V

La théorie animiste implique, d’ailleurs, une conséquence qui en est peut-être la meilleure réfutation.

Si elle était vraie, il faudrait admettre que les croyances religieuses sont autant de représentations hallucinatoires, sans aucun fondement objectif. On suppose, en effet, qu’elles sont toutes dérivées de la notion d’âme puisqu’on ne voit dans les esprits et les dieux que des âmes sublimées. Mais la notion d’âme elle-même, d’après Tylor et ses disciples, est construite tout entière avec les vagues et inconsistantes images qui occupent notre esprit pendant le sommeil ; car l’âme, c’est le double, et le double n’est que l’homme tel qu’il n’apparaît à lui-même tandis qu’il dort. Les êtres sacrés ne seraient donc, de ce point de vue, que des conceptions imaginaires que l’homme aurait enfantées dans une sorte de délire qui le saisit régulièrement chaque jour, et sans qu’il soit possible de voir à quelles fins utiles elles servent ni à quoi elles répondent dans la réalité. S’il prie, s’il fait des sacrifices et des offrandes, s’il s’astreint aux privations multiples que lui prescrit le rite, c’est qu’une sorte d’aberration constitutionnelle lui a fait prendre ses songes pour des perceptions, la mort pour un sommeil prolongé, les corps bruts pour des êtres vivants et pensants. Ainsi, non seulement, comme beaucoup sont portés à l’admettre, la forme sous laquelle les puissances religieuses sont ou ont été représentées aux esprits ne les exprimerait pas exactement ; non seulement les symboles à l’aide desquels elles ont été pensées en masqueraient partiellement la véritable nature, mais encore, derrière ces images et ces figures, il n’y aurait rien que des cauchemars d’esprits incultes. La religion ne serait, en définitive, qu’un rêve systématisé et vécu, mais sans fondement dans le réel

En réalité, il n’est même pas abordé. Il est inadmissible, en effet, que des systèmes d’idées comme les religions, qui ont tenu dans l’histoire une place si considérable, où les peuples sont venus, de tout temps, puiser l’énergie qui leur était nécessaire pour vivre, ne soient que des tissus d’illusions. On s’entend aujourd’hui pour reconnaître que le droit, la morale, la pensée scientifique elle-même sont nés dans la religion, se sont, pendant longtemps, confondus avec elle et sont restés pénétrés de son esprit. Comment une vaine fantasmagorie aurait-elle pu façonner aussi fortement et d’une manière aussi durable les consciences humaines ? Assurément, ce doit être pour la science des religions un principe que la religion n’exprime rien qui ne soit dans la nature ; car il n’y a science que de phénomènes naturels. Toute la question est de savoir à quel règne de la nature ressortissent ces réalités et ce qui a pu déterminer les hommes à se les représenter sous cette forme singulière qui est propre à la pensée religieuse. Mais pour que cette question puisse se poser, encore faut-il commencer par admettre que ce sont des choses réelles qui sont ainsi représentées. Quand les philosophes du xviiie siècle faisaient de la religion une vaste erreur imaginée par les prêtres, ils pouvaient, du moins, en expliquer la persistance par l’intérêt que la caste sacerdotale avait à tromper les foules. Mais si les peuples eux-mêmes ont été les artisans de ces systèmes d’idées erronées en même temps qu’ils en étaient les dupes, comment cette duperie extraordinaire a-t-elle pu se perpétuer sans toute la suite de l’histoire ?

On doit même se demander si, dans ces conditions, le mot de science des religions peut être employé sans impropriété. Une science est une discipline qui, de quelque manière qu’on la conçoive, s’applique toujours à une réalité donnée. La physique et la chimie sont des sciences, parce que les phénomènes physico-chimiques sont réels et d’une réalité qui ne dépend pas des vérités qu’elles démontrent. Il y a une science psychologique parce qu’il y a réellement des consciences qui ne tiennent pas du psychologue leur droit à l’existence. Au contraire, la religion ne saurait survivre à la théorie animiste, du jour ou celle-ci serait reconnue comme vraie par tous les hommes ; car ils ne pourraient pas ne pas se déprendre des erreurs dont la nature et l’origine leur seraient ainsi révélées. Qu’est-ce qu’une science dont la principale découverte consisterait à faire évanouir l’objet même dont elle traite ?

Nous laissons donc de côté, ici, les théories qui, en totalité ou en partie, font intervenir des données supra-expérimentales. C’est le cas de celle notamment qu’Andrew Lang a exposée dans son livre The Making of Religion et que le P. Schmidt a reprise, avec des variantes de détail, dans une série d’articles sur L’origine de l’idée de Dieu (Anthropos, 1908, 1909). Lang ne repousse pas complètement l’animisme ni le naturisme, mais, en dernière analyse, il admet un sens, une intuition directe du divin. D’ailleurs, si nous ne croyons pas devoir exposer et discuter cette conception dans le présent chapitre, nous n’entendons pas la passer sous silence ; nous le retrouverons plus loin quand nous aurons nous-même à expliquer les faits sur lesquels elle s’appuie (liv. II, chap. IX, § IV.) C’est le cas, par exemple, de Fustel de Coulanges qui accepte concurremment les deux conceptions (v. Cité antique, liv. I et III, chap. II). C’est ainsi que Jevons, tout en critiquant l’animisme tel que l’a expose Tylor, accepte ses théories sur la genèse de l’idée d’âme, sur l’instinct anthropomorphique de l’homme. Inversement, Usener, dans ses Götternamen, tout en rejetant certaines des hypothèses de Max Müller qui seront exposées plus loin, admet les principaux postulats du naturisme. La civilisation primitive, chap. XI-XVIII. V. Principes de sociologie, Part. I et VI. C’est le mot dont se sert M. Tylor. Il à l’inconvénient de paraître impliquer qu’il existe des hommes au sens propre du mot, avant qu’il y ait une civilisation. D’ailleurs, il n’y a pas de terme convenable pour rendre l’idée ; celui de primitif, dont nous nous servons de préférence, faute de mieux, est, comme nous l’avons dit, loin d’être satisfaisant. Tylor, op. cit., I, p. 529. V. Spencer, Principes de sociologie, I, p. 205 et suiv. (Paris. F. AIcan), et Tylor, op. cit., I, p. 509, 517. Tylor, II, p. 143 et suiv. Tyor, I, p. 326, 555. Principes de sociologie, I, p. 184. Ibid., p. 447 et suiv. Ibid., p. 504. Ibid., p. 478 ; cf. p. 528. V. plus loin, liv. II, chap. VIII. V. Spencer et Gillen, The Native Tribes of Central Australia, p. 123-127 ; Strehlow, Die Aranda- und Loritja-Stämme in Zentral Australien, II, p. 52 et suiv. The Melanesians, p. 249-250. Howitt, The Native Tribes of South-East Australia, p. 358 (d’après Gason). Howitt, ibid., p. 434-442. Les nègres de la Guinée méridionale, dit Tylor, ont « pendant leur sommeil presque autant de rapports avec les morts qu’ils en ont pendant la veille avec les vivants » (Civilisation primitive, I, p. 515). Le même auteur cite, à propos de ces peuples, cette remarque d’un observateur : « Ils regardent tous leurs rêves comme des visites des esprits de leurs amis décédés » (ibid., p. 514). L’expression est certainement exagérée ; mais c’est une preuve nouvelle de la fréquence des songes mystiques chez les primitifs. C’est ce que tend aussi à confirmer l’étymologie que Strehlow propose du mot arunta altjirerema qui signifie rêver. Il serait composé de altjira que Strehlow traduit par dieu et de rama qui veut dire voir. Le rêve serait donc le moment où l’homme est en rapports avec les êtres sacrés (Die Aranda- und Loritja-Stämme, I, p. 2). Andrew Lang qui, lui aussi, se refuse à admettre que l’idée d’âme a été suggérée à l’homme par l’expérience du rêve, a cru pouvoir la dériver d’autres données expérimentales : ce sont les faits de spiritisme (télépathie, vision à distance, etc.). Nous ne croyons pas devoir discuter sa théorie, telle qu’il l’a exposée dans son livre The Making of Religion. Elle repose, en effet, sur cette hypothèse que le spiritisme est un fait d’observation constant, que la vision à distance est une faculté réelle de l’homme ou, du moins, de certains hommes, et on sait combien ce postulat est scientifiquement contesté. Ce qui est plus contestable encore, c’est que les faits de spiritisme soient assez apparents et d’une suffisante fréquence pour avoir pu servir de base à toutes les croyances et à toutes les pratiques religieuses qui se rapportent aux âmes et aux esprits. L’examen de ces questions nous éloignerait trop de ce qui est l’objet de notre étude. Il est, d’ailleurs, d’autant moins nécessaire de nous engager dans cet examen que la théorie de Lang reste exposée à plusieurs des objections que nous allons adresser à celle de Tylor dans les paragraphes qui vont suivre. Jevons fait une remarque analogue. Avec Tylor, il admet que l’idée d’âme vient du rêve et que, cette idée une fois créée, l’homme la projeta dans les choses. Mais, ajoute-t-il, le fait que la nature ait été conçue comme animée à l’image de l’homme, n’explique pas qu’elle soit devenue l’objet d’un culte. « De ce que l’homme voit dans un arbre qui plie, dans la flamme qui va et vient, un être vivant comme lui, il ne suit nullement que l’un ou l’autre soient considérés comme des êtres surnaturels ; tout au contraire, dans la mesure où ils lui ressemblent, ils ne peuvent rien voir de surnaturel à ses yeux » (Introduction to the History of Religion, p. 55). V. Spencer et Gillen, North. Tr., p. 506, et Nat. Tr., p. 512. C’est ce thème rituel et mythique que Frazer étudie dans son Golden Bough. The Melanesians, p. 119. Ibid., p. 125. Il y a même parfois, semble-t-il, des offrandes funéraires (v. Roth, Superstition, Magic a. Medicine, in N. Queensland Ethnog., Bull. n° 5, § 69, c., et Burial Customs, N. Qu. Ethn., Bull. n° 10, in Records of the Australian Museum, VI, n° 5, p. 395). Mais ces offrandes ne sont pas périodiques. V. Spencer et Gillen, Native Tribes of Central Australia, p. 538, 553, et Northern Tribes, p. 463, 543, 547. V. notamm. Spencer et Gillen, Northern Tribes, chap. VI, VII, IX. The Religions of Primitive Peoples, p. 47 et suiv. Mythes, cultes et religions, p. 50. Les religions des peuples non civilisés, II, Conclusion. The Religion of the Semites, 2° éd., p. 126, 132. C’est, par exemple, le raisonnement que fait Westermarck, Origine du mariage dans l’espèce humaine, p. 6 (Paris, F. Alcan). Par communisme sexuel, nous n’entendons pas un état de promiscuité où l’homme n’aurait connu aucune réglementation matrimoniale : nous croyons qu’un tel état n’a jamais existé. Mais il est arrivé fréquemment qu’un groupe d’hommes a été uni régulièrement à une ou plusieurs femmes. Voir notre Suicide, p. 233 et suiv. Spencer, Principes de sociologie, I, p. 188. The Melanesians, p. 123. Dorsey, A Study of Siouan Cults, in XIth Annual Report of the Bureau of Amer. Ethnology, p. 431 et suiv. et passim. La religion des peuples non civilisés, I, p. 248. V. W. de Visser, De Graecorum diis non referentibus speciem humanam. Cf. P. Perdrizet, Bulletin de correspondance hellénique, 1889, p. 635. Suivant Spencer, cependant, il y aurait, dans la croyance aux esprits, un germe de vérité : c’est cette idée « que le pouvoir qui se manifeste dans la conscience est une autre forme du pouvoir qui se manifeste hors de la conscience » (Ecclesiastical Institutions, § 659). Spencer entend par là que la notion de force en général est le sentiment de la force que nous sommes étendu à l’univers tout entier ; or, c’est ce que l’animisme admet implicitement quand il peuple la nature d’esprits analogues au nôtre. Mais quand même cette hypothèse sur la manière dont s’est formée l’idée de force serait vraie, et elle appelle de graves réserves que nous ferons (liv. III, chap. III, § III), elle n’a, par elle-même, rien de religieux ; elle n’appelle aucun culte. Il resterait donc que le système des symboles religieux et des rites, la classification des choses en sacrées et en profanes, tout ce qu’il y a de proprement religieux dans la religion ne répond à rien dans le réel. D’ailleurs, ce germe de vérité est aussi, et plus encore, un germe d’erreur ; car s’il est vrai que les forces de la nature et celles de la conscience sont parentes, elles sont aussi profondément distinctes, et c’était s’exposer à de singuliers mécomptes que de les identifier.

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