, ne peut pas impunément toucher. Sans doute, cette interdiction ne saurait aller jusqu’à rendre impossible toute communication entre les deux mondes ; car, si le profane ne pouvait aucunement entrer en relations avec le sacré, celui-ci ne servirait à rien. Mais, outre que cette mise en rapport est toujours, par elle-même, une opération délicate qui réclame des précautions et une initiation plus ou moins compliquée
Nous avons, cette fois, un premier critère des croyances religieuses. Sans doute, à l’intérieur de ces deux genres fondamentaux, il y a des espèces secondaires qui, elles aussi, sont plus ou moins incompatibles les unes avec les autres
En même temps, on s’explique qu’il puisse exister des groupes de phénomènes religieux qui n’appartiennent à aucune religion constituée : c’est qu’ils ne sont pas ou ne sont plus intégrés dans un système religieux. Qu’un des cultes dont il vient d’être question parvienne à se maintenir pour des raisons spéciales alors que l’ensemble dont il faisait partie a disparu, et il ne survivra qu’à l’état désintégré. C’est ce qui est arrivé à tant de cultes agraires qui se sont survécu à eux-mêmes dans le folklore. Dans certains cas, ce n’est même pas un culte, mais une simple cérémonie, un rite particulier qui persiste sous cette forme
Bien que cette définition ne soit que préliminaire, elle permet déjà d’entrevoir en quels termes doit se poser le problème qui domine nécessairement la science des religions. Quand on croit que les êtres sacrés ne se distinguent des autres que par l’intensité plus grande des pouvoirs qui leur sont attribués, la question de savoir comment les hommes ont pu en avoir l’idée est assez simple : il suffit de rechercher quelles sont les forces qui, par leur exceptionnelle énergie, ont pu frapper assez vivement l’esprit humain pour inspirer des sentiments religieux. Mais si, comme nous avons essayé de l’établir, les choses sacrées diffèrent en nature des choses profanes, si elles sont d’une autre essence, le problème est autrement complexe. Car il faut se demander alors ce qui a pu déterminer l’homme à voir dans le monde deux mondes hétérogènes et incomparables, alors que rien dans l’expérience sensible ne semblait devoir lui suggérer l’idée d’une dualité aussi radicale.