IV

Cependant, cette définition n’est pas encore complète car elle convient également à deux ordres de faits qui, tout en étant parents l’un de l’autre, demandent pourtant à être distingués : c’est la magie et la religion.

La magie, elle aussi, est faite de croyances et de rites. Elle a, comme la religion, ses mythes et ses dogmes ; ils sont seulement plus rudimentaires, sans doute parce que, poursuivant des fins techniques et utilitaires, elle ne perd pas son temps en pures spéculations. Elle a également ses cérémonies, ses sacrifices, ses lustrations, ses prières, ses chants et ses danses. Les êtres qu’invoque le magicien, les forces qu’il met en œuvre ne sont pas seulement de même nature que les forces et les êtres auxquels s’adresse la religion ; très souvent, ce sont identiquement les mêmes. Ainsi, dès les sociétés les plus inférieures, les âmes des morts sont choses essentiellement sacrées et elles sont l’objet de rites religieux. Mais en même temps, elles ont joué dans la magie un rôle considérable. Aussi bien en Australie

Faudra-t-il donc dire que la magie ne peut être distinguée avec rigueur de la religion ; que la magie est pleine de religion, comme la religion de magie et qu’il est, par suite, impossible de les séparer et de définir l’une sans l’autre ? Mais ce qui rend cette thèse difficilement soutenable, c’est la répugnance marquée de la religion pour la magie et, en retour, l’hostilité de la seconde pour la première. La magie met une sorte de plaisir professionnel à profaner les choses saintes

Voici comment on peut tracer une ligne de démarcation entre ces deux domaines.

Les croyances proprement religieuses sont toujours communes à une collectivité déterminée qui fait profession d’y adhérer et de pratiquer les rites qui en sont solidaires. Elles ne sont pas seulement admises, à titre individuel, par tous les membres de cette collectivité ; mais elles sont la chose du groupe et elles en font l’unité. Les individus qui la composent se sentent liés les uns aux autres, par cela seul qu’ils ont une foi commune. Une société dont les membres sont unis parce qu’ils se représentent de la même manière le monde sacré et ses rapports avec le monde profane, et parce qu’ils traduisent cette représentation commune dans des pratiques identiques, c’est ce qu’on appelle une Église. Or, nous ne rencontrons pas, dans l’histoire, de religion sans Église. Tantôt l’Église est étroitement nationale, tantôt elle s’étend par-delà les frontières ; tantôt elle comprend un peuple tout entier (Rome, Athènes, le peuple hébreu), tantôt elle n’en comprend qu’une fraction (les sociétés chrétiennes depuis l’avènement du protestantisme) ; tantôt elle est dirigée par un corps de prêtres, tantôt elle est à peu près complètement dénuée de tout organe directeur attitré

Il en est tout autrement de la magie. Sans doute, les croyances magiques ne sont jamais sans quelque généralité ; elles sont le plus souvent diffuses dans de larges couches de population et il y a même bien des peuples où elles ne comptent pas moins de pratiquants que la religion proprement dite. Mais elles n’ont pas pour effet de lier les uns aux autres les hommes qui y adhèrent et de les unir en un même groupe, vivant d’une même vie. Il n’existe pas d’Église magique. Entre le magicien et les individus qui le consultent, comme entre ces individus eux-mêmes, il n’y a pas de liens durables qui en fassent les membres d’un même corps moral, comparable à celui que forment les fidèles d’un même dieu, les observateurs d’un même culte. Le magicien a une clientèle, non une Église, et ses clients peuvent très bien n’avoir entre eux aucuns rapports, au point de s’ignorer les uns les autres ; même les relations qu’ils ont avec lui sont généralement accidentelles et passagères ; elles sont tout à fait semblables à celles d’un malade avec son médecin. Le caractère officiel et public dont il est parfois investi ne change rien à cette situation ; le fait qu’il fonctionne au grand jour ne l’unit pas d’une manière plus régulière et plus durable à ceux qui recourent à ses services.

Il est vrai que, dans certains cas, les magiciens forment entre eux des sociétés : il arrive qu’ils se réunissent plus ou moins périodiquement pour célébrer en commun certains rites ; on sait quelle place tiennent les assemblées de sorcières dans le folklore européen. Mais tout d’abord, on remarquera que ces associations ne sont nullement indispensables au fonctionnement de la magie ; elles sont même rares et assez exceptionnelles. Le magicien n’a nullement besoin, pour pratiquer son art, de s’unir à ses confrères. C’est plutôt un isolé ; en général, loin de chercher la société, il la fuit. « Même à l’égard de ses collègues, il garde toujours son quant à soi

Mais si l’on fait entrer la notion d’Église dans la définition de la religion, n’en exclut-on pas du même coup les religions individuelles que l’individu institue pour lui-même et célèbre pour lui seul ? Or il n’est guère de société ou il ne s’en rencontre. Chaque Ojibway, comme on le verra plus loin, a son manitou personnel qu’il se choisit lui-même et auquel il rend des devoirs religieux particuliers ; le Mélanésien des îles Banks a son tamaniu

Mais si, laissant provisoirement de côté ces spéculations sur l’avenir, nous nous bornons à considérer les religions telles qu’elles sont dans le présent et telles qu’elles ont été dans le passé, il apparaît avec évidence que ces cultes individuels constituent, non des systèmes religieux distincts et autonomes, mais de simples aspects de la religion commune à toute l’Église dont les individus font partie. Le saint patron du chrétien est choisi sur la liste officielle des saints reconnus par l’Église catholique, et ce sont également des règles canoniques qui prescrivent comment chaque fidèle doit s’acquitter de ce culte particulier. De même, l’idée que chaque homme a nécessairement un génie protecteur est, sous des formes différentes, à la base d’un grand nombre de religions américaines, comme de la religion romaine (pour ne citer que ces deux exemples) ; car elle est, ainsi qu’on le verra plus loin, étroitement solidaire de l’idée d’âme et l’idée d’âme n’est pas de celles qui peuvent être entièrement abandonnées à l’arbitraire des particuliers. En un mot, c’est l’Église dont il est membre qui enseigne à l’individu ce que sont ces dieux personnels, quel est leur rôle, comment il doit entrer en rapports avec eux, comment il doit les honorer. Quand on analyse méthodiquement les doctrines de cette Église, quelle qu’elle soit, un moment arrive où l’on rencontre sur sa route celles qui concernent ces cultes spéciaux. Il n’y a donc pas là deux religions de types différents et tournées en des sens opposés ; mais ce sont, de part et d’autre, les mêmes idées et les mêmes principes, appliqués ici, aux circonstances qui intéressent la collectivité dans son ensemble, là, à la vie de l’individu. La solidarité est même tellement étroite que, chez certains peuples

Restent les aspirations contemporaines vers une religion qui consisterait tout entière en états intérieurs et subjectifs et qui serait librement construite par chacun de nous. Mais si réelles qu’elles soient, elles ne sauraient affecter notre définition ; car celle-ci ne peut s’appliquer qu’à des faits acquis et réalisés, non à d’incertaines virtualités. On peut définir les religions telles qu’elles sont ou telles qu’elles ont été, non telles qu’elles tendent plus ou moins vaguement à être. Il est possible que cet individualisme religieux soit appelé à passer dans les faits ; mais pour pouvoir dire dans quelle mesure, il faudrait déjà savoir ce qu’est la religion, de quels éléments elle est faite, de quelles causes elle résulte, quelle fonction elle remplit ; toutes questions dont on ne peut préjuger la solution, tant qu’on n’a pas dépassé le seuil de la recherche. C’est seulement au terme de cette étude que nous pourrons tâcher d’anticiper l’avenir.

Nous arrivons donc à la définition suivante : Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent. Le second élément qui prend ainsi place dans notre définition n’est pas moins essentiel que le premier ; car, en montrant que l’idée de religion est inséparable de l’idée d’Église, il fait pressentir que la religion doit être une chose éminemment collective

Nous avions déjà essayé de définir le phénomène religieux dans un travail qu’a publié l’Année sociologique (L. III, p. 1 et suiv.). La définition que nous en avons donnée alors diffère, comme on verra, de celle que nous proposons aujourd’hui. Nous expliquons, à la fin de ce chapitre (p. 65, n. 1), les raisons qui nous ont déterminé à ces modifications qui n’impliquent, d’ailleurs, aucun changement essentiel dans la conception des faits. Voir plus haut, p. 4. Nous n’insistons pas davantage sur la nécessité de ces définitions préalables ni sur la méthode à suivre pour y procéder. On en verra l’exposé dans nos Règles de la méthode sociologique, p. 43 et suiv. Cf. Le suicide, p. 1 et suiv. (Paris, F. Alcan, puis P.U.F.). Premiers principes, trad. fr., p. 38-39 (Paris, F. Alcan). Introduction à la science des religions, p. 17. Cf. Origine et développement de la religion, p, 21. Le même esprit se retrouve également à l’époque scolastique, comme en témoigne la formule par laquelle se définit la philosophie de cette période : Fides quaerens intellectum. Introduction to the History of Religion, p. 15 et suiv. Jevons, p. 23. V. plus bas, liv. III, chap. II. Prolégomènes à l’histoire des religions. La civilisation primitive, I, p. 491. Dès la première édition du Golden Bough, I, p. 30-32. Notamment Spencer et Gillen et même Preuss qui appellent magiques toutes les forces religieuses non individualisées. Burnouf, Introduction à l’histoire du bouddhisme indien, 2e éd., p. 464. Le dernier mot du texte signifie que le bouddhisme n’admet même pas l’existence d’une Nature éternelle. Barth, The Religions of India, p. 110. Oldenberg, Le Bouddha, p. 51 (trad. fr., Paris, F. Alcan, puis P.U.F.) Oldenberg, ibid. p. 214, 318. Cf. Kern, Histoire du bouddhisme dans l’Inde, I, p. 389 et suiv. Oldenberg, p. 258 ; Barth, p. 110. Oldenberg, p. 314. Barth, p. 109. « J’ai la conviction intime, dit également Burnouf, que si Çâkya n’eût pas rencontré autour de lui un Panthéon tout peuplé des dieux dont j’ai donné les noms, il n’eût eu aucun besoin de l’inventer » (Introd. à l’hist. du bouddhisme indien, p. 119.) Burnouf, op. cit. p. 117. Kern, op. cit., I, p. 289. « La croyance universellement admise dans l’Inde qu’une grande sainteté est nécessairement accompagnée de facultés surnaturelles, voilà le seul appui qu’il (Çâkya) devait trouver dans les esprits » (Burnouf, p. 119). Burnouf, p. 120. Burnouf, p. 107. Burnouf, p. 302. C’est ce que Kern exprime en ces termes : « À certains égards, il est un homme ; à certains égards, il n’est pas un homme ; à certains égards, il n’est ni l’un ni l’autre » (op. cit., I, p. 290). « L’idée que le chef divin de la Communauté n’est pas absent du milieu des siens, mais qu’il demeure réellement parmi eux comme leur maître et leur roi, de telle sorte que le culte n’est autre chose que l’expression de la perpétuité de cette vie commune, cette idée est tout à fait étrangère aux bouddhistes. Leur maître à eux est dans le Nirvana ; ses fidèles crieraient vers lui qu’il ne pourrait les entendre » (Oldenberg, Le Bouddha, p. 368). « La doctrine bouddhique, dans tous ses traits essentiels, pourrait exister, telle qu’elle existe en réalité, et la notion du Bouddha lui rester totalement étrangère » (Oldenberg, p. 322). Et ce qui est dit du Bouddha historique s’applique également à tous les Bouddhas mythologiques. Voir dans le même sens Max Müller, Natural Religion, p. 103 et suiv. et 190. Op. cit., p. 146. Barth, in Encyclopédie des sciences religieuses, VI, p. 548. Le Bouddha, p. 51. I, Sam., 21, 6. Lév. XII. Deutér., XXII, 10 et 11. La religion védique, I, p. 122. La religion védique, p. 133. « Aucun texte, dit M. Bergaigne, ne témoigne mieux de la conscience d’une action magique de l’homme sur les eaux du ciel que le vers X, 32, 7, où cette croyance est exprimée en termes généraux, applicables à l’homme actuel, aussi bien qu’à ses ancêtres réels ou mythologiques : « L’ignorant a interrogé le savant ; instruit par le savant il agit et voici le profit de l’instruction : il obtient l’écoulement des rapides. » Ibid., (p. 139. On trouvera d’autres exemples dans Hubert, art. « Magia », in Dictionnaire des Antiquités, VI, p. 1509. Sans parler du sage, du saint qui pratiquent ces vérités et qui sont sacrées pour cette raison. Ce n’est pas à dire que ces relations ne puissent prendre un caractère religieux. Mais elles ne l’ont pas nécessairement. Schultze, Fetichismus, p. 129. On trouvera des exemples de ces usages dans Frazer, Golden Bough, 2e éd., I, p. 81 et suiv. La conception d’après laquelle le profane s’oppose au sacré comme l’irrationnel au rationnel, l’intelligible au mystérieux n’est qu’une des formes sous lesquelles s’exprime cette opposition. Une fois la science constituée, elle a pris un caractère profane, surtout au regard des religions chrétiennes ; il a paru, par suite, qu’elle ne pouvait s’appliquer aux choses sacrées. V. Frazer, On some Ceremonies of the Central Australian Tribes, in Australasian Association for the Advancement of Science, 1901, p. 313 et suiv. La conception est, d’ailleurs, d’une extrême généralité. Dans l’Inde, la simple participation à l’acte sacrificiel a les mêmes effets ; le sacrifiant, par cela seul qu’il entre dans le cercle des choses sacrées, change de personnalité (v. Hubert et Mauss, Essai sur le sacrifice, in Année sociol., II, p. 101). V. plus haut ce que nous disons de l’initiation, p. 54. Nous montrerons nous-même plus loin comment, par exemple, certaines espèces de choses sacrées entre lesquelles il y a incompatibilité s’excluent comme le sacré exclut le profane (liv. II, chap. Ier, § II). C’est le cas de certains rites nuptiaux ou funéraires, par exemple. V. Spencer et Gillen, Native Tribes of Central Australia, p. 534 et suiv., Northern Tribes of Central Australia, p. 463 ; Howitt, Native Tribes of S. E. Australia, p. 359-361. Codrington, The Melanesians, chap. XII. V. Hubert, art. « Magia », in Dictionnaire des Antiquités. Par exemple, en Mélanésie, le tindalo est un esprit tantôt religieux et tantôt magique (Codrington, p. 125 et suiv., 194 et suiv.). V. Hubert et Mauss, Théorie générale de la magie, in Année sociologique, t. VII, p. 83-84. Par exemple, on profane l’hostie dans la messe noire. On tourne le dos à l’autel ou on tourne autour de l’autel en commençant par la gauche au lieu de commencer par la droite. Loc. cit. p. 19. Sans doute, il est rare que chaque cérémonie n’ait pas son directeur au moment où elle est célébrée ; même dans les sociétés les plus grossièrement organisées, il y a généralement des hommes que l’importance de leur rôle social désigne pour exercer une influence directrice sur la vie religieuse (par exemple, les chefs des groupes locaux dans certaines sociétés australiennes). Mais cette attribution de fonctions est encore très flottante. À Athènes, les dieux auxquels s’adresse le culte domestique ne sont que des formes spécialisées des dieux de la cité (Ζεύς κτί, σιος, Ζεύς έφρκεις). De même, au Moyen Âge, les patrons des confréries sont des saints du calendrier. Car le nom d’Église ne s’applique d’ordinaire qu’à un groupe dont les croyances communes se rapportent à un cercle de choses moins spéciales. Hubert et Mauss, Loc. cit., p. 18. Robertson Smith avait déjà montré que la magie s’oppose à la religion comme l’individuel au social (The Religion of the Semites, 2e éd., p. 264-265). D’ailleurs, en distinguant ainsi la magie de la religion, nous n’entendons pas établir entre elles une solution de continuité. Les frontières entre les deux domaines sont souvent indécises. Codrington, in Trans. a. Proc. Roy. Soc. of Victoria, XVI, p. 136. Negrioli, Dei Genii presa à Romani. C’est la conclusion à laquelle arrive Spencer dans ses Ecclesiastical Institutions (chap. XVI). C’est aussi celle de M. Sabatier, dans son Esquisse d’une philosophie de la religion d’après la psychologie et l’histoire, et de toute l’école à laquelle il appartient. Chez de nombreux peuples indiens de l’Amérique du Nord notamment. Cette constatation de fait ne tranche pas, d’ailleurs, la question de savoir si la religion extérieure et publique n’est que le développement d’une religion intérieure et personnelle qui serait le fait primitif, ou bien si, au contraire, la seconde ne serait pas le prolongement de la première à l’intérieur des consciences individuelles. Le problème sera directement abordé plus loin (liv. II, chap. V, § II. Cf. même livre, chap. VI et VII, § 1). Pour l’instant nous nous bornons à remarquer que le culte individuel se présente à l’observateur comme un élément et une dépendance du culte collectif. C’est par là que notre définition présente rejoint celle que nous avons proposée jadis dans l’Année sociologique. Dans ce dernier travail, nous définissions exclusivement les croyances religieuses par leur caractère obligatoire ; mais cette obligation vient évidemment, et nous le montrions, de ce que ces croyances sont la chose d’un groupe qui les impose à ses membres. Les deux définitions se recouvrent donc en partie. Si nous avons cru devoir en proposer une nouvelle, c’est que la première était trop formelle et négligeait trop complètement le contenu des représentations religieuses. On verra, dans les discussions qui vont suivre, quel intérêt il y avait à mettre tout de suite en évidence ce qu’il a de caractéristique. De plus, si ce caractère impératif est bien un trait distinctif des croyances religieuses, il comporte des degrés à l’infini ; par suite, il y a des cas où il n’est pas aisément perceptible. De là, des difficultés et des embarras que l’on s’épargne en substituant à ce critère celui que nous employons ci-dessus.

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