III

Mais arrivons à ce qui constitue le cœur même de la doctrine.

D’où que vienne l’idée d’un double, elle ne suffit pas, de l’aveu des animistes, à expliquer comment s’est formé ce culte des ancêtres dont on a voulu faire le type initial de toutes les religions. Pour que le double devînt l’objet d’un culte, il fallait qu’il cessât d’être une simple réplique de l’individu et acquit les caractères nécessaires pour être mis au rang des êtres sacrés. C’est, dit-on, la mort qui opérerait cette transformation. Mais d’où peut venir la vertu qu’on lui prête ? Quand même l’analogie du sommeil et de la mort aurait suffi à faire croire que l’âme survit au corps (et il y a des réserves à faire sur ce point), pourquoi cette âme, par cela seul qu’elle est maintenant détachée de l’organisme, changerait-elle complètement de nature ? Si, de son vivant, elle n’était qu’une chose profane, un principe vital ambulant, comment deviendrait-elle tout à coup une chose sacrée, objet de sentiments religieux ? La mort ne lui ajoute rien d’essentiel, sauf une plus grande liberté de mouvements. N’étant plus attachée à une résidence attitrée, elle peut désormais faire en tout temps ce que naguère elle ne faisait que de nuit ; mais l’action qu’elle est capable d’exercer est toujours de même nature. Pourquoi donc les vivants auraient-ils vu dans ce double déraciné et vagabond de leur compagnon d’hier, autre chose qu’un semblable ? C’était un semblable dont le voisinage pouvait être incommode ; ce n’était pas une divinité

Il semble même que la mort devrait avoir pour effet d’affaiblir les énergies vitales, loin qu’elle pût les rehausser. C’est, en effet, une croyance très répandue dans les sociétés inférieures que l’âme participe étroitement de la vie du corps. S’il est blessé, elle est blessée elle-même et à l’endroit correspondant. Elle devrait donc vieillir en même temps que lui. En fait, il est des peuples où l’on ne rend pas de devoirs funéraires aux hommes qui sont arrivés à la sénilité ; on les traite comme si leur âme, elle aussi, était devenue sénile

Cet intervalle apparaît comme plus considérable encore quand on sait quel abîme sépare le monde sacré du monde profane ; car il est évident qu’un simple changement de degrés ne saurait suffire à faire passer une chose d’une catégorie dans l’autre. Les êtres sacrés ne se distinguent pas seulement des profanes par les formes étranges ou déconcertantes qu’ils affectent ou par les pouvoirs plus étendus dont ils jouissent ; mais, entre les uns et les autres, il n’y a pas de commune mesure. Or, il n’y a rien dans la notion d’un double qui puisse rendre compte d’une hétérogénéité aussi radicale. On dit qu’une fois affranchi du corps il peut faire aux vivants ou beaucoup de bien ou beaucoup de mal, selon la manière dont il les traite. Mais il ne suffit pas qu’un être inquiète son entourage pour qu’il semble être d’une autre nature que ceux dont il menace la tranquillité. Sans doute, dans le sentiment que le fidèle éprouve pour les choses qu’il adore, il entre toujours quelque réserve et quelque crainte ; mais c’est une crainte sui generis, faite de respect plus que de frayeur, et où domine cette émotion très particulière qu’inspire à l’homme la majesté. L’idée de majesté est essentiellement religieuse. Aussi n’a-t-on, pour ainsi dire, rien expliqué de la religion, tant qu’on n’a pas trouvé d’où vient cette idée, à quoi elle correspond et ce qui peut l’avoir éveillée dans les consciences. De simples âmes d’hommes ne sauraient être investies de ce caractère par cela seul qu’elles sont désincarnées.

C’est ce que montre clairement l’exemple de la Mélanésie. Les Mélanésiens croient que l’homme possède une âme qui quitte le corps à la mort ; elle change alors de nom et devient ce qu’ils appellent un tindalo, un natmat, etc. D’un autre côté, il existe chez eux un culte des âmes des morts : on les prie, on les invoque, on leur fait des offrandes et des sacrifices. Mais tout tindalo n’est pas l’objet de ces pratiques rituelles ; ceux-là seuls ont cet honneur qui émanent d’hommes auxquels l’opinion publique attribuait, pendant leur vie, cette vertu très spéciale que les Mélanésiens appellent le mana. Nous aurons plus tard à préciser l’idée que ce mot exprime ; provisoirement, il nous suffira de dire que c’est le caractère distinctif de tout être sacré. Le mana, dit Codrington, « c’est ce qui permet de produire des effets qui sont en dehors du pouvoir ordinaire des hommes, en dehors des processus ordinaires de la nature

D’ailleurs, si vraiment, comme le suppose l’hypothèse animiste, les premiers êtres sacrés avaient été les âmes des morts et le premier culte celui des ancêtres, on devrait constater que, plus les sociétés sont d’un type inférieur, plus aussi ce culte tient de place dans la vie religieuse. Or, c’est plutôt le contraire qui est la vérité. Le culte ancestral ne prend de développement et même ne se présente sous une forme caractérisée que dans des sociétés avancées comme la Chine, l’Égypte, les cités grecques et latines ; au contraire, il manque aux sociétés australiennes qui représentent, comme nous le verrons, la forme d’organisation sociale la plus basse et la plus simple que nous connaissions. Sans doute, on y trouve des rites funéraires et des rites de deuil ; mais ces sortes de pratiques ne constituent pas un culte, bien qu’on leur ait parfois, et à tort, donné ce nom. Un culte, en effet, n’est pas simplement un ensemble de précautions rituelles que l’homme est tenu de prendre dans certaines circonstances ; c’est un système de rites, de fêtes, de cérémonies diverses qui présentent toutes ce caractère qu’elles reviennent périodiquement. Elles répondent au besoin qu’éprouve le fidèle de resserrer et de raffermir, à des intervalles de temps réguliers, le lien qui l’unit aux êtres sacrés dont il dépend. Voilà pourquoi on parle de rites nuptiaux, et non d’un culte nuptial ; de rites de la naissance, et non d’un culte du nouveau-né : c’est que les événements à l’occasion desquels ces rites ont lieu n’impliquent aucune périodicité. De même, il n’y a culte des ancêtres que quand des sacrifices sont faits de temps en temps sur les tombeaux, quand des libations y sont versées à des dates plus ou moins rapprochées, quand des fêtes sont régulièrement célébrées en l’honneur du mort. Mais l’Australien n’entretient avec ses morts aucun commerce de ce genre. Il doit, sans doute, ensevelir leurs restes suivant le rite, les pleurer pendant le temps prescrit de la manière prescrite, les venger s’il y a lieu

Il y a cependant des tribus australiennes où sont périodiquement célébrés des rites en l’honneur d’ancêtres fabuleux que la tradition place à l’origine des temps. Ces cérémonies consistent généralement en des sortes de représentations dramatiques où sont mimés les actes que les mythes attribuent à ces héros légendaires

Ainsi le culte qui, d’après l’hypothèse, devrait être prépondérant dans les sociétés inférieures y est, en réalité, inexistant. En définitive, l’Australien n’est occupé de ses morts qu’au moment même du décès et pendant le temps qui suit immédiatement. Et cependant, ces mêmes peuples pratiquent, comme nous le verrons, à l’égard d’êtres sacrés d’une tout autre nature, un culte complexe, fait de cérémonies multiples qui occupent parfois des semaines et même des mois entiers. Il est inadmissible que les quelques rites que l’Australien accomplit quand il lui arrive de perdre l’un de ses parents aient été l’origine de ces cultes permanents, qui reviennent régulièrement tous les ans et qui remplissent une notable partie de son existence. Le contraste entre les uns et les autres est même tel qu’on est fondé à se demander si ce ne sont pas les premiers qui sont dérivés des seconds, si les âmes des hommes, loin d’avoir été le modèle sur lequel furent imagines les dieux, n’ont pas été conçues, dès l’origine, comme des émanations de la divinité.

IV

Du moment que le culte des morts n’est pas primitif, l’animisme manque de base. Il pourrait donc sembler inutile de discuter la troisième thèse du système, celle qui concerne la transformation du culte des morts en culte de la nature. Mais comme le postulat sur lequel elle repose se retrouve même chez des historiens de la religion qui n’admettent pas l’animisme proprement dit, tels que Brinton

Cette extension du culte des morts à l’ensemble de la nature viendrait de ce que nous tendons instinctivement à nous représenter toutes choses à notre image, c’est-à-dire comme des êtres vivants et pensants. Nous avons vu que déjà Spencer contestait la réalité de ce soi-disant instinct. Puisque l’animal distingue nettement les corps vivants des corps bruts, il lui paraissait impossible que l’homme, en tant qu’héritier de l’animal, n’eût pas, dès l’origine, la même faculté de discernement. Mais, si certains que soient les faits cités par Spencer, ils n’ont pas, en l’espèce, la valeur démonstrative qu’il leur attribue. Son raisonnement suppose, en effet, que toutes les facultés, les instincts, les aptitudes de l’animal sont passés intégralement à l’homme ; or, bien des erreurs ont pour origine ce principe qu’on prend à tort pour une vérité d’évidence. Par exemple, de ce que la jalousie sexuelle est généralement très forte chez les animaux supérieurs, on a conclu qu’elle devait se retrouver chez l’homme, dès le début de l’histoire, avec la même intensité

Mais si l’objection de Spencer n’a pas la portée décisive que lui prêtait son auteur, en revanche, le postulat animiste ne saurait tirer aucune autorité des confusions que paraissent commettre les enfants. Quand nous entendons un enfant apostropher avec colère un objet qui l’a heurté, nous en concluons qu’il y voit un être conscient comme lui ; mais c’est mal interpréter ses paroles et ses gestes. En réalité, il est étranger au raisonnement très compliqué qu’on lui attribue. S’il s’en prend à la table qui lui a fait du mal, ce n’est pas qu’il la suppose animée et intelligente, mais c’est qu’elle lui a fait du mal. La colère, une fois soulevée par la douleur, a besoin de s’épancher au-dehors ; elle cherche donc sur quoi se décharger et se porte naturellement sur la chose même qui l’a provoquée, bien que celle-ci n’y puisse rien. La conduite de l’adulte, en pareil cas, est souvent tout aussi peu raisonnée. Quand nous sommes violemment irrités, nous éprouvons le besoin d’invectiver, de détruire, sans que nous prêtions pourtant aux objets sur lesquels nous soulageons notre colère je ne sais quelle mauvaise volonté consciente. Il y a si peu confusion que, quand l’émotion de l’enfant est calmée, il sait très bien distinguer une chaise d’une personne : il ne se comporte pas avec l’une comme avec l’autre. C’est une raison analogue qui explique sa tendance à traiter ses jouets, comme s’ils étaient des êtres vivants. C’est le besoin de jouer, si intense chez lui, qui se crée une matière appropriée, comme, dans le cas précédent, les sentiments violents que la souffrance avait déchaînés se créaient la leur de toutes pièces. Pour pouvoir jouer consciencieusement avec son polichinelle, il imagine donc d’y voir une personne vivante. L’illusion lui est, d’ailleurs, d’autant plus facile que, chez lui, l’imagination est souveraine maîtresse ; il ne pense guère que par images et on sait combien les images sont choses souples qui se plient docilement à toutes les exigences du désir. Mais il est si peu dupe de sa propre fiction qu’il serait le premier étonné si, tout à coup, elle devenait une réalité et si son pantin le mordait

Laissons donc de côté ces douteuses analogies. Pour savoir si l’homme a été primitivement enclin aux confusions qu’on lui impute, ce n’est ni l’animal ni l’enfant d’aujourd’hui qu’il faut considérer ; ce sont les croyances primitives elles-mêmes. Si les esprits et les dieux de la nature sont réellement construits à l’image de l’âme humaine, ils doivent porter la marque de leur origine et rappeler les traits essentiels de leur modèle. La caractéristique, par excellence, de l’âme, c’est d’être conçue comme le principe intérieur qui anime l’organisme ; c’est elle qui le meut, qui en fait la vie, si bien que, quand elle s’en retire, la vie s’arrête ou est suspendue. C’est dans le corps qu’elle a sa résidence naturelle, tant du moins qu’il existe. Or, il n’en est pas ainsi des esprits préposés aux différentes choses de la nature. Le dieu du Soleil n’est pas nécessairement dans le Soleil ni l’esprit de telle pierre dans la pierre qui lui tient lieu d’habitat principal. Un esprit, sans doute, soutient des rapports étroits avec le corps auquel il est attaché ; mais on emploie une expression très inexacte quand on dit qu’il en est l’âme. « En Mélanésie, dit Codrington, il ne semble pas que l’on croie à l’existence d’esprits qui animent un objet naturel, tel qu’un arbre, une chute d’eau, une tempête ou un rocher, de manière à être pour cet objet ce que l’âme, croit-on, est pour le corps humain. Les Européens, il est vrai, parlent des esprits de la mer, de la tempête ou de la forêt ; mais l’idée des indigènes qui est ainsi traduite est toute différente. Ceux-ci pensent que l’esprit fréquente la forêt ou la mer et qu’il a le pouvoir de soulever des tempêtes et de frapper de maladie les voyageurs

D’un autre côté, si vraiment l’homme avait été nécessité à projeter son image dans les choses, les premiers êtres sacrés auraient été conçus à sa ressemblance. Or, bien loin que l’anthropomorphisme soit primitif, il est plutôt la marque d’une civilisation relativement avancée. À l’origine, les êtres sacrés sont conçus sous une forme animale ou végétale dont la forme humaine ne s’est que lentement dégagée. On verra plus loin comment, en Australie, ce sont des animaux et des plantes qui sont au premier plan des choses sacrées. Même chez les Indiens de l’Amérique du Nord, les grandes divinités cosmiques, qui commencent à y être l’objet d’un culte, sont très souvent représentées sous des espèces animales

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