Chapitre III Règles relatives à la distinction du normal et du pathologique

L’observation, conduite d’après les règles qui précèdent, confond deux ordres de faits, très dissemblables par certains côtés : ceux qui sont tout ce qu’ils doivent être et ceux qui devraient être autrement qu’ils ne sont, les phénomènes normaux et les phénomènes pathologiques. Nous avons même vu qu’il était nécessaire de les comprendre également dans la définition par laquelle doit débuter toute recherche. Mais si, à certains égards, ils sont de même nature, ils ne laissent pas de constituer deux variétés différentes et qu’il importe de distinguer. La science dispose-t-elle de moyens qui permettent de faire cette distinction ?

La question est de la plus grande importance ; car de la solution qu’on en donne dépend l’idée qu’on se fait du rôle qui revient à la science, surtout à la science de l’homme. D’après une théorie dont les partisans se recrutent dans les écoles les plus diverses, la science ne nous apprendrait rien sur ce que nous devons vouloir. Elle ne connaît, dit-on, que des faits qui ont tous la même valeur et le même intérêt ; elle les observe, les explique, mais ne les juge pas ; pour elle, il n’y en a point qui soient blâmables. Le bien et le mal n’existent pas à ses yeux. Elle peut bien nous dire comment les causes produisent leurs effets, non quelles fins doivent être poursuivies. Pour savoir, non plus ce qui est, mais ce qui est désirable, c’est aux suggestions de l’inconscient qu’il faut recourir, de quelque nom qu’on l’appelle, sentiment, instinct, poussée vitale, etc. La science, dit un écrivain déjà cité, peut bien éclairer le monde, mais elle laisse la nuit dans les cœurs ; c’est au cœur lui-même à se faire sa propre lumière. La science se trouve ainsi destituée, ou à peu près, de toute efficacité pratique, et, par conséquent, sans grande raison d’être ; car à quoi bon se travailler pour connaître le réel, si la connaissance que nous en acquérons ne peut nous servir dans la vie ? Dira-t-on que, en nous révélant les causes des phénomènes, elle nous fournit les moyens de les produire à notre guise et, par suite, de réaliser les fins que notre volonté poursuit pour des raisons supra-scientifiques ? Mais tout moyen est lui-même une fin, par un côté ; car, pour le mettre en œuvre, il faut le vouloir tout comme la fin dont il prépare la réalisation. Il y a toujours plusieurs voies qui mènent à un but donné ; il faut donc choisir entre elles. Or, si la science ne peut nous aider dans le choix du but le meilleur, comment pourrait-elle nous apprendre quelle est la meilleure voie pour y parvenir ? Pourquoi nous recommanderait-elle la plus rapide de préférence à la plus économique, la plus sûre plutôt que la plus simple, ou inversement ? Si elle ne peut nous guider dans la détermination des fins supérieures, elle n’est pas moins impuissante quand il s’agit de ces fins secondaires et subordonnées que l’on appelle des moyens.

La méthode idéologique permet, il est vrai, d’échapper à ce mysticisme et c’est, d’ailleurs, le désir d’y échapper qui a fait, en partie, la persistance de cette méthode. Ceux qui l’ont pratiquée, en effet, étaient trop rationalistes pour admettre que la conduite humaine n’eût pas besoin d’être dirigée par la réflexion ; et pourtant, ils ne voyaient dans les phénomènes, pris en eux-mêmes et indépendamment de toute donnée subjective, rien qui permit de les classer suivant leur valeur pratique. Il semblait donc que le seul moyen de les juger fût de les rapporter à quelque concept qui les dominât ; dès lors, l’emploi de notions qui présidassent à la collation des faits, au lieu d’en dériver, devenait indispensable dans toute sociologie rationnelle. Mais nous savons que si, dans ces conditions, la pratique devient réfléchie, la réflexion, ainsi employée, n’est pas scientifique.

Le problème que nous venons de poser va nous permettre de revendiquer les droits de la raison sans retomber dans l’idéologie. En effet, pour les sociétés comme pour les individus, la santé est bonne et désirable, la maladie, au contraire, est la chose mauvaise et qui doit être évitée. Si donc nous trouvons un critère objectif, inhérent aux faits eux-mêmes, qui nous permette de distinguer scientifiquement la santé de la maladie dans les divers ordres de phénomènes sociaux, la science sera en état d’éclairer la pratique tout en restant fidèle à sa propre méthode. Sans doute, comme elle ne parvient pas présentement à atteindre l’individu, elle ne peut nous fournir que des indications générales qui ne peuvent être diversifiées convenablement que si l’on entre directement en contact avec le particulier par la sensation. L’état de santé, tel qu’elle le peut définir, ne saurait convenir exactement à aucun sujet individuel, puisqu’il ne peut être établi que par rapport aux circonstances les plus communes, dont tout le monde s’écarte plus ou moins ; ce n’en est pas moins un point de repère précieux pour orienter la conduite. De ce qu’il y a lieu de l’ajuster ensuite à chaque cas spécial, il ne suit pas qu’il n’y ait aucun intérêt à le connaître. Tout au contraire, il est la norme qui doit servir de base à tous nos raisonnements pratiques. Dans ces conditions, on n’a plus le droit de dire que la pensée est inutile à l’action. Entre la science et l’art il n’y a plus un abîme ; mais on passe de l’une à l’autre sans solution de continuité. La science, il est vrai, ne peut descendre dans les faits que par l’intermédiaire de l’art, mais l’art n’est que le prolongement de la science. Encore peut-on se demander si l’insuffisance pratique de cette dernière ne doit pas aller en diminuant, à mesure que les lois qu’elle établit exprimeront de plus en plus complètement la réalité individuelle.

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