I

Vulgairement, la souffrance est regardée comme l’indice de la maladie et il est certain que, en général, il existe entre ces deux faits un rapport, mais qui manque de constance et de précision. Il y a de graves diathèses qui sont indolores, alors que des troubles sans importance, comme ceux qui résultent de l’introduction d’un grain de charbon dans l’œil, causent un véritable supplice. Même, dans certains cas, c’est l’absence de douleur ou bien encore le plaisir qui sont les symptômes de la maladie. Il y a une certaine disvulnérabilité qui est pathologique. Dans des circonstances où un homme sain souffrirait, il arrive au neurasthénique d’éprouver une sensation de jouissance dont la nature morbide est incontestable. Inversement, la douleur accompagne bien des états, comme la faim, la fatigue, la parturition qui sont des phénomènes purement physiologiques.

Dirons-nous que la santé, consistant dans un heureux développement des forces vitales, se reconnaît à la parfaite adaptation de l’organisme avec son milieu, et appellerons-nous, au contraire, maladie tout ce qui trouble cette adaptation ? Mais d’abord — nous aurons plus loin à revenir sur ce point — il n’est pas du tout démontré que chaque état de l’organisme soit en correspondance avec quelque état externe. De plus, et quand bien même ce critère serait vraiment distinctif de l’état de santé, il aurait lui-même besoin d’un autre critère pour pouvoir être reconnu ; car il faudrait, en tout cas, nous dire d’après quel principe on peut décider que tel mode de s’adapter est plus parfait que tel autre.

Est-ce d’après la manière dont l’un et l’autre affectent nos chances de survie ? La santé serait l’état d’un organisme où ces chances sont à leur maximum et la maladie, au contraire, tout ce qui a pour effet de les diminuer. Il n’est pas douteux, en effet, que, en général, la maladie n’ait réellement pour conséquence un affaiblissement de l’organisme. Seulement elle n’est pas seule à produire ce résultat. Les fonctions de reproduction, dans certaines espèces inférieures, entraînent fatalement la mort et, même dans les espèces plus élevées, elles créent des risques. Cependant elles sont normales. La vieillesse et l’enfance ont les mêmes effets ; car le vieillard et l’enfant sont plus accessibles aux causes de destruction. Sont-ils donc des malades et faut-il n’admettre d’autre type sain que celui de l’adulte ? Voilà le domaine de la santé et de la physiologie singulièrement rétréci ! Si, d’ailleurs, la vieillesse est déjà, par elle-même, une maladie, comment distinguer le vieillard sain du vieillard maladif ? Du même point de vue, il faudra classer la menstruation parmi les phénomènes morbides ; car, par les troubles qu’elle détermine, elle accroît la réceptivité de la femme à la maladie. Comment, cependant, qualifier de maladif un état dont l’absence ou la disparition prématurée constituent incontestablement un phénomène pathologique ? On raisonne sur cette question comme si, dans un organisme sain, chaque détail, pour ainsi dire, avait un rôle utile à jouer ; comme si chaque état interne répondait exactement à quelque condition externe et, par suite, contribuait à assurer, pour sa part, l’équilibre vital et à diminuer les chances de mort. Il est, au contraire, légitime de supposer que certains arrangements anatomiques ou fonctionnels ne servent directement à rien, mais sont simplement parce qu’ils sont, parce qu’ils ne peuvent pas ne pas être, étant données les conditions générales de la vie. On ne saurait pourtant les taxer de morbides ; car la maladie est, avant tout, quelque chose d’évitable qui n’est pas impliqué dans la constitution régulière de l’être vivant. Or il peut se faire que, au lieu de fortifier l’organisme, ils diminuent sa force de résistance et, par conséquent, accroissent les risques mortels.

D’autre part, il n’est pas sûr que la maladie ait toujours le résultat en fonction duquel on la veut définir. N’y a-t-il pas nombre d’affections trop légères pour que nous puissions leur attribuer une influence sensible sur les bases vitales de l’organisme ? Même parmi les plus graves, il en est dont les suites n’ont rien de fâcheux, si nous savons lutter contre elles avec les armes dont nous disposons. Le gastrique qui suit une bonne hygiène peut vivre tout aussi vieux que l’homme sain. Il est, sans doute, obligé a des soins ; mais n’y sommes-nous pas tous également obligés et la vie peut-elle s’entretenir autrement ? Chacun de nous a son hygiène ; celle du malade ne ressemble pas à celle que pratique la moyenne des hommes de son temps et de son milieu ; mais c’est la seule différence qu’il y ait entre eux à ce point de vue. La maladie ne nous laisse pas toujours désemparés, dans un état de désadaptation irrémédiable ; elle nous contraint seulement à nous adapter autrement que la plupart de nos semblables. Qui nous dit même qu’il n’existe pas de maladies qui, finalement, se trouvent être utiles ? La variole que nous nous inoculons par le vaccin est une véritable maladie que nous nous donnons volontairement, et pourtant elle accroît nos chances de survie. Il y a peut-être bien d’autres cas où le trouble causé par la maladie est insignifiant à côté des immunités qu’elle confère.

Enfin et surtout, ce critère est le plus souvent inapplicable. On peut bien établir, à la rigueur, que la mortalité la plus basse que l’on connaisse se rencontre dans tel groupe déterminé d’individus ; mais on ne peut pas démontrer qu’il ne saurait y en avoir de plus basse. Qui nous dit que d’autres arrangements ne sont pas possibles, qui auraient pour effet de la diminuer encore ? Ce minimum de fait n’est donc pas la preuve d’une parfaite adaptation, ni, par suite, l’indice sûr de l’état de santé si l’on s’en rapporte à la définition précédente. De plus, un groupe de cette nature est bien difficile à constituer et à isoler de tous les autres, comme il serait nécessaire, pour que l’on pût observer la constitution organique dont il a le privilège et qui est la cause supposée de cette supériorité. Inversement, si, quand il s’agit d’une maladie dont le dénouement est généralement mortel, il est évident que les probabilités que l’être a de survivre sont diminuées, la preuve est singulièrement malaisée, quand l’affection n’est pas de nature à entraîner directement la mort. Il n’y a, en effet, qu’une manière objective de prouver que des êtres, placés dans des conditions définies, ont moins de chances de survivre que d’autres, c’est de faire voir que, en fait, la plupart d’entre eux vivent moins longtemps. Or, si, dans les cas de maladies purement individuelles, cette démonstration est souvent possible, elle est tout à fait impraticable en sociologie. Car nous n’avons pas ici le point de repère dont dispose le biologiste, à savoir le chiffre de la mortalité moyenne. Nous ne savons même pas distinguer avec une exactitude simplement approchée à quel moment naît une société et à quel moment elle meurt. Tous ces problèmes qui, déjà en biologie, sont loin d’être clairement résolus, restent encore, pour le sociologue, enveloppés de mystère. D’ailleurs, les événements qui se produisent au cours de la vie sociale et qui se répètent à peu près identiquement dans toutes les sociétés du même type, sont beaucoup trop variés pour qu’il soit possible de déterminer dans quelle mesure l’un d’eux peut avoir contribué à hâter le dénouement final. Quand il s’agit d’individus, comme ils sont très nombreux, on peut choisir ceux que l’on compare de manière à ce qu’ils n’aient en commun qu’une seule et même anomalie ; celle-ci se trouve ainsi isolée de tous les phénomènes concomitants et on peut, par suite, étudier la nature de son influence sur l’organisme. Si, par exemple, un millier de rhumatisants, pris au hasard, présente une mortalité sensiblement supérieure à la moyenne, on a de bonnes raisons pour attribuer ce résultat à la diathèse rhumatismale. Mais, en sociologie, comme chaque espèce sociale ne compte qu’un petit nombre d’individus, le champ des comparaisons est trop restreint pour que des groupements de ce genre soient démonstratifs.

Or, à défaut de cette preuve de fait, il n’y a plus rien de possible que des raisonnements déductifs dont les conclusions ne peuvent avoir d’autre valeur que celle de présomptions subjectives. On démontrera non que tel événement affaiblit effectivement l’organisme social, mais qu’il doit avoir cet effet. Pour cela, on fera voir qu’il ne peut manquer d’entraîner à sa suite telle ou telle conséquence que l’on juge fâcheuse pour la société et, à ce titre, on le déclarera morbide. Mais, à supposer même qu’il engendre en effet cette conséquence, il peut se faire que les inconvénients qu’elle présente soient compensés, et au delà, par des avantages que l’on n’aperçoit pas. De plus, il n’y a qu’une raison qui puisse permettre de la traiter de funeste, c’est qu’elle trouble le jeu normal des fonctions. Mais une telle preuve suppose le problème déjà résolu ; car elle n’est possible que si l’on a déterminé au préalable en quoi consiste l’état normal et, par conséquent, si l’on sait à quel signe il peut être reconnu. Essaiera-t-on de le construire de toutes pièces et a priori ? Il n’est pas nécessaire de montrer ce que peut valoir une telle construction. Voilà comment il se fait que, en sociologie comme en histoire, les mêmes événements sont qualifiés, suivant les sentiments personnels du savant, de salutaires ou de désastreux. Ainsi il arrive sans cesse à un théoricien incrédule de signaler, dans les restes de foi qui survivent au milieu de l’ébranlement général des croyances religieuses, un phénomène morbide, tandis que, pour le croyant, c’est l’incrédulité même qui est aujourd’hui la grande maladie sociale. De même, pour le socialiste, l’organisation économique actuelle est un fait de tératologie sociale, alors que, pour l’économiste orthodoxe, ce sont les tendances socialistes qui sont, par excellence, pathologiques. Et chacun trouve à l’appui de son opinion des syllogismes qu’il juge bien faits.

Le défaut commun de ces définitions est de vouloir atteindre prématurément l’essence des phénomènes. Aussi supposent-elles acquises des propositions qui, vraies ou non, ne peuvent être prouvées que si la science est déjà suffisamment avancée. C’est pourtant le cas de nous conformer à la règle que nous avons précédemment établie. Au lieu de prétendre déterminer d’emblée les rapports de l’état normal et de son contraire avec les forces vitales, cherchons simplement quelque signe extérieur, immédiatement perceptible, mais objectif, qui nous permette de reconnaître l’un de l’autre ces deux ordres de faits.

Tout phénomène sociologique, comme, du reste, tout phénomène biologique, est susceptible, tout en restant essentiellement lui-même, de revêtir des formes différentes suivant les cas. Or, parmi ces formes, il en est de deux sortes. Les unes sont générales dans toute l’étendue de l’espèce ; elles se retrouvent, sinon chez tous les individus, du moins chez la plupart d’entre eux et, si elles ne se répètent pas identiquement dans tous les cas où elles s’observent, mais varient d’un sujet à l’autre, ces variations sont comprises entre des limites très rapprochées. Il en est d’autres, au contraire, qui sont exceptionnelles ; non seulement elles ne se rencontrent que chez la minorité, mais, là même où elles se produisent, il arrive le plus souvent qu’elles ne durent pas toute la vie de l’individu. Elles sont une exception dans le temps comme dans l’espace

On voit qu’un fait ne peut être qualifié de pathologique que par rapport à une espèce donnée. Les conditions de la santé et de la maladie ne peuvent être définies in abstracto et d’une manière absolue. La règle n’est pas contestée en biologie ; il n’est jamais venu à l’esprit de personne que ce qui est normal pour un mollusque le soit aussi pour un vertébré. Chaque espèce a sa santé, parce qu’elle a son type moyen qui lui est propre, et la santé des espèces les plus basses n’est pas moindre que celle des plus élevées. Le même principe s’applique a la sociologie quoiqu’il y soit souvent méconnu. Il faut renoncer a cette habitude, encore trop répandue, de juger une institution, une pratique, une maxime morale, comme si elles étaient bonnes ou mauvaises en elles-mêmes et par elles-mêmes, pour tous les types sociaux indistinctement.

Puisque le point de repère par rapport auquel on peut juger de l’état de santé ou de maladie varie avec les espèces, il peut varier aussi pour une seule et même espèce, si celle-ci vient à changer. C’est ainsi que, au point de vue purement biologique, ce qui est normal pour le sauvage ne l’est pas toujours pour le civilisé et réciproquement

Il semble que nous venions de procéder simplement à une définition de mots ; car nous n’avons rien fait que grouper des phénomènes suivant leurs ressemblances et leurs différences et qu’imposer des noms aux groupes ainsi formés. Mais, en réalité, les concepts que nous avons ainsi constitués, tout en ayant le grand avantage d’être reconnaissables à des caractères objectifs et facilement perceptibles, ne s’éloignent pas de la notion qu’on se fait communément de la santé et de la maladie. La maladie, en effet, n’est-elle pas conçue par tout le monde comme un accident, que la nature du vivant comporte sans doute, mais n’engendre pas d’ordinaire ? C’est ce que les anciens philosophes exprimaient en disant qu’elle ne dérive pas de la nature des choses, qu’elle est le produit d’une sorte de contingence immanente aux organismes. Une telle conception est, assurément, la négation de toute science ; car la maladie n’a rien de plus miraculeux que la santé ; elle est également fondée dans la nature des êtres. Seulement elle n’est pas fondée dans leur nature normale ; elle n’est pas impliquée dans leur tempérament ordinaire ni liée aux conditions d’existence dont ils dépendent généralement. Inversement, pour tout le monde, le type de la santé se confond avec celui de l’espèce. On ne peut même pas, sans contradiction, concevoir une espèce qui, par elle-même et en vertu de sa constitution fondamentale, serait irrémédiablement malade Elle est la norme par excellence et, par suite, ne saurait rien contenir d’anormal.

Il est vrai que, couramment, on entend aussi par santé un état généralement préférable à la maladie. Mais cette définition est contenue dans la précédente. Si, en effet, les caractères dont la réunion forme le type normal ont pu se généraliser dans une espèce, ce n’est pas sans raison. Cette généralité est elle-même un fait qui a besoin d’être expliqué et qui, pour cela, réclame une cause. Or elle serait inexplicable si les formes d’organisation les plus répandues n’étaient aussi, du moins dans leur ensemble, les plus avantageuses. Comment auraient-elles pu se maintenir dans une aussi grande variété de circonstances si elles ne mettaient les individus en état de mieux résister aux causes de destruction ? Au contraire, si les autres sont plus rares, c’est évidemment que, dans la moyenne des cas, les sujets qui les présentent ont plus de difficulté à survivre. La plus grande fréquence des premières est donc la preuve de leur supériorité

II

Cette dernière remarque fournit même un moyen de contrôler les résultats de la précédente méthode.

Puisque la généralité, qui caractérise extérieurement les phénomènes normaux, est elle-même un phénomène explicable, il y a lieu, après qu’elle a été directement établie par l’observation, de chercher à l’expliquer. Sans doute, on peut être assuré par avance qu’elle n’est pas sans cause, mais il est mieux de savoir au juste quelle est cette cause. Le caractère normal du phénomène sera, en effet, plus incontestable, si l’on démontre que le signe extérieur qui l’avait d’abord révélé n’est pas purement apparent, mais est fondé dans la nature des choses ; si, en un mot, on peut ériger cette normalité de fait en une normalité de droit. Cette démonstration, du reste, ne consistera pas toujours à faire voir que le phénomène est utile à l’organisme, quoique ce soit le cas le plus fréquent pour les raisons que nous venons de dire ; mais il peut se faire aussi, comme nous l’avons remarqué plus haut, qu’un arrangement soit normal sans servir a rien, simplement parce qu’il est nécessairement impliqué dans la nature de l’être. Ainsi, il serait peut-être utile que l’accouchement ne déterminât pas des troubles aussi violents dans l’organisme féminin ; mais c’est impossible. Par conséquent, la normalité du phénomène sera expliquée par cela seul qu’il sera rattaché aux conditions d’existence de l’espèce considérée, soit comme un effet mécaniquement nécessaire de ces conditions, soit comme un moyen qui permet aux organismes de s’y adapter

Cette preuve n’est pas simplement utile à titre de contrôle. Il ne faut pas oublier, en effet, que, s’il y a intérêt à distinguer le normal de l’anormal, c’est surtout en vue d’éclairer la pratique. Or, pour agir en connaissance de cause, il ne suffit pas de savoir ce que nous devons vouloir, mais pourquoi nous le devons. Les propositions scientifiques, relatives à l’état normal, seront plus immédiatement applicables aux cas particuliers quand elles seront accompagnées de leurs raisons ; car, alors, on saura mieux reconnaître dans quels cas il convient de les modifier en les appliquant, et dans quel sens.

Il y a même des circonstances où cette vérification est rigoureusement nécessaire, parce que la première méthode, si elle était employée seule, pourrait induire en erreur. C’est ce qui arrive aux périodes de transition où l’espèce tout entière est en train d’évoluer, sans s’être encore définitivement fixée sous une forme nouvelle. Dans ce cas, le seul type normal qui soit dès à présent réalisé et donné dans les faits est celui du passé, et pourtant il n’est plus en rapport avec les nouvelles conditions d’existence. Un fait peut ainsi persister dans toute l’étendue d’une espèce, tout en ne répondant plus aux exigences de la situation. Il n’a donc plus, alors, que les apparences de la normalité ; car la généralité qu’il présente n’est plus qu’une étiquette menteuse, puisque, ne se maintenant que par la force aveugle de l’habitude, elle n’est plus l’indice que le phénomène observé est étroitement lié aux conditions générales de l’existence collective. Cette difficulté est, d’ailleurs, spéciale à la sociologie. Elle n’existe, pour ainsi dire, pas pour le biologiste. Il est, en effet, bien rare que les espèces animales soient nécessitées à prendre des formes imprévues. Les seules modifications normales par lesquelles elles passent sont celles qui se reproduisent régulièrement chez chaque individu, principalement sous l’influence de l’âge. Elles sont donc connues ou peuvent l’être, puisqu’elles se sont déjà réalisées dans une multitude de cas ; par suite, on peut savoir à chaque moment du développement de l’animal, et même aux périodes de crise, en quoi consiste l’état normal. Il en est encore ainsi en sociologie pour les sociétés qui appartiennent aux espèces inférieures. Car, comme nombre d’entre elles ont déjà accompli toute leur carrière, la loi de leur évolution normale est ou, du moins, peut être établie. Mais quand il s’agit des sociétés les plus élevées et les plus récentes, cette loi est inconnue par définition, puisqu’elles n’ont pas encore parcouru toute leur histoire. Le sociologue peut ainsi se trouver embarrassé de savoir si un phénomène est normal ou non, tout point de repère lui faisant défaut.

Il sortira d’embarras en procédant comme nous venons de dire. Après avoir établi par l’observation que le fait est général, il remontera aux conditions qui ont déterminé cette généralité dans le passé et cherchera ensuite si ces conditions sont encore données dans le présent ou si, au contraire, elles ont changé. Dans le premier cas, il aura le droit de traiter, le phénomène de normal et, dans le second, de lui refuser ce caractère. Par exemple, pour savoir si l’état économique actuel des peuples européens, avec l’absence d’organisation

Toutefois, cette méthode ne saurait, en aucun cas, être substituée à la précédente, ni même être employée la première. D’abord, elle soulève des questions dont, nous aurons à parler plus loin et qui ne peuvent être abordées que quand on est déjà assez avancé dans la science ; car elle implique, en somme, une explication presque complète des phénomènes, puisqu’elle suppose déterminées ou leurs causes ou leurs fonctions. Or, il importe que, dès le début de la recherche, on puisse classer les faits en normaux et anormaux, sous la réserve de quelques cas exceptionnels, afin de pouvoir assigner à la physiologie son domaine et à la pathologie le sien. Ensuite, c’est par rapport au type normal qu’un fait doit être trouvé utile ou nécessaire pour pouvoir être lui-même qualifié de normal. Autrement, on pourrait démontrer que la maladie se confond avec la santé, puisqu’elle dérive nécessairement de l’organisme qui en est atteint ; ce n’est qu’avec l’organisme moyen qu’elle ne soutient pas la même relation. De même, l’application d’un remède, étant utile au malade, pourrait passer pour un phénomène normal, alors qu’elle est évidemment anormale, car c’est seulement dans des circonstances anormales qu’elle a cette utilité. On ne peut donc se servir de cette méthode que si le type normal a été antérieurement constitué et il ne peut l’avoir été que par un autre procédé. Enfin et surtout, s’il est vrai que tout ce qui est normal est utile, à moins d’être nécessaire, il est faux que tout ce qui est utile soit normal. Nous pouvons bien être certains que les états qui se sont généralisés dans l’espèce sont plus utiles que ceux qui sont restés exceptionnels ; non qu’ils sont les plus utiles qui existent ou qui puissent exister. Nous n’avons aucune raison de croire que toutes les combinaisons possibles ont été essayées au cours de l’expérience et, parmi celles qui n’ont jamais été réalisées mais sont concevables, il en est peut-être de beaucoup plus avantageuses que celles que nous connaissons. La notion de l’utile déborde celle du normal ; elle est à celle-ci ce que le genre est à l’espèce. Or, il est impossible de déduire le plus du moins, l’espèce du genre. Mais on peut retrouver le genre dans l’espèce puisqu’elle le contient. C’est pourquoi, une fois que la généralité du phénomène a été constatée, on peut, en faisant voir comment il sert, confirmer les résultats de la première méthode

1o Un fait social est normal pour un type social déterminé, considéré à une phase déterminée de son développement, quand il se produit dans la moyenne des sociétés de cette espèce, considérées à la phase correspondante de leur évolution.

2o On peut vérifier les résultats de la méthode précédente en faisant voir que la généralité du phénomène tient aux conditions générales de la vie collective dans le type social considéré.

3o Cette vérification est nécessaire, quand ce fait se rapporte a une espèce sociale qui n’a pas encore accompli son évolution intégrale.

III

On est tellement habitué à trancher d’un mot ces questions difficiles et à décider rapidement, d’après des observations sommaires et à coup de syllogismes, si un fait social est normal ou non, qu’on jugera peut-être cette procédure inutilement compliquée. Il ne semble pas qu’il faille faire tant d’affaires pour distinguer la maladie de la santé. Ne faisons-nous pas tous les jours de ces distinctions ? — Il est vrai ; mais il reste à savoir si nous les faisons à propos. Ce qui nous masque les difficultés de ces problèmes, c’est que nous voyons le biologiste les résoudre avec une aisance relative. Mais nous oublions qu’il lui est beaucoup plus facile qu’au sociologue d’apercevoir la manière dont chaque phénomène affecte la force de résistance de l’organisme et d’en déterminer par là le caractère normal ou anormal avec une exactitude pratiquement suffisante. En sociologie, la complexité et la mobilité plus grandes des faits obligent à bien plus de précautions, comme le prouvent les jugements contradictoires dont le même phénomène est l’objet de la part des partis. Pour bien montrer combien cette circonspection est nécessaire, faisons voir par quelques exemples à quelles erreurs on s’expose quand on ne s’y astreint pas et sous quel jour nouveau les phénomènes les plus essentiels apparaissent, quand on les traite méthodiquement.

S’il est un fait dont le caractère pathologique paraît incontestable, c’est le crime. Tous les criminologistes s’entendent sur ce point. S’ils expliquent cette morbidité de manières différentes, ils sont unanimes à la reconnaître. Le problème, cependant, demandait à être traité avec moins de promptitude.

Appliquons, en effet, les règles précédentes. Le crime ne s’observe pas seulement dans la plupart des sociétés de telle ou telle espèce, mais dans toutes les sociétés de tous les types. Il n’en est pas ou il n’existe une criminalité. Elle change de forme, les actes qui sont ainsi qualifiés ne sont pas partout les mêmes ; mais, partout et toujours, il y a eu des hommes qui se conduisaient de manière à attirer sur eux la répression pénale. Si, du moins, à mesure que les sociétés passent des types inférieurs aux plus élevés, le taux de la criminalité, c’est-à-dire le rapport entre le chiffre annuel des crimes et celui de la population, tendait à baisser, on pourrait croire que, tout en restant un phénomène normal, le crime, cependant, tend à perdre ce caractère. Mais nous n’avons aucune raison qui nous permette de croire à la réalité de cette régression. Bien des faits sembleraient plutôt démontrer l’existence d’un mouvement en sens inverse. Depuis le commencement du siècle, la statistique nous fournit le moyen de suivre la marche de la criminalité ; or, elle a partout augmenté. En France, l’augmentation est de près de 300 %. Il n’est donc pas de phénomène qui présente de la manière la plus irrécusée tous les symptômes de la normalité, puisqu’il apparaît comme étroitement lié aux conditions de toute vie collective. Faire du crime une maladie sociale, ce serait admettre que la maladie n’est pas quelque chose d’accidentel, mais, au contraire, dérive, dans certains cas, de la constitution fondamentale de l’être vivant ; ce serait effacer toute distinction entre le physiologique et le pathologique. Sans doute, il peut se faire que le crime lui-même ait des formes anormales ; c’est ce qui arrive quand, par exemple, il atteint un taux exagéré. Il n’est pas douteux, en effet, que cet excès ne soit de nature morbide. Ce qui est normal, c’est simplement qu’il y ait une criminalité, pourvu que celle-ci atteigne et ne dépasse pas, pour chaque type social, un certain niveau qu’il n’est peut-être pas impossible de fixer conformément aux règles précédentes

Nous voilà en présence d’une conclusion, en apparence, assez paradoxale. Car il ne faut pas s’y méprendre. Classer le crime parmi les phénomènes de sociologie normale, ce n’est pas seulement dire qu’il est un phénomène inévitable quoique regrettable, dû à l’incorrigible méchanceté des hommes ; c’est affirmer qu’il est un facteur de la santé publique, une partie intégrante de toute société saine. Ce résultat est, au premier abord, assez surprenant pour qu’il nous ait nous-même déconcerté et pendant longtemps. Cependant, une fois que l’on a dominé cette première impression de surprise, il n’est pas difficile de trouver les raisons qui expliquent cette normalité et, du même coup, la confirment.

En premier lieu, le crime est normal parce qu’une société qui en serait exempte est tout à fait impossible.

Le crime, nous l’avons montré ailleurs, consiste dans un acte qui offense certains sentiments collectifs, doués d’une énergie et d’une netteté particulières. Pour que, dans une société donnée, les actes réputés criminels pussent cesser d’être commis, il faudrait donc que les sentiments qu’ils blessent se retrouvassent dans toutes les consciences individuelles sans exception et avec le degré de force nécessaire pour contenir les sentiments contraires. Or, à supposer que cette condition put être effectivement réalisée, le crime ne disparaîtrait pas pour cela, il changerait seulement de forme ; car la cause même qui tarirait ainsi les sources de la criminalité en ouvrirait immédiatement de nouvelles. En effet, pour que les sentiments collectifs que protège le droit pénal d’un peuple, à un moment déterminé de son histoire, parviennent ainsi à pénétrer dans les consciences qui leur étaient jusqu’alors fermées ou à prendre plus d’empire là où ils n’en avaient pas assez, il faut qu’ils acquièrent une intensité supérieure à celle qu’ils avaient jusqu’alors. Il faut que la communauté dans son ensemble les ressente avec plus de vivacité ; car ils ne peuvent pas puiser à une autre source la force plus grande qui leur permet de s’imposer aux individus qui, naguère, leur étaient le plus réfractaires. Pour que les meurtriers disparaissent, il faut que l’horreur du sang versé devienne plus grande dans ces couches sociales où se recrutent les meurtriers ; mais, pour cela, il faut qu’elle devienne plus grande dans toute l’étendue de la société. D’ailleurs, l’absence même du crime contribuerait directement à produire ce résultat ; car un sentiment apparaît comme beaucoup plus respectable quand il est toujours et uniformément respecté. Mais on ne fait pas attention que ces états forts de la conscience commune ne peuvent être ainsi renforcés sans que les états plus faibles, dont la violation ne donnait précédemment naissance qu’a des fautes purement morales, ne soient renforcés du même coup ; car les seconds ne sont que le prolongement, la forme atténuée des premiers. Ainsi, le vol et la simple indélicatesse ne froissent qu’un seul et même sentiment altruiste, le respect de la propriété d’autrui. Seulement, ce même sentiment est offensé plus faiblement par l’un de ces actes que par l’autre ; et comme, d’autre part, il n’a pas dans la moyenne des consciences une intensité suffisante pour ressentir vivement la plus légère de ces deux offenses, celle-ci est l’objet d’une plus grande tolérance. Voilà pourquoi on blâme simplement l’indélicat tandis que le voleur est puni. Mais si ce même sentiment devient plus fort, au point de faire taire dans toutes les consciences le penchant qui incline l’homme au vol, il deviendra plus sensible aux lésions qui, jusqu’alors, ne le touchaient que légèrement ; il réagira donc contre elles avec plus de vivacité ; elles seront l’objet d’une réprobation plus énergique qui fera passer certaines d’entre elles, de simples fautes morales qu’elles étaient, à l’état de crimes. Par exemple, les contrats indélicats ou indélicatement exécutés, qui n’entraînent qu’un blâme public ou des réparations civiles, deviendront des délits. Imaginez une société de saints, un cloître exemplaire et parfait. Les crimes proprement dits y seront inconnus ; mais les fautes qui paraissent vénielles au vulgaire y soulèveront le même scandale que fait le délit ordinaire auprès des consciences ordinaires. Si donc cette société se trouve armée du pouvoir de juger et de punir, elle qualifiera ces actes de criminels et les traitera comme tels. C’est pour la même raison que le parfait honnête homme juge ses moindres défaillances morales avec une sévérité que la foule réserve aux actes vraiment délictueux. Autrefois, les violences contre les personnes étaient plus fréquentes qu’aujourd’hui parce que le respect pour la dignité individuelle était plus faible. Comme il s’est accru, ces crimes sont devenus plus rares ; mais aussi, bien des actes qui lésaient ce sentiment sont entrés dans le droit pénal dont ils ne relevaient primitivement pas

On se demandera peut-être, pour épuiser toutes les hypothèses logiquement possibles, pourquoi cette unanimité ne s’étendrait pas à tous les sentiments collectifs sans exception ; pourquoi même les plus faibles ne prendraient pas assez d’énergie pour prévenir toute dissidence. La conscience morale de la société se retrouverait tout entière chez tous les individus et avec une vitalité suffisante pour empêcher tout acte qui l’offense, les fautes purement morales aussi bien que les crimes. Mais une uniformité aussi universelle et aussi absolue est radicalement impossible ; car le milieu physique immédiat dans lequel chacun de nous est placé, les antécédents héréditaires, les influences sociales dont nous dépendons varient d’un individu à l’autre et, par suite, diversifient les consciences. Il n’est pas possible que tout le monde se ressemble à ce point, par cela seul que chacun a son organisme propre et que ces organismes occupent des portions différentes de l’espace. C’est pourquoi, même chez les peuples inférieurs, ou l’originalité individuelle est très peu développée, elle n’est cependant pas nulle. Ainsi donc, puisqu’il ne peut pas y avoir de société où les individus ne divergent plus ou moins du type collectif, il est inévitable aussi que, parmi ces divergences, il y en ait qui présentent un caractère criminel. Car ce qui leur confère ce caractère, ce n’est pas leur importance intrinsèque, mais celle que leur prête la conscience commune. Si donc celle-ci est plus forte, si elle a assez d’autorité pour rendre ces divergences très faibles en valeur absolue, elle sera aussi plus sensible, plus exigeante, et, réagissant contre de moindres écarts avec l’énergie qu’elle ne déploie ailleurs que contre des dissidences plus considérables, elle leur attribuera la même gravité, c’est-à-dire qu’elle les marquera comme criminels.

Le crime est donc nécessaire ; il est lié aux conditions fondamentales de toute vie sociale, mais, par cela même, il est utile ; car ces conditions dont il est solidaire sont elles-mêmes indispensables à l’évolution normale de la morale et du droit.

En effet, il n’est plus possible aujourd’hui de contester que non seulement le droit et la morale varient d’un type social à l’autre, mais encore qu’ils changent pour un même type si les conditions de l’existence collective se modifient. Mais, pour que ces transformations soient possibles, il faut que les sentiments collectifs qui sont à la base de la morale ne soient pas réfractaires au changement, par conséquent, n’aient qu’une énergie modérée. S’ils étaient trop forts, ils ne seraient plus plastiques. Tout arrangement, en effet, est un obstacle au réarrangement, et cela d’autant plus que l’arrangement primitif est plus solide. Plus une structure est fortement accusée, plus elle oppose de résistance à toute modification et il en est des arrangements fonctionnels comme des arrangements anatomiques. Or, s’il n’y avait pas de crimes, cette condition ne serait pas remplie ; car une telle hypothèse suppose que les sentiments collectifs seraient parvenus à un degré d’intensité sans exemple dans l’histoire. Rien n’est bon indéfiniment et sans mesure. Il faut que l’autorité dont jouit la conscience morale ne soit pas excessive ; autrement, nul n’oserait y porter la main et elle se figerait trop facilement sous une forme immuable. Pour qu’elle puisse évoluer, il faut que l’originalité individuelle puisse se faire jour ; or, pour que celle de l’idéaliste qui rêve de dépasser son siècle puisse se manifester, il faut que celle du criminel, qui est au-dessous de son temps, soit possible. L’une ne va pas sans l’autre.

Ce n’est pas tout. Outre cette utilité indirecte, il arrive que le crime joue lui-même un rôle utile dans cette évolution. Non seulement il implique que la voie reste ouverte aux changements nécessaires, mais encore, dans certains cas, il prépare directement ces changements. Non seulement, là où il existe, les sentiments collectifs sont dans l’état de malléabilité nécessaire pour prendre une forme nouvelle, mais encore il contribue parfois à prédéterminer la forme qu’ils prendront. Que de fois, en effet, il n’est qu’une anticipation de la morale à venir, un acheminement vers ce qui sera ! D’après le droit athénien, Socrate était un criminel et sa condamnation n’avait rien que de juste. Cependant son crime, à savoir l’indépendance de sa pensée, était utile, non seulement à l’humanité, mais à sa patrie. Car il servait à préparer une morale et une foi nouvelles dont les Athéniens avaient alors besoin parce que les traditions dont ils avaient vécu jusqu’alors n’étaient plus en harmonie avec leurs conditions d’existence. Or le cas de Socrate n’est pas isolé ; il se reproduit périodiquement dans l’histoire. La liberté de penser dont nous jouissons actuellement n’aurait jamais pu être proclamée, si les règles qui la prohibaient n’avaient été violées avant d’être solennellement abrogées. Cependant, à ce moment, cette violation était un crime, puisque c’était une offense à des sentiments encore très vifs dans la généralité des consciences. Et néanmoins ce crime était utile puis qu’il préludait à des transformations qui, de jour en jour, devenaient plus nécessaires. La libre philosophie a eu pour précurseurs les hérétiques de toute sorte que le bras séculier a justement frappés pendant tout le cours du moyen âge et jusqu’à la veille des temps contemporains. De ce point de vue, les faits fondamentaux de la criminologie se présentent à nous sous un aspect entièrement nouveau. Contrairement aux idées courantes, le criminel n’apparaît plus comme un être radicalement insociable, comme une sorte d’élément parasitaire, de corps étranger et inassimilable, introduit au sein de la société

Il s’en faut donc que les règles précédemment énoncées n’aient d’autre raison d’être que de satisfaire à un formalisme logique sans grande utilité, puisque, au contraire, selon qu’on les applique ou non, les faits sociaux les plus essentiels changent totalement de caractère. Si, d’ailleurs, cet exemple est particulièrement démonstratif — et c’est pourquoi nous avons cru devoir nous y arrêter — il en est bien d’autres qui pourraient être utilement cités. Il n’existe pas de société ou il ne soit de règle que la peine doit être proportionnelle au délit ; cependant, pour l’école italienne, ce principe n’est qu’une invention de juristes, dénuée de toute solidité

Cependant, ce critère écarté, non seulement on s’expose à des confusions et à des erreurs partielles, comme celles que nous venons de rappeler, mais on rend la science même impossible. En effet, elle a pour objet immédiat l’étude du type normal ; or, si les faits les plus généraux peuvent être morbides, il peut se faire que le type normal n’ait jamais existé dans les faits. Dès lors, que sert de les étudier ? Ils ne peuvent que confirmer nos préjugés et enraciner nos erreurs puisqu’ils en résultent. Si la peine, si la responsabilité, telles qu’elles existent dans l’histoire, ne sont qu’un produit de l’ignorance et de la barbarie, à quoi bon s’attacher à les connaître pour en déterminer les formes normales ? C’est ainsi que l’esprit est amené à se détourner d’une réalité désormais sans intérêt pour se replier sur soi-même et chercher au dedans de soi les matériaux nécessaires pour la reconstruire. Pour que la sociologie traite les faits comme des choses, il faut que le sociologue sente la nécessité de se mettre à leur école. Or, comme l’objet principal de toute science de la vie, soit individuelle soit sociale, est, en somme, de définir l’état normal, de l’expliquer et de le distinguer de son contraire, si la normalité n’est pas donnée dans les choses mêmes, si elle est, au contraire, un caractère que nous leur imprimons du dehors ou que nous leur refusons pour des raisons quelconques, c’en est fait de cette salutaire dépendance. L’esprit se trouve à l’aise en face du réel qui n’a pas grand’chose à lui apprendre ; il n’est plus contenu par la matière à laquelle il s’applique, puisque c’est lui, en quelque sorte, qui la détermine. Les différentes règles que nous avons établies jusqu’à présent sont donc étroitement solidaires. Pour que la sociologie soit vraiment une science de choses, il faut que la généralité des phénomènes soit prise comme critère de leur normalité.

Notre méthode a, d’ailleurs, l’avantage de régler l’action en même temps que la pensée. Si le désirable n’est pas objet d’observation, mais peut et doit être déterminé par une sorte de calcul mental, aucune borne, pour ainsi dire, ne peut être assignée aux libres inventions de l’imagination à la recherche du mieux. Car comment assigner à la perfection un terme qu’elle ne puisse dépasser ? Elle échappe, par définition, à toute limitation. Le but de l’humanité recule donc à l’infini, décourageant les uns par son éloignement même, excitant, au contraire, et enfiévrant les autres, qui, pour s’en rapprocher un peu, pressent le pas et se précipitent dans les révolutions. On échappe à ce dilemme pratique si le désirable, c’est la santé, et si la santé est quelque chose de défini et de donné dans les choses, car le terme de l’effort est donné et défini du même coup. Il ne s’agit plus de poursuivre désespérément une fin qui fuit à mesure qu’on avance, mais de travailler avec une régulière persévérance à maintenir l’état normal, à le rétablir s’il est troublé, à en retrouver les conditions si elles viennent à changer. Le devoir de l’homme d’État n’est plus de pousser violemment les sociétés vers un idéal qui lui paraît séduisant, mais son rôle est celui du médecin : il prévient l’éclosion des maladies par une bonne hygiène et, quand elles sont déclarées, il cherche à les guérir

On peut distinguer par là la maladie de la monstruosité. La seconde n’est une exception que dans l’espace ; elle ne se rencontre pas dans la moyenne de l’espèce, mais elle dure toute la vie des individus où elle se rencontre. On voit, du reste, que ces deux ordres de faits ne diffèrent qu’en degrés et sont au fond de même nature ; les frontières entre eux sont très indécises, car la maladie n’est pas incapable de toute fixité, ni la monstruosité de tout devenir. On ne peut donc guère les séparer radicalement quand on les définit. La distinction entre eux ne peut être plus catégorique qu’entre le morphologique et le physiologique, puisque, en somme, le morbide est l’anormal dans l’ordre physiologique comme le tératologique est l’anormal dans l’ordre anatomique. Par exemple, le sauvage qui aurait le tube digestif réduit et le système nerveux développé du civilisé sain serait un malade par rapport à son milieu. Nous abrégeons cette partie de notre développement ; car nous ne pouvons que répéter ici à propos des faits sociaux en général ce que nous avons dit ailleurs à propos de la distinction des faits moraux en normaux et anormaux.(V. Division du travail social, p. 33-39.) M. Garofalo a essayé, il est vrai, de distinguer le morbide de l’anormal (Criminologie, p.109, 110). Mais les deux seuls arguments sur lesquels il appuie cette distinction sont les suivants : lo Le mot de maladie signifie toujours quelque chose qui tend à la destruction totale ou partielle de l’organisme ; s’il n’y a pas destruction, il y a guérison, jamais stabilité comme dans plusieurs anomalies. Mais nous venons de voir que l’anormal, lui aussi, est une menace pour le vivant dans la moyenne des cas. Il est vrai qu’il n’en est pas toujours ainsi ; mais les dangers qu’implique la maladie n’existent également que dans la généralité des circonstances. Quant à l’absence de stabilité qui distinguerait le morbide, c’est oublier les maladies chroniques et séparer radicalement le tératologique du pathologique. Les monstruosités sont fixes. 2o Le normal et l’anormal varient avec les races, dit-on, tandis que On peut se demander, il est vrai, si, quand un phénomène dérive nécessairement des conditions générales de la vie, il n’est pas utile par cela même. Nous ne pouvons traiter cette question de philosophie. Nous y touchons pourtant un peu plus loin. V. sur ce point une note que nous avons publiée dans la Revue philosophique (no de novembre 1893) sur La Définition du socialisme. Les sociétés segmentaires, et notamment les sociétés segmentaires à base territoriale, sont celles dont les articulations essentielles correspondent aux divisions territoriales. (V. Division du travail social, p. 189-210.) Dans certains cas, on peut procéder un peu différemment et démontrer qu’un fait dont le caractère normal est suspecté, mérite ou non cette suspicion, en faisant voir qu’il se rattache étroitement au développement antérieur du type social considéré, et même à l’ensemble de l’évolution sociale en général, ou bien, au contraire, qu’il contredit l’un et l’autre. C’est de cette manière que nous avons pu démontrer que l’affaiblissement actuel des croyances religieuses, plus généralement, des sentiments collectifs à objets collectifs n’a rien que de normal ; nous avons prouvé que cet affaiblissement devient de plus en plus accusé à mesure que les sociétés se rapprochent de notre type actuel et que celui-ci, à son tour, est plus développé (Division du travail social, p. 73-182). Mais, au fond, cette méthode n’est qu’un cas particulier de la précédente. Car si la normalité de ce phénomène a pu être établie de cette façon, c’est que, du même coup, il a été rattaché aux conditions les plus générales de notre existence collective. En effet, d’une part, si cette régression de la conscience religieuse est d’autant plus marquée que la structure de nos sociétés est plus déterminée, c’est qu’elle tient, non à quelque cause accidentelle, mais à la constitution même de notre milieu social, et comme, d’un autre côté, les particularités caractéristiques de cette dernière sont certainement plus développées aujourd’hui que naguère, il n’y a rien que de normal à ce que les phénomènes qui en dépendent soient eux-mêmes amplifiés. Cette méthode diffère seulement de la précédente en ce que les conditions qui expliquent et justifient la généralité du phénomène sont induites et non directement observées. On sait qu’il tient à la nature du milieu social sans savoir en quoi ni comment. Mais alors, dira-t-on, la réalisation du type normal n’est pas l’objectif le plus élevé qu’on puisse se proposer et, pour le dépasser, il faut aussi dépasser la science. Nous n’avons pas à traiter ici cette question ex professo ; répondons seulement : 1o qu’elle est toute théorique, car, en fait, le type normal, l’état de santé est déjà assez difficile à réaliser et assez rarement atteint pour que nous ne nous travaillions pas l’imagination à chercher quelque chose de mieux ; 2o que ces améliorations, objectivement plus avantageuses, ne sont pas objectivement désirables pour cela ; car si elles ne répondent à aucune tendance latente ou en acte, elles n’ajouteraient rien au bonheur, et si elles répondent à quelque tendance, c’est que le type normal n’est pas réalisé ; 3o enfin que, pour améliorer le type normal, il faut le connaître. On ne peut donc, en tout cas, dépasser la science qu’en s’appuyant sur elle. De ce que le crime est un phénomène de sociologie normale, il ne suit pas que le criminel soit un individu normalement constitué au point de vue biologique et psychologique. Les deux questions sont indépendantes l’une de l’autre. On comprendra mieux cette indépendance, quand nous aurons montré plus loin la différence qu’il y a entre les faits psychiques et les faits sociologiques. Calomnies, injures, diffamation, dol, etc. Nous avons nous-même commis l’erreur de parler ainsi du criminel, faute d’avoir appliqué notre règle (Division du travail social, p. 395. 396). D’ailleurs, de ce que le crime est un fait de sociologie normale, il ne suit pas qu’il ne faille pas le haïr. La douleur, elle non plus, n’a rien de désirable ; l’individu la hait comme la société hait le crime, et pourtant elle relève de la physiologie normale. Non seulement elle dérive nécessairement de la constitution même de tout être vivant, mais elle joue un rôle utile dans la vie et pour lequel elle ne peut être remplacée. Ce serait donc dénaturer singulièrement notre pensée que de la présenter comme une apologie du crime. Nous ne songerions même pas à protester contre une telle interprétation, si nous ne savions à quelles étranges accusations on s’expose et à quels malentendus, quand on entreprend d’étudier les faits moraux objectivement et d’en parler dans une langue qui n’est pas celle du vulgaire V. Garofalo, Criminologie, p. 299. De la théorie développée dans ce chapitre on a quelquefois conclu que, suivant nous, la marche ascendante de la criminalité au cours du XIXe siècle était un phénomène normal. Rien n’est plus éloigné de notre pensée. Plusieurs faits que nous avons indiqués à propos du suicide (voir Le Suicide, p. 420 et suiv.) tendent, au contraire, à nous faire croire que ce développement est, en général, morbide. Toutefois, il pourrait se faire qu’un certain accroissement de certaines formes de la criminalité fût normal, car chaque état de civilisation a sa criminalité propre. Mais on ne peut faire la-dessus que des hypothèses.

CHAPITRE IV

RÈGLES RELATIVES À LA CONSTITUTION DES TYPES SOCIAUX

Puisqu’un fait social ne peut être qualifié de normal ou d’anormal que par rapport à une espèce sociale déterminée, ce qui précède implique qu’une branche de la sociologie est consacrée a la constitution de ces espèces et à leur classification.

Cette notion de l’espèce sociale a, d’ailleurs, le très grand avantage de nous fournir un moyen terme entre les deux conceptions contraires de la vie collective qui se sont, pendant longtemps, partagé les esprits ; je veux dire le nominalisme des historiens

C’est pour avoir méconnu l’existence d’espèces sociales que Comte a cru pouvoir représenter le progrès des sociétés humaines comme identique à celui d’un peuple unique « auquel seraient idéalement rapportées toutes les modifications consécutives observées chez les populations distinctes

Mais comment faut-il s’y prendre pour constituer ces espèces ?

I


Il peut sembler, au premier abord, qu’il n’y ait pas d’autre manière de procéder que d’étudier chaque société en particulier, d’en faire une monographie aussi exacte et aussi complète que possible, puis de comparer toutes ces monographies entre elles, de voir par ou elles concordent et par ou elles divergent, et alors, suivant l’importance relative de ces similitudes et de ces divergences, de classer les peuples dans des groupes semblables ou différents. À l’appui de cette méthode, on fait remarquer qu’elle seule est recevable dans une science d’observation. L’espèce, en effet, n’est que le résumé des individus ; comment donc la constituer, si l’on ne commence pas par décrire chacun d’eux et par le décrire tout entier ? N’est-ce pas une règle de ne s’élever au général qu’après avoir observé le particulier et tout le particulier ? C’est pour cette raison que l’on a voulu parfois ajourner la sociologie jusqu’à l’époque indéfiniment éloignée où l’histoire, dans l’étude qu’elle fait des sociétés particulières, sera parvenue à des résultats assez objectifs et définis pour pouvoir être utilement comparés.

Mais, en réalité, cette circonspection n’a de scientifique que l’apparence. Il est inexact, en effet, que la science ne puisse instituer de lois qu’après avoir passé en revue tous les faits qu’elles expriment, ni former de genres qu’après avoir décrit, dans leur intégralité, les individus qu’ils comprennent, La vraie méthode expérimentale tend plutôt à substituer aux faits vulgaires, qui ne sont démonstratifs qu’à condition d’être très nombreux et qui, par suite, ne permettent que des conclusions toujours suspectes, des faits décisifs ou cruciaux, comme disait Bacon

Mais quand même une classification serait possible d’après cette méthode, elle aurait le très grand défaut de ne pas rendre les services qui en sont la raison d’être. En effet, elle doit, avant tout, avoir pour objet d’abréger le travail scientifique en substituant à la multiplicité indéfinie des individus un nombre restreint de types. Mais elle perd cet avantage si ces types n’ont été constitués qu’après que tous les individus ont été passés en revue et analysés tout entiers. Elle ne peut guère faciliter la recherche, si elle ne fait que résumer les recherches déjà faites. Elle ne sera vraiment utile que si elle nous permet de classer d’autres caractères que ceux qui lui servent de base, que si elle nous procure des cadres pour les faits à venir. Son rôle est de nous mettre en mains des points de repère auxquels nous puissions rattacher d’autres observations que celles qui nous ont fourni ces points de repère eux-mêmes. Mais, pour cela, il faut qu’elle soit faite, non d’après un inventaire complet de tous les caractères individuels, mais d’après un petit nombre d’entre eux, soigneusement choisis. Dans ces conditions, elle ne servira pas seulement à mettre un peu d’ordre dans des connaissances toutes faites ; elle servira à en faire. Elle épargnera à l’observateur bien des démarches parce qu’elle le guidera. Ainsi, une fois la classification établie sur ce principe, pour savoir si un fait est général dans une espèce, il ne sera pas nécessaire d’avoir observé toutes les sociétés de cette espèce ; quelques-unes suffiront. Même, dans bien des cas, ce sera assez d’une observation bien faite, de même que, souvent, une expérience bien conduite suffit à l’établissement d’une loi.

Nous devons donc choisir pour notre classification des caractères particulièrement essentiels. Il est vrai qu’on ne peut les connaître que si l’explication des faits est suffisamment avancée. Ces deux parties de la science sont solidaires et progressent l’une par l’autre. Cependant, sans entrer très avant dans l’étude des faits, il n’est pas difficile de conjecturer de quel côté il faut chercher les propriétés caractéristiques des types sociaux. Nous savons, en effet, que les sociétés sont composées de parties ajoutées les unes aux autres. Puisque la nature de toute résultante dépend nécessairement de la nature, du nombre des éléments composants et de leur mode de combinaison, ces caractères sont évidemment ceux que nous devons prendre pour base, et on verra, en effet, dans la suite, que c’est d’eux que dépendent les faits généraux de la vie sociale. D’autre part, comme ils sont d’ordre morphologique, on pourrait appeler Morphologie sociale la partie de la sociologie qui a pour tâche de constituer et de classer les types sociaux.

On peut même préciser davantage le principe de cette classification. On sait, en effet, que ces parties constitutives dont est formée toute société sont des sociétés plus simples qu’elle. Un peuple est produit par la réunion de deux ou plusieurs peuples qui l’ont précédé. Si donc nous connaissions la société la plus simple qui ait jamais existé, nous n’aurions, pour faire notre classification, qu’à suivre la manière dont cette société se compose avec elle-même et dont ses composés se composent entre eux.

II

M. Spencer a fort bien compris que la classification méthodique des types sociaux ne pouvait avoir d’autre fondement.

« Nous avons vu, dit-il, que l’évolution sociale commence par de petits agrégats simples ; qu’elle progresse par l’union de quelques-uns de ces agrégats en agrégats plus grands, et qu’après s’être consolidés, ces groupes s’unissent avec d’autres semblables à eux pour former des agrégats encore plus grands. Notre classification doit donc commencer par des sociétés du premier ordre, c’est-à-dire du plus simple

Malheureusement, pour mettre ce principe en pratique, il faudrait commencer par définir avec précision ce que l’on entend par société simple. Or, cette définition, non seulement M. Spencer ne la donne pas, mais il la juge à peu près impossible

Le mot de simplicité n’a de sens défini que s’il signifie une absence complète de parties. Par société simple, il faut donc entendre toute société qui n’en renferme pas d’autres, plus simples qu’elle ; qui non seulement est actuellement réduite a un segment unique, mais encore qui ne présente aucune trace d’une segmentation antérieure. La horde, telle que nous l’avons définie ailleurs

Il est vrai qu’il n’existe peut-être pas de société historique qui réponde exactement à ce signalement ; mais, ainsi que nous l’avons montré dans le livre déjà cité, nous en connaissons une multitude qui sont formées, immédiatement et sans autre intermédiaire, par une répétition de hordes. Quand la horde devient ainsi un segment social au lieu d’être la société tout entière, elle change de nom, elle s’appelle le clan ; mais elle garde les mêmes traits constitutifs. Le clan est, en effet, un agrégat social qui ne se résout en aucun autre, plus restreint. On fera peut-être remarquer que, généralement, là où nous l’observons aujourd’hui, il renferme une pluralité de familles particulières. Mais, d’abord, pour des raisons que nous ne pouvons développer ici, nous croyons que la formation de ces petits groupes familiaux est postérieure au clan ; puis, elles ne constituent pas, à parler exactement, des segments sociaux parce qu’elles ne sont pas des divisions politiques. Partout où on le rencontre, le clan constitue l’ultime division de ce genre. Par conséquent, quand même nous n’aurions pas d’autres faits pour postuler l’existence de la horde — et il en est que nous aurons un jour l’occasion d’exposer — l’existence du clan, c’est-à-dire de sociétés formées par une réunion de hordes, nous autorise à supposer qu’il y a eu d’abord des sociétés plus simples qui se réduisaient à la horde proprement dite, et à faire de celle-ci la souche d’où sont sorties toutes les espèces sociales.

Une fois posée cette notion de la horde ou société à segment unique — qu’elle soit conçue comme une réalité historique ou comme un postulat de la science — on a le point d’appui nécessaire pour construire l’échelle complète des types sociaux. On distinguera autant de types fondamentaux qu’il y a de manières, pour la horde, de se combiner avec elle-même en donnant naissance à des sociétés nouvelles et, pour celles-ci, de se combiner entre elles. On rencontrera d’abord des agrégats formés par une simple répétition de hordes ou de clans (pour leur donner leur nom nouveau), sans que ces clans soient associés entre eux de manière à former des groupes intermédiaires entre le groupe total qui les comprend tous, et chacun d’eux. Ils sont simplement juxtaposés comme les individus de la horde. On trouve des exemples de ces sociétés que l’on pourrait appeler polysegmentaires simples dans certaines tribus iroquoises et australiennes. L’arch ou tribu kabyle, a le même caractère ; c’est une réunion de clans fixés sous forme de villages. Très vraisemblablement, il y eut un moment dans l’histoire ou la curie romaine, la phratrie athénienne était une société de ce genre. Au-dessus, viendraient les sociétés formées par un assemblage de sociétés de l’espèce précédente, c’est-à-dire les sociétés polysegmentaires simplement composées. Tel est le caractère de la confédération iroquoise, de celle formée par la réunion des tribus kabyles ; il en fut de même, à l’origine, de chacune des trois tribus primitives dont l’association donna, plus tard, naissance à la cité romaine. On rencontrerait ensuite les sociétés polysegmentaires doublement composées qui résultent de la juxtaposition ou fusion de plusieurs sociétés polysegmentaires simplement composées. Telles sont la cité, agrégat de tribus, qui sont elles-mêmes des agrégats de curies qui, à leur tour, se résolvent en gentes ou clans, et la tribu germanique, avec ses comtés qui se subdivisent en centaines, lesquelles, à leur tour, ont pour unité dernière le clan devenu village.

Nous n’avons pas à développer davantage ni à pousser plus loin ces quelques indications, puisqu’il ne saurait être question d’exécuter ici une classification des sociétés. C’est un problème trop complexe pour pouvoir être traité ainsi, comme en passant ; il suppose, au contraire, tout un ensemble de longues et spéciales recherches. Nous avons seulement voulu, par quelques exemples, préciser les idées et montrer comment doit être appliqué le principe de la méthode. Même il ne faudrait pas considérer ce qui précède comme constituant une classification complète des sociétés inférieures. Nous y avons quelque peu simplifié les choses pour plus de clarté. Nous avons supposé, en effet, que chaque type supérieur était formé par une répétition de sociétés d’un même type, à savoir du type immédiatement inférieur. Or, il n’y a rien d’impossible à ce que des sociétés d’espèces différentes, situées inégalement haut sur l’arbre généalogique des types sociaux, se réunissent de manière à former une espèce nouvelle. On en connaît au moins un cas ; c’est l’Empire romain, qui comprenait dans son sein les peuples les plus divers de nature

Mais une fois ces types constitués, il y aura lieu de distinguer dans chacun d’eux des variétés différentes selon que les sociétés segmentaires, qui servent à former la société résultante, gardent une certaine individualité, ou bien, au contraire, sont absorbées dans la masse totale. On comprend en effet que les phénomènes sociaux doivent varier, non pas seulement suivant la nature des éléments composants, mais suivant leur mode de composition ; ils doivent surtout être très différents suivant que chacun des groupes partiels garde sa vie locale ou qu’ils sont tous entraînés dans la vie générale, c’est-à-dire suivant qu’ils sont plus ou moins étroitement concentrés. On devra, par conséquent, rechercher si, à un moment quelconque, il se produit une coalescence complète de ces segments. On reconnaîtra qu’elle existe à ce signe que cette composition originelle de la société n’affecte plus son organisation administrative et politique. À ce point de vue, la cité se distingue nettement des tribus germaniques. Chez ces dernières l’organisation à base de clans s’est maintenue, quoique effacée, jusqu’au terme de leur histoire, tandis que, à Rome, à Athènes, les gentes et les γένη cessèrent très tôt d’être des divisions politiques pour devenir des groupements privés.

À l’intérieur des cadres ainsi constitués, on pourra chercher à introduire de nouvelles distinctions d’après des caractères morphologiques secondaires. Cependant, pour des raisons que nous donnerons plus loin, nous ne croyons guère possible de dépasser utilement les divisions générales qui viennent d’être indiquées. Au surplus, nous n’avons pas à entrer dans ces détails, il nous suffit d’avoir posé le principe de la classification qui peut être énoncé ainsi : On commencera par classer les sociétés d’après le degré de composition qu’elles présentent, en prenant pour base la société parfaitement simple ou à segment unique ; à l’intérieur de ces classes, on distinguera des variétés différentes suivant qu’il se produit ou non une coalescence complète des segments initiaux.

III

Ces règles répondent implicitement à une question que le lecteur s’est peut-être posée en nous voyant parler d’espèces sociales comme s’il y en avait, sans en avoir directement établi l’existence. Cette preuve est contenue dans le principe même de la méthode qui vient d’être exposée.

Nous venons de voir, en effet, que les sociétés n’étaient que des combinaisons différentes d’une seule et même société originelle. Or, un même élément ne peut se composer avec lui même et les composés qui en résultent ne peuvent, à leur tour, se composer entre eux que suivant un nombre de modes limité, surtout quand les éléments composants sont peu nombreux ; ce qui est le cas des segments sociaux. La gamme des combinaisons possibles est donc finie et, par suite, la plupart d’entre elles, tout au moins, doivent se répéter. Il se trouve ainsi qu’il y a des espèces sociales. Il reste, d’ailleurs, possible que certaines de ces combinaisons ne se produisent qu’une seule fois. Cela n’empêche pas qu’il y ait des espèces. On dira seulement dans les cas de ce genre que l’espèce ne compte qu’un individu

Il y a donc des espèces sociales pour la même raison qui fait qu’il y a des espèces en biologie. Celles-ci, en effet, sont dues à ce fait que les organismes ne sont que des combinaisons variées d’une seule et même unité anatomique. Toutefois, il y a, à ce point de vue, une grande différence entre les deux règnes. Chez les animaux, en effet, un facteur spécial vient donner aux caractères spécifiques une force de résistance que n’ont pas les autres ; c’est la génération. Les premiers, parce qu’ils sont communs à toute la lignée des ascendants, sont bien plus fortement enracinés dans l’organisme. Ils ne se laissent donc pas facilement entamer par l’action des milieux individuels, mais se maintiennent, identiques a eux-mêmes, malgré la diversité des circonstances extérieures. Il y a une force interne qui les fixe en dépit des sollicitations à varier qui peuvent venir du dehors ; c’est la force des habitudes héréditaires. C’est pourquoi ils sont nettement définis et peuvent être déterminés avec précision. Dans le règne social, cette cause interne leur fait défaut. Ils ne peuvent être renforcés par la génération parce qu’ils ne durent qu’une génération. Il est de règle, en effet, que les sociétés engendrées soient d’une autre espèce que les sociétés génératrices, parce que ces dernières, en se combinant, donnent naissance à des arrangements tout à fait nouveaux. Seule, la colonisation pourrait être comparée à une génération par germination ; encore, pour que l’assimilation soit exacte, faut-il que le groupe des colons n’aille pas se mêler à quelque société d’une autre espèce ou d’une autre variété. Les attributs distinctifs de l’espèce ne reçoivent donc pas de l’hérédité un surcroît de force qui lui permette de résister aux variations individuelles.·Mais ils se modifient et se nuancent à l’infini sous l’action des circonstances ; aussi, quand on veut les atteindre, une fois qu’on a écarté toutes les variantes qui les voilent, n’obtient-on souvent qu’un résidu assez indéterminé. Cette indétermination croît naturellement d’autant plus que la complexité des caractères est plus grande ; car plus une chose est complexe, plus les parties qui la composent peuvent former de combinaisons différentes. Il en résulte que le type spécifique, au delà des caractères les plus généraux et les plus simples, ne présente pas de contours aussi définis qu’en biologie

Je l’appelle ainsi, parce qu’il a été fréquent chez les historiens, mais je ne veux pas dire qu’il se retrouve chez tous. Cours de philos. pos., IV, 263. Novum Organum, II, § 36. Sociologie, II, 135. «Nous ne pouvons pas toujours dire avec précision ce qui constitue une société simple.» (Ibid., 135,136.) Ibid., 136 Division du travail social, p. 189. Toutefois il est vraisemblable que, en général, la distance entre les sociétés composantes ne saurait être très grande ; autrement, il ne pourrait y avoir entre elles aucune communauté morale. N’est-ce pas le cas de l’empire romain, qui parait bien être sans analogue dans l’histoire ? En rédigeant ce chapitre pour la première édition de cet ouvrage, nous n’avons rien dit de la méthode qui consiste à classer les sociétés d’après leur état de civilisation. À ce moment, en effet, il n’existait pas de classifications de ce genre qui fussent proposées par des sociologues autorisés, sauf peut-être celle, trop évidemment archaïque, de Comte. Depuis, plusieurs essais ont été faits dans ce sens, notamment par Vierkandt (Die Kulturtypen der Menschheit, in Archiv. f. Anthropologie, 1898), par Sutherland (The Origin and Growth of the Moral Instinct), et par Steinmetz (Classification des types sociaux in Année sociologique, III, p. 43-147). Néanmoins, nous ne nous arrêterons pas à les discuter, car ils ne répondent pas au problème posé dans ce chapitre. On y trouve classées, non des espèces sociales, mais, ce qui est bien différent, des phases historiques. La France, depuis ses origines, a passé par des formes de civilisation très différentes ; elle a commencé par être agricole, pour passer ensuite à l’industrie des métiers et au petit commerce, puis à la manufacture et enfin à la grande industrie. Or il est impossible d’admettre qu’une même individualité collective puisse changer d’espèce trois ou quatre fois. Une espèce doit se définir par des caractères plus constants. L’état économique, technologique, etc., présente des phénomènes trop instables et trop complexes pour fournir la base d’une classification. Il est même très possible qu’une même civilisation industrielle, scientifique, artistique puisse se rencontrer dans des sociétés dont la constitution congénitale est très différente. Le Japon pourra nous emprunter nos arts, notre industrie, même notre organisation politique ; il ne laissera pas d’appartenir à une autre espèce sociale que la France et l’Allemagne. Ajoutons que ces tentatives, quoique conduites par des sociologues de valeur, n’ont donné que des résultats vagues, contestables et de peu d’utilité.

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