II

Mais l’expérience de nos devanciers nous a montré que, pour assurer la réalisation pratique de la vérité qui vient d’être établie, il ne suffit pas d’en donner une démonstration théorique ni même de s’en pénétrer. L’esprit est si naturellement enclin à la méconnaître qu’on retombera inévitablement dans les anciens errements si l’on ne se soumet à une discipline rigoureuse, dont nous allons formuler les règles principales, corollaires de la précédente.


1o Le premier de ces corollaires est que : Il faut écarter systématiquement toutes les prénotions. Une démonstration spéciale de cette règle n’est pas nécessaire ; elle résulte de tout ce que nous avons dit précédemment. Elle est, d’ailleurs, la base de toute méthode scientifique. Le doute méthodique de Descartes n’en est, au fond, qu’une application. Si, au moment où il va fonder la science, Descartes se fait une loi de mettre en doute toutes les idées qu’il a reçues antérieurement, c’est qu’il ne veut employer que des concepts scientifiquement élaborés, c’est-à-dire construits d’après la méthode qu’il institue ; tous ceux qu’il tient d’une autre origine doivent donc être rejetés, au moins provisoirement. Nous avons déjà vu que la théorie des Idoles, chez Bacon, n’a pas d’autre sens. Les deux grandes doctrines que l’on a si souvent opposées l’une à l’autre concordent sur ce point essentiel. Il faut donc que le sociologue, soit au moment où il détermine l’objet de ses recherches, soit dans le cours de ses démonstrations, s’interdise résolument l’emploi de ces concepts qui se sont formés en dehors de la science et pour des besoins qui n’ont rien de scientifique. Il faut qu’il s’affranchisse de ces fausses évidences qui dominent l’esprit du vulgaire, qu’il secoue, une fois pour toutes, le joug de ces catégories empiriques qu’une longue accoutumance finit souvent par rendre tyranniques. Tout au moins, si, parfois, la nécessité l’oblige à y recourir, qu’il le fasse en ayant conscience de leur peu de valeur, afin de ne pas les appeler à jouer dans la doctrine un rôle dont elles ne sont pas dignes.

Ce qui rend cet affranchissement particulièrement difficile en sociologie, c’est que le sentiment se met souvent de la partie. Nous nous passionnons, en effet, pour nos croyances politiques et religieuses, pour nos pratiques morales bien autrement que pour les choses du monde physique ; par suite, ce caractère passionnel se communique à la manière dont nous concevons et dont nous nous expliquons les premières. Les idées que nous nous en faisons nous tiennent à cœur, tout comme leurs objets, et prennent ainsi une telle autorité qu’elles ne supportent pas la contradiction. Toute opinion qui les gêne est traitée en ennemie. Une proposition n’est-elle pas d’accord avec l’idée qu’on se fait du patriotisme, ou de la dignité individuelle, par exemple ? Elle est niée, quelles que soient les preuves sur lesquelles elle repose. On ne peut pas admettre qu’elle soit vraie ; on lui oppose une fin de non-recevoir, et la passion, pour se justifier, n’a pas de peine à suggérer des raisons qu’on trouve facilement décisives. Ces notions peuvent même avoir un tel prestige qu’elles ne tolèrent même pas l’examen scientifique. Le seul fait de les soumettre, ainsi que les phénomènes qu’elles expriment, à une froide et sèche analyse révolte certains esprits. Quiconque entreprend d’étudier la morale du dehors et comme une réalité extérieure, paraît à ces délicats dénué de sens moral, comme le vivisectionniste semble au vulgaire dénué de la sensibilité commune. Bien loin d’admettre que ces sentiments relèvent de la science, c’est à eux que l’on croit devoir s’adresser pour faire la science des choses auxquelles ils se rapportent. « Malheur, écrit un éloquent historien des religions, malheur au savant qui aborde les choses de Dieu sans avoir au fond de sa conscience, dans l’arrière-couche indestructible de son être, là où dort l’âme des ancêtres, un sanctuaire inconnu d’où s’élève par instants un parfum d’encens, une ligne de psaume, un cri douloureux ou triomphal qu’enfant il a jeté vers le ciel à la suite de ses frères et qui le remet en communion soudaine avec les prophètes d’autrefois

On ne saurait s’élever avec trop de force contre cette doctrine mystique qui — comme tout mysticisme, d’ailleurs — n’est, au fond, qu’un empirisme déguisé, négateur de toute science. Les sentiments qui ont pour objets les choses sociales n’ont pas de privilège sur les autres, car ils n’ont pas une autre origine. Ils se sont, eux aussi, formés historiquement ; ils sont un produit de l’expérience humaine, mais d’une expérience confuse et inorganisée. Ils ne sont pas dus à je ne sais quelle anticipation transcendantale de la réalité, mais ils sont la résultante de toute sorte d’impressions et d’émotions accumulées sans ordre, au hasard des circonstances, sans interprétation méthodique. Bien loin qu’ils nous apportent des clartés supérieures aux clartés rationnelles, ils sont faits exclusivement d’états forts, il est vrai, mais troubles. Leur accorder une pareille prépondérance, c’est donner aux facultés inférieures de l’intelligence la suprématie sur les plus élevées, c’est se condamner à une logomachie plus ou moins oratoire. Une science ainsi faite ne peut satisfaire que les esprits qui aiment mieux penser avec leur sensibilité qu’avec leur entendement, qui préfèrent les synthèses immédiates et confuses de la sensation aux analyses patientes et lumineuses de la raison. Le sentiment est objet de science, non le critère de la vérité scientifique. Au reste, il n’est pas de science qui, à ses débuts, n’ait rencontré des résistances analogues. Il fut un temps où les sentiments relatifs aux choses du monde physique, ayant eux-mêmes un caractère religieux ou moral, s’opposaient avec non moins de force à l’établissement des sciences physiques. On peut donc croire que, pourchassé de science en science, ce préjugé finira par disparaître de la sociologie elle-même, sa dernière retraite, pour laisser le terrain libre au savant.


2o Mais la règle précédente est toute négative. Elle apprend au sociologue à échapper à l’empire des notions vulgaires, pour tourner son attention vers les faits ; mais elle ne dit pas la manière dont il doit se saisir de ces derniers pour en faire une étude objective.

Toute investigation scientifique porte sur un groupe déterminé de phénomènes qui répondent à une même définition. La première démarche du sociologue doit donc être de définir les choses dont il traite, afin que l’on sache et qu’il sache bien de quoi il est question. C’est la première et la plus indispensable condition de toute preuve et de toute vérification ; une théorie, en effet, ne peut être contrôlée que si l’on sait reconnaître les faits dont elle doit rendre compte. De plus, puisque c’est par cette définition initiale qu’est constitué l’objet même de la science, celui-ci sera une chose ou non, suivant la manière dont cette définition sera faite.

Pour qu’elle soit objective, il faut évidemment qu’elle exprime les phénomènes en fonction, non d’une idée de l’esprit, mais de propriétés qui leur sont inhérentes. Il faut qu’elle les caractérise par un élément intégrant de leur nature, non par leur conformité à une notion plus ou moins idéale. Or, au moment où la recherche va seulement commencer, alors que les faits n’ont encore été soumis à aucune élaboration, les seuls de leurs caractères qui puissent être atteints sont ceux qui se trouvent assez extérieurs pour être immédiatement visibles. Ceux qui sont situés plus profondément sont, sans doute, plus essentiels ; leur valeur explicative est plus haute, mais ils sont inconnus à cette phase de la science et ne peuvent être anticipés que si l’on substitue à la réalité quelque conception de l’esprit. C’est donc parmi les premiers que doit être cherchée la matière de cette définition fondamentale. D’autre part, il est clair que cette définition devra comprendre, sans exception ni distinction, tous les phénomènes qui présentent également ces mêmes caractères ; car nous n’avons aucune raison ni aucun moyen de choisir entre eux. Ces propriétés sont alors tout ce que nous savons du réel ; par conséquent, elles doivent déterminer souverainement la manière dont les faits doivent être groupés. Nous ne possédons aucun autre critère qui puisse, même partiellement, suspendre les effets du précédent. D’où la règle suivante : Ne jamais prendre pour objet de recherches qu’un groupe de phénomènes préalablement définis par certains caractères extérieurs qui leur sont communs et comprendre dans la même recherche tous ceux qui répondent à cette définition. Par exemple, nous constatons l’existence d’un certain nombre d’actes qui présentent tous ce caractère extérieur que, une fois accomplis, ils déterminent de la part de la société cette réaction particulière qu’on nomme la peine. Nous en faisons un groupe sui generis, auquel nous imposons une rubrique commune ; nous appelons crime tout acte puni et nous faisons du crime ainsi défini l’objet d’une science spéciale, la criminologie. De même, nous observons, à l’intérieur de toutes les sociétés connues, l’existence d’une société partielle, reconnaissable à ce signe extérieur qu’elle est formée d’individus consanguins, pour la plupart, les uns des autres et qui sont unis entre eux par des liens juridiques. Nous faisons des faits qui s’y rapportent un groupe particulier, auquel nous donnons un nom particulier ; ce sont les phénomènes de la vie domestique. Nous appelons famille tout agrégat de ce genre et nous faisons de la famille ainsi définie l’objet d’une investigation spéciale qui n’a pas encore reçu de dénomination déterminée dans la terminologie sociologique. Quand, plus tard, on passera de la famille en général aux différents types familiaux, on appliquera la même règle. Quand on abordera, par exemple, l’étude du clan, ou de la famille maternelle, ou de la famille patriarcale, on commencera par les définir et d’après la même méthode. L’objet de chaque problème, qu’il soit général ou particulier, doit être constitué suivant le même principe.

En procédant de cette manière, le sociologue, dès sa première démarche, prend immédiatement pied dans la réalité. En effet, la façon dont les faits sont ainsi classés ne dépend pas de lui, de la tournure particulière de son esprit, mais de la nature des choses. Le signe qui les fait ranger dans telle ou telle catégorie peut être montré à tout le monde, reconnu de tout le monde et les affirmations d’un observateur peuvent être contrôlées par les autres. Il est vrai que la notion ainsi constituée ne cadre pas toujours ou même ne cadre généralement pas avec la notion commune. Par exemple, il est évident que, pour le sens commun, les faits de libre pensée ou les manquements à l’étiquette, si régulièrement et si sévèrement punis dans une multitude de sociétés, ne sont pas regardes comme des crimes même par rapport à ces sociétés. De même, un clan n’est pas une famille, dans l’acception usuelle du mot. Mais il n’importe ; car il ne s’agit pas simplement de découvrir un moyen qui nous permette de retrouver assez sûrement les faits auxquels s’appliquent les mots de la langue courante et les idées qu’ils traduisent. Ce qu’il faut, c’est constituer de toutes pièces des concepts nouveaux, appropriés aux besoins de la science et exprimés à l’aide d’une terminologie spéciale. Ce n’est pas, sans doute, que le concept vulgaire soit inutile au savant ; il sert d’indicateur. Par lui, nous sommes informés qu’il existe quelque part un ensemble de phénomènes qui sont réunis sous une même appellation et qui, par conséquent, doivent vraisemblablement avoir des caractères communs ; même, comme il n’est jamais sans avoir eu quelque contact avec les phénomènes, il nous indique parfois, mais en gros, dans quelle direction ils doivent être recherchés. Mais, comme il est grossièrement formé, il est tout naturel qu’il ne coïncide pas exactement avec le concept scientifique institué à son occasion

Si évidente et si importante que soit cette règle, elle n’est guère observée en sociologie. Précisément parce qu’il y est traité de choses dont nous parlons sans cesse, comme la famille, la propriété, le crime, etc., il paraît le plus souvent inutile au sociologue d’en donner une définition préalable et rigoureuse. Nous sommes tellement habitués à nous servir de ces mots, qui reviennent à tout instant dans le cours des conversations, qu’il semble inutile de préciser le sens dans lequel nous les prenons. On s’en réfère simplement à la notion commune. Or celle-ci est très souvent ambiguë. Cette ambiguïté fait qu’on réunit sous un même nom et dans une même explication des choses, en réalité, très différentes. De là proviennent d’inextricables confusions. Ainsi, il existe deux sortes d’unions monogamiques : les unes le sont de fait, les autres de droit. Dans les premières, le mari n’a qu’une femme quoique, juridiquement, il puisse en avoir plusieurs ; dans les secondes, il lui est légalement interdit d’être polygame. La monogamie de fait se rencontre chez plusieurs espèces animales et dans certaines sociétés inférieures, non pas à l’état sporadique, mais avec la même généralité que si elle était imposée par la loi. Quand la peuplade est dispersée sur une vaste surface, la trame sociale est très lâche et, par suite, les individus vivent isolés les uns des autres. Dès lors, chaque homme cherche naturellement à se procurer une femme et une seule, parce que, dans cet état d’isolement, il lui est difficile d’en avoir plusieurs. La monogamie obligatoire, au contraire, ne s’observe que dans les sociétés les plus élevées. Ces deux espèces de sociétés conjugales ont donc une signification très différente, et pourtant le même mot sert à les désigner ; car on dit couramment de certains animaux qu’ils sont monogames, quoiqu’il n’y ait chez eux rien qui ressemble à une obligation juridique. Or M. Spencer, abordant l’étude du mariage, emploie le mot de monogamie, sans le définir, avec son sens usuel et équivoque. Il en résulte que l’évolution du mariage lui paraît présenter une incompréhensible anomalie, puisqu’il croit observer la forme supérieure de l’union sexuelle dès les premières phases du développement historique, alors qu’elle semble plutôt disparaître dans la période intermédiaire pour réapparaître ensuite. Il en conclut qu’il n’y a pas de rapport régulier entre le progrès social en général et l’avancement progressif vers un type parfait de vie familiale. Une définition opportune eût prévenu cette erreur

Dans d’autres cas, on prend bien soin de définir l’objet sur lequel va porter la recherche ; mais, au lieu de comprendre dans la définition et de grouper sous la même rubrique tous les phénomènes qui ont les mêmes propriétés extérieures, on fait entre eux un triage. On en choisit certains, sorte d’élite, que l’on regarde comme ayant seuls le droit d’avoir ces caractères. Quant aux autres, on les considère comme ayant usurpé ces signes distinctifs et on n’en tient pas compte. Mais il est aisé de prévoir que l’on ne peut obtenir de cette manière qu’une notion subjective et tronquée. Cette élimination, en effet, ne peut être faite que d’après une idée préconçue, puisque, au début de la science, aucune recherche n’a pu encore établir la réalité de cette usurpation, à supposer qu’elle soit possible. Les phénomènes choisis ne peuvent avoir été retenus que parce qu’ils étaient, plus que les autres, conformes à la conception idéale que l’on se faisait de cette sorte de réalité. Par exemple, M. Garofalo, au commencement de sa Criminologie, démontre fort bien que le point de départ de cette science doit être « la notion sociologique du crime

Il y a plus : alors même que ces actes auraient indûment revêtu le caractère criminologique, néanmoins ils ne devraient pas être séparés radicalement des autres ; car les formes morbides d’un phénomène ne sont pas d’une autre nature que les formes normales et, par conséquent, il est nécessaire d’observer les premières comme les secondes pour déterminer cette nature. La maladie ne s’oppose pas à la santé ; ce sont deux variétés du même genre et qui s’éclairent mutuellement. C’est une règle depuis longtemps reconnue et pratiquée en biologie comme en psychologie et que le sociologue n’est pas moins tenu de respecter. À moins d’admettre qu’un même phénomène puisse être dû tantôt à une cause et tantôt à une autre, c’est-à-dire à moins de nier le principe de causalité, les causes qui impriment à un acte, mais d’une manière anormale, le signe distinctif du crime, ne sauraient différer en espèce de celles qui produisent normalement le même effet ; elles s’en distinguent seulement en degré ou parce qu’elles n’agissent pas dans le même ensemble de circonstances. Le crime anormal est donc encore un crime et doit, par suite, entrer dans la définition du crime. Aussi qu’arrive-t-il ? C’est que M. Garofalo prend pour le genre ce qui n’est que l’espèce ou même une simple variété. Les faits auxquels s’applique sa formule de la criminalité ne représentent qu’une infime minorité parmi ceux qu’elle devrait comprendre ; car elle ne convient ni aux crimes religieux, ni aux crimes contre l’étiquette, le cérémonial, la tradition, etc., qui, s’ils ont disparu de nos Codes modernes, remplissent, au contraire, presque tout le droit pénal des sociétés antérieures.

C’est la même faute de méthode qui fait que certains observateurs refusent aux sauvages toute espèce de moralité

Mais, dira-t-on, définir les phénomènes par leurs caractères apparents, n’est-ce pas attribuer aux propriétés superficielles une sorte de prépondérance sur les attributs fondamentaux ; n’est-ce pas, par un véritable renversement de l’ordre logique, faire reposer les choses sur leurs sommets, et non sur leurs bases ? C’est ainsi que, quand on définit le crime par la peine, on s’expose presque inévitablement à être accusé de vouloir dériver le crime de la peine ou, suivant une citation bien connue, de voir dans l’échafaud la source de la honte, non dans l’acte expié. Mais le reproche repose sur une confusion. Puisque la définition dont nous venons de donner la règle est placée au commencement de la science, elle ne saurait avoir pour objet d’exprimer l’essence de la réalité ; elle doit seulement nous mettre en état d’y parvenir ultérieurement. Elle a pour unique fonction de nous faire prendre contact avec les choses et, comme celles-ci ne peuvent être atteintes par l’esprit que du dehors, c’est par leurs dehors qu’elle les exprime. Mais elle ne les explique pas pour autant ; elle fournit seulement le premier point d’appui nécessaire à nos explications. Non certes, ce n’est pas la peine qui fait le crime, mais c’est par elle qu’il se révèle extérieurement à nous et c’est d’elle, par conséquent, qu’il faut partir si nous voulons arriver à le comprendre.

L’objection ne serait fondée que si ces caractères extérieurs étaient en même temps accidentels, c’est-à-dire s’ils n’étaient pas liés aux propriétés fondamentales. Dans ces conditions, en effet, la science, après les avoir signalés, n’aurait aucun moyen d’aller plus loin ; elle ne pourrait descendre plus bas dans la réalité, puisqu’il n’y aurait aucun rapport entre la surface et le fond. Mais, à moins que le principe de causalité ne soit un vain mot, quand des caractères déterminés se retrouvent identiquement et sans aucune exception dans tous les phénomènes d’un certain ordre, on peut être assuré qu’ils tiennent étroitement à la nature de ces derniers et qu’ils en sont solidaires. Si un groupe donné d’actes présente également cette particularité qu’une sanction pénale y est attachée, c’est qu’il existe un lien intime entre la peine et les attributs constitutifs de ces actes. Par conséquent, si superficielles qu’elles soient, ces propriétés, pourvu qu’elles aient été méthodiquement observées, montrent bien au savant la voie qu’il doit suivre pour pénétrer plus au fond des choses ; elles sont le premier et indispensable anneau de la chaîne que la science déroulera ensuite au cours de ses explications.

Puisque c’est par la sensation que l’extérieur des choses nous est donné, on peut donc dire en résumé : la science, pour être objective, doit partir, non de concepts qui se sont formés sans elle, mais de la sensation. C’est aux données sensibles qu’elle doit directement emprunter les éléments de ses définitions initiales. Et en effet, il suffit de se représenter en quoi consiste l’œuvre de la science pour comprendre qu’elle ne peut pas procéder autrement. Elle a besoin de concepts qui expriment adéquatement les choses, telles qu’elles sont, non telles qu’il est utile à la pratique de les concevoir. Or ceux qui se sont constitués en dehors de son action ne répondent pas à cette condition. Il faut donc qu’elle en crée de nouveaux et, pour cela, qu’écartant les notions communes et les mots qui les expriment, elle revienne à la sensation, matière première et nécessaire de tous les concepts. C’est de la sensation que se dégagent toutes les idées générales, vraies ou fausses, scientifiques ou non. Le point de départ de la science ou connaissance spéculative ne saurait donc être autre que celui de la connaissance vulgaire ou pratique. C’est seulement au delà, dans la manière dont cette matière commune est ensuite élaborée, que les divergences commencent.

3o Mais la sensation est facilement subjective. Aussi est-il de règle dans les sciences naturelles d’écarter les données sensibles qui risquent d’être trop personnelles à l’observateur, pour retenir exclusivement celles qui présentent un suffisant degré d’objectivité. C’est ainsi que le physicien substitue aux vagues impressions que produisent la température ou l’électricité la représentation visuelle des oscillations du thermomètre ou de l’électromètre. Le sociologue est tenu aux mêmes précautions. Les caractères extérieurs en fonction desquels il définit l’objet de ses recherches doivent être aussi objectifs que possible.

On peut poser en principe que les faits sociaux sont d’autant plus susceptibles d’être objectivement représentés qu’ils sont plus complètement dégagés des faits individuels qui les manifestent.

En effet, une sensation est d’autant plus objective que l’objet auquel elle se rapporte a plus de fixité ; car la condition de toute objectivité, c’est l’existence d’un point de repère, constant et identique, auquel la représentation peut être rapportée et qui permet d’éliminer tout ce qu’elle a de variable, partant de subjectif. Si les seuls points de repère qui sont donnés sont eux-mêmes variables, s’ils sont perpétuellement divers par rapport à eux-mêmes, toute commune mesure fait défaut et nous n’avons aucun moyen de distinguer dans nos impressions ce qui dépend du dehors, et ce qui leur vient de nous. Or, la vie sociale tant qu’elle n’est pas arrivée à s’isoler des événements particuliers qui l’incarnent pour se constituer à part, a justement cette propriété, car, comme ces événements n’ont pas la même physionomie d’une fois à l’autre, d’un instant à l’autre et qu’elle en est inséparable, ils lui communiquent leur mobilité. Elle consiste alors en libres courants qui sont perpétuellement en voie de transformation et que le regard de l’observateur ne parvient pas à fixer. C’est dire que ce côté n’est pas celui par où le savant peut aborder l’étude de la réalité sociale. Mais nous savons qu’elle présente cette particularité que, sans cesser d’être elle-même, elle est susceptible de se cristalliser. En dehors des actes individuels qu’elles suscitent, les habitudes collectives s’expriment sous des formes définies, règles juridiques, morales, dictons populaires, faits de structure sociale, etc. Comme ces formes existent d’une manière permanente, qu’elles ne changent pas avec les diverses applications qui en sont faites, elles constituent un objet fixe, un étalon constant qui est toujours à la portée de l’observateur et qui ne laisse pas de place aux impressions subjectives et aux observations personnelles. Une règle du droit est ce qu’elle est et il n’y a pas deux manières de la percevoir. Puisque, d’un autre côté, ces pratiques ne sont que de la vie sociale consolidée, il est légitime, sauf indications contraires

Quand, donc, le sociologue entreprend d’explorer un ordre quelconque de faits sociaux, il doit s’efforcer de les considérer par un côté où ils se présentent isolés de leurs manifestations individuelles. C’est en vertu de ce principe que nous avons étudié la solidarité sociale, ses formes diverses et leur évolution à travers le système des règles juridiques qui les expriment

Novum organum, I, 26. Ibid., I, 11. Ibid., I, 36. Social. Tr. fr., III, 331, 332. Sociol., III, 332. Conception, d’ailleurs, controversable. (V. Division du travail social, II, 2, § 4.) « La coopération ne saurait donc exister sans société, et c’est le but pour lequel une société existe. » (Principes de Sociol., III, 332.) Système de Logique, III, p. 496. Ce caractère ressort des expressions mêmes employées par les économistes. Il est sans cesse question d’idées, de l’idée d’utile, de l’idée d’épargne, de placement, de dépense. (V. Gide, Principes d’économie politique, liv. III, ch. I, § 1 ; ch. II, § 1 ; ch. III, § 1.) Il est vrai que la complexité plus grande des faits sociaux en rend la science plus malaisée. Mais, par compensation, précisément parce que la sociologie est la dernière venue, elle est en état de profiter des progrès réalisés par les sciences inférieures et de s’instruire à leur école. Cette utilisation des expériences faites ne peut manquer d’en accélérer le développement. J. Darmesteter, Les prophètes d’Israël, p. 9. Dans la pratique, c’est toujours du concept vulgaire et du mot vulgaire que l’on part. On cherche si, parmi les choses que connote confusément ce mot, il en est qui présentent des caractères extérieurs communs. S’il y en a et si le concept formé par le groupement des faits ainsi rapprochés coïncide, sinon totalement (ce qui est rare), du moins en majeure partie, avec le concept vulgaire, on pourra continuer à désigner le premier par le même mot que le second et garder dans la science l’expression usitée dans la langue courante. Mais si l’écart est trop considérable, si la notion commune confond une pluralité de notions distinctes, la création de termes nouveaux et spéciaux s’impose. C’est la même absence de définition qui a fait dire parfois que la démocratie se rencontrait également au commencement et à la fin de l’histoire. La vérité, c’est que la démocratie primitive et celle d’aujourd’hui sont très différentes l’une de l’autre. Criminologie, p. 2. V. Lubbock, Les Origines de la civilisation, ch. VIII. — Plus généralement encore, on dit, non moins faussement, que les religions anciennes sont amorales ou immorales. La vérité est qu’elles ont leur morale à elles. Il faudrait, par exemple, avoir des raisons de croire que, à un moment donné, le droit n’exprime plus l’état véritable des relations sociales, pour que cette substitution ne fût pas légitime. V Division du travail social, l. I. Cf. notre Introduction à la Sociologie de la famille, in Annales de la Faculté des lettres de Bordeaux, année 1889.

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