§ 1. — Les voyageurs de la fin du XVIIIe siècle sont unanimes à célébrer la beauté naturelle des provinces moldo-valaques « soumises au Grand Turc ». Ils ne se lassent pas d’admirer les sites pittoresques des Carpathes, le cours majestueux du Danube, les prairies émaillées de fleurs; de dénombrer les produits du sol : blé, maïs, seigle, forêts superbes peuplées des essences les plus variées, pâturages nourrissant d’innombrables troupeaux. A les en croire, les montagnes abondent en métaux précieux, eu charbon, en sel, et les fleuves qui en descendent roulent dans leurs flots des paillettes d’or...
Un seul être semble se refuser â cette gaîté universelle de la nature, semble se soustraire aux yeux étonnés du vovageur : c’est l’homme. Les grandes routes sont désertes. Les villages, misérables et clairsemés, se cachent dans les replis du sol... Le voyageur note, avec étonnement, que, dans ce pays où la nature paraît si heureuse, l’homme ressemble à un proscrit : « Les Principautés sont favorisées par la nature, persécutées par le sort ».
Dans chaque village, une seule rue, le long de laquelle s’alignent les maisons, toutes pareilles, longues et larges de six à sept pieds, avec des poteaux supportant le toit de chaume qui dépasse les murs de torchis. Dans chaque maison, une seule fenêtre; en guise de vitre, une vessie tendue. Un gros poêle, qui occupe la moitié de la place, est l’unique meuble. C’est derrière le poêle, dessus ou même dedans (car souvent il n’y a pas de feu), que couchent le paysan et toute sa famille. — Ceci représente encore un village relativement riche. Le type d’habitation le plus commun, le « bordei » du paysan, est un simple trou que protège un toit de perches recouvertes de terre, dépassant à peine le niveau du sol. L’herbe croit dessus, de sorte que l’on dirait de loin une légère ondulation de terrain, si, de temps en temps, quelques nuages de fumée ne révélaient une habitation humaine. L’intérieur est indescriptible. Ni meubles, ni ustensiles, à l'exception de quelques planches, servant de lit et de sièges, et de la marmite ou du chaudron où l’on cuit la « mămăliga », sorte de bouillie de maïs, la seule nourriture que le paysan peut s’offrir. Le chaudron lui-même est souvent la propriété commune de cinq ou six familles.
Dans celte véritable tanière, le voyageur découvre avec horreur et compassion l’homme, à peine couvert de haillons, les traits abrutis, le visage pâle et décharné; la femme, encore plus dégradée, les enfants tout à fait nus ...
§2. — Les causes de la misère du paysan sont variées et multiples, bien qu’elles ne datent pas de loin. Elles sont dues à la situation extérieure des Principautés aussi bien qu’à leur mauvaise administration intérieure.
Depuis que la Turquie avait cessé de respecter les anciens traités avec les principautés de Moldavie et de Valachie, et leur envoyait tous les trois ans, parfois plus fréquemment, des princes grecs de son choix, on voit croître, d’une part, la haine des boyars contre ces princes, toujours avides d’argent, et, de l’autre, les abus de pouvoir des propriétaires de la terre vis-à-vis du paysan attaché à la glèbe depuis le commencement du XVIIe siècle. — Ignorant ce qui se passait réellement dans le pays qu’ils administraient et craignant les boyars du pays qui, par leurs plaintes à Constantinople, auraient pu obtenir leur révocation, — les princes fermaient les yeux sur la conduite abusive des boyars et des moines. Mais les paysans supportèrent moins facilement le joug des propriétaires que ceux-ci ne supportèrent celui des Princes grecs : des cent quarante-sept mille famines de contribuables, révélées par le recensement de 1741, il ne restait plus, cinq ans plus tard, en 1746, que soixante-dix mille. C'était de quoi inquiéter à la fois les boyars propriétaires, la Sublime Porte et les princes phanariotes eux-mêmes. Le prince Constantin Mavrocordat inventa, — à la suite d’un firman menaçant de la Sublime Porte, — un moyen qui lui permit à la fois de se concilier le Sultan, de calmer les boyars mécontents par des avantages réels, de s’attirer les paysans par une illusion de bienfaits et surtout d’enrichir son trésor. Ce moyen, aussi ingénieux que simple, ce fut l’Émancipation du paysan moldave et valaque (Valachie, 1746; Moldavie, 1749). Certes, la condition du paysan était loin d’étre heureuse avant 1716. Il faut noter pourtant qu’il était esclave de la terre, plutôt que du propriétaire ; celui-ci devait le nourrir, le soigner en cas de maladie, réparer ses instruments aratoires. S’il était corvéable à merci, le sol qu’il avait à exploiter n'était pas limité; enfin il ne devait à l’État qu’une faible capitation. La « Réforme » de Constantin Mavrocordat eut comme résultat de supprimer tous ces avantages réels et de transformer le paysan en contribuable. Jamais grand mot ne fut plus creux ni plus dangereux que ce mot d'émancipation. Le paysan doit encore travailler vingt-quatre jours par an au profit du propriétaire; il lui doit la dime de tous les produits, il lui paye une indemnité pour tout changement de domicile. — Les propriétaires sont déliés de toute obligation envers les paysans. Pour les dédommager de ce qu’on appelle leurs « sacrifices », chaque boyar, chaque couvent reçoit un certain nombre de paysans qui sont attachés à ses terres et lui payent la dîme : ce sont les « poslujnici » (paysans étrangers) et les « scutelnici » où exemptés (paysans indigènes). Le nombre de ces exemptés varia ; au début il n’était que de cinquante pour un grand boyar, de plusieurs centaines pour un grand couvent. — Pour dédommager encore les boyars des « sacrifices» qu'ils venaient de faire « au nom de Notre Seigneur et de l’humanité », on fit retomber sur des contribuables les charges qui pesaient auparavant sur les propriétaires. L’impôt comporta 5 à 10 « lei » par tête, payable par quarts, plus un « para », frais de perception, et les 10 « lei » de la taxe de délibération.
Qu’on ne s’y trompe donc point : l’« émancipation » de 1746-1749 ne fut en réalité que l’émancipation des boyars de la plupart de leurs obligations envers le paysan, d’une part, et envers l'Etat, de l’autre. Quant au paysan, au lieu d’un maître, il en eut désormais deux : son ancien propriétaire el I’Etat. Le mot de liberté est un grand mot s’il répond à un fait réel ; mais il vaut mieux être appelé esclave et jouir de certaines libertés réelles, que de se voir décréter le nom de libre, alors que l’on redouble les chaînes de votre esclavage. Cependant Constantin Mavrocordat, dont le trésor grossit bientôt d'une manière fabuleuse, fit publier partout en Europe qu’il avait délivré de l'esclavage une portion du genre humain et crut réellement avoir satisfait par ses mesures le paysan « libre », le boyar intéressé et l’humanité.
Et c’est ce que croisent encore aujourd’hui la plupart des historiens de la Moldavie et de la Valachie.
§ 3. — A partir de ce moment, la situation du paysan fut la suivante : l'administration princière, d’une part, et le propriétaire, de l’autre, crurent que le paysan devait leur être infiniment reconnaissant : la première, du service qu’elle lui avait rendu en l’« émancipant », l’autre, des « sacrifices » qu’il avait faits en acceptant l’émancipation. On devint des deux côtés de plus en plus exigeant. A chaque avènement, sous prétexte de suprimer les abus introduits, on rédige un règlement, qui n’est qu’une aggravation du précédent. Le prince Constantin Mavrocordat lui-même multiplia autant qu’il put le nombre de ses « quarts». Ses successeurs en Valachie l’imitèrent : Constantin Racoviță (1753-4756) redoubla les « quarts » ; Scarlat Ghica (1765-1766) les exigea tous les mois; Alexandre Ypsilanti (1774-1782 et 1796-1797) réduisit le nombre des payements annuels à trois, mais en augmenta considérablement la valeur; Constantin Ypsilanti (1802-1806) embrouilla les choses, en divisant les pays en groupes de contribuables « lude »), desquels il exigea un impôt à sa volonté ; Jean Carageà (1812-1818) profita de celte confusion pour exiger des paysans le double. En Moldavie, l’arbitraire apparaît dès 1749 (déposition de Mavrocordat) : chaque prince exigea des paysans ce qu'il voulait, et les exigences allèrent toujours en augmentant.
Mais l’impôt direct, légal ne fut bientôt qu’une faible partie de ce qu’on exigea du paysan. « Libre » et surtout « contribuable », il dut acquitter les impôts indirects que payaient auparavant les couvents et les boyars. Ces « ruzumaturi » frappaient tous les produits du pays et dépassèrent bientôt dix ou vingt fois l’impôt régulier. C’était d’abord l’impôt sur le gros détail (văcărit), qui montait à plusieurs « lei » par an et qu’on exigea bientôt en été elen hiver, puis, sous des noms différents, presque tous les mois ; l’impôt sur les ruches (dezetina) qui monta jusqu’à un « leu » pour chaque rucher; la goştina, impôt sur les brebis; puis, grossissant et se multiplant sans cesse !... le căm i nărit, Ie fumări t, le gărdărărit, le soponărit, le cântărărit, la spendonia, etc etc. — Ce fut tout un vocabulaire spécial que celui de ces impositions indirectes, vocabulaire qu’on a bien de la peine à comprendre aujourd’hui.
Pour compléter notre tableau, disons qu’il n’y a point de tortures morales ou physiques que l’on n’emploie pour extorquer au paysan tout le produit de son travail. Ce sont des étrangers qui n’avaient aucun intérêt dans les affaires du pays, ce sont de grands boyars du pays, intéressés, au contraire, à cacher cet état de choses — qui nous révèlent ces atrocités. Pour contraindre le paysan à livrer tout son argent on avait le fer rouge appliqué sur la poitrine, les pals de roseau sous les ongles, les œufs chauds sous l’aisselle, la pendaison la tête en bas. Parfois on en enfermait des dizaines dans une étable où l’on mettait le feu, — ou bien enfin on les couchait par terre, attachés par le coude les uns aux autres, les yeux en plein soleil, une poutre sur le ventre, oints de miel ou d’asphalte, en proie au soleil, aux mouches ou aux guêpes. Robuste de constitution, le paysan succombait par fois à ces tortures. Les survivants devaient bien avouer leur fortune, l’exagérer même. L’administration empochait le dernier « para » du paysan, vendait à l’enchère ses meubles, ses ustensiles, son blé, son bétail, qu’un banquier grec ou un cabaretier juif s’empressait d’acheter.
Pour les propriétaires (boyars et moines), la réforme de Constantin Mavrocordat fut de même le point de départ de nouvelles vexations. D’abord ils firent semblant d’ignorer la réforme. Puis, pressés par les princes et craignant les émigrations ils y accédèrent peu à peu, mais il se forma dans leur esprit l’idée qu’ils avaient fait de fortes concessions et que, en retour, ils avaient bien le droit d’augmenter de plus en plus leurs privilèges. Ce fut surtout en Moldavie que ces exigences des boyars et des moines augmentèrent rapidement. Opprimés par le gouvernement et les propriétaires, les paysans se mirent en grève en 1766 et batti rent les campagnes, en refusant tout : impôt et corvée. Ils eurent le malheur de trouver dans le prince régnant du pays, Grégoire Ghica, un défenseur. Celui-ci eut le courage de réduire de moitié le nombre des jours de corvée. Mais neuf ans plus tard (1775), sept boyars, le métropolitain en tète, exigèrent l'abolition du chrysobulle de 1766, demandant non plus douze jours, ni même vingt-quatre jours de corvée, comme depuis la réforme, mais bien un jour sur dix. Grégoire Ghica résista d abord, mais dut enfin céder, et il paya de sa vie sa lutte contre les propriétaires. Ceux-ci remportèrent bientôt une autre victoire. L’« Urbarium » de 1790, arraché au prince Alexandre Moruzzi, sous le prétexte que « les paysans se trouvent dans une situation prospère et florissante », abolit les journées de travail et transforma la corvée en tâche déterminée. « Toute charrue devait labourer ou herser chaque année une superficie de quatre-vingts perches de terrain, au profit du propriétaire;en outre, le paysan devait sarcler quinze perches, moissonner trente perches, faucher une « falcea », faire deux transports de bois, aider aux réparations nécessaires des dépendances du domaine. — A partir de ce moment, le système fut de confondre, à chaque instant, le nombre des jours de corvée et « la tâche déterminée » : on exigea tant de jours et, par-dessus, un tel nombre de « fălcii » à labourer ou à sarcler. Bien entendu, le nombre des « poslujnici » et des « scutelnici », attachés à chaque propriétaire, grossissait de plus en plus.
En Valachie, les choses se passèrent plus humainement jusqu’en 1814, tant à cause du voisinage plus immédiat de la puissance souveraine, que, surtout, à cause des émigrations, bien plus fréquentes qu’en Moldavie. L’« Urbarium » moldave de 1790 ouvrit de nouvelles perspectives aux boyars valaques. A partir de ce moment, la confusion du nombre des jours de travail et de la « tâche déterminée » fut la règle. L’expression la plus complète de cet égoïsme croissant des propriétaires et de cet esprit de confusion se trouve dans la loi agraire du prince Carageà, en 1814. On dirait un acte de condamnation en règle du paysan. Sur les dix-neuf articles de cette loi, il y en ajuste deux qui traitent des obligations du propriétaire. Le reste est divisé en deux parties égales : la première traite des devoirs du paysan envers le propriétaire, la deuxième traite de tout ce qui lui est interdit !
Il faut encore se rappeler que ces prescriptions officielles ne sont rien encore de ce que l’on exige en réalité du paysan. Les agents du propriétaire emploient les mêmes violences que ceux de l’Etat. Le boyar ne soigne presque jamais ses terres. Elles sont administrées par des fermiers qui sont la plupart du temps des Grecs venus de Constantinople dans le but de s’enrichir et qui emploient, dans ce but, tous les moyens.
Et avec tout cela, on est loin d’avoir parcouru la gamme entière des souffrances du paysan moldave et valaque...
§ 4. — Si la situation intérieure des Principautés va mal, leur si tuation extérieure va, peut-être, plus mal encore. L’une et l’autre ont pour principal effet d’aggraver le sort de la population agricole. Placées entre trois puissances, la Turquie, la Russie et l’Autriche, soumises à la première, convoitées par les deux au tres, la Moldavie et la Valachie eurent à souffrir, pendant plus d'un siècle, d’empiétements successifs sur leurs droits de la part de la Turquie, et furent destinées à être le théâtre de guerres sanglantes, principalement entre leur puissance suzeraine et la Russie. De là, une double série de souffrances qu’eurent à endurer les paysans : les unes en temps de paix, que durent à la Turquie surtout les paysans de la Valachie, — les autres en temps de guerre que durent aux Russes surtout les paysans de la Moldavie.
L’impôt payé à la Porte était en somme peu de chose : quelques dizaines de milliers de piastres. Mais c’était un impôt de plus, et la complaisance des hospodars le grossissait sans cesse. De plus, au lieu d’être payé, comme c’était le principe, par toutes les classes de la population, il fut mis, peu à peu, à la charge exclusive des populations rurales. A cela s’ajoutaient d autres exigences.
Depuis la perte de la Crimée (1783), le gouvernement turc dut songer à trouver ailleurs de quoi approvisionner la capitale des sultans. Ce fut surtout sur les Principautés danubiennes qu’il mit ses espérances. La Moldavie et la Valachie ne furent plus seulement des provinces tributaires de la Sublime Porte, elles devinrent aussi « le grenier de Constantinople ». En dehors du tribut en argent, elles durent payer un tribut en nature. Deux fois par an, des agents munis d’un firman venaient « acheter » des provisions. C’étaient, au printemps, les « capenlei », marchands grecs qui achetaient du bétail, des moutons, à des prix fixés d’avance par la Sublime Porte (quittes à être remaniés par eux de connivence avec les fonctionnaires du pays), et en été, les janissaires turcs, qui venaient à embarquer à Galatz et à Ibraïlow une quantité fixée tous les ans de blé et de maïs. Le paysan devait transporter et charger lui-même ses produits, heureux quand il pouvait retourner chez lui sain et sauf, plus heureux quand il rapportait un peu d’argent. Tous les ans, des milliers de chevaux, des centaines de milliers de moutons, un million cinq cent mille boisseaux de froment partaient ainsi pour Constantinople. Ce ne sont là encore que les exigences régulières de la puissance suzeraine : tantôt la Sublime Porte a besoin d’un navire qui coule autant que le tribut annuel et dont les paysans des Principautés doivent couvrir les frais (1797), tantôt elle a besoin « d’acheter » dans le pays un nombre supplémentaire de chevaux, quelques centaines, aux frais du pays (1798), ou bien il lui faut de l’argent pour construire des greniers à Bender, ou bien elle a à réparer une certaine forteresse, et, pour cela il lui faut, outre de l’argent et des matériaux, une dizaine de milliers d'ouvriers. Le tout vient des Principautés... — Il faut ajouter encore les incursions des pachas turcs d’outre-Danube qui, en leur propre nom, pénètrent dans le pays, s'emparent des moutons ou du blé des habitants, sans éprouver aucun besoin d’acquitter le prix de ce qu’ils prennent... Enfin, et surtout, au commencement de ce siècle, les révoltes des pachas contre le Sultan. Ce furent d’abord le pacha de Viddin, le fameux Pasvan-Oglu, puis le pacha de Silistrie, puis celui d’Ostrov. Au lieu d’attaquer les armées de leurs maîtres, ils trouvaient préférable d’aller piller et passer au fil de l’épée ses sujets chrétiens d’outre-Danube; les villes eurent beaucoup à souffrir de leurs incursions, mais les villages encore davantage; le nom de Pasvan-Oglu est resté légendaire dans le peuple et les mères s’en servent encore à la campagne pour faire peur aux enfants.
De la part des Russes, le paysan eut moins souvent, mais plus cruellement à souffrir. L’histoire des Principautés au XVIIIe siècle pourrait se diviser en périodes séparées par une guerre russo- turque : 1711; 1736-1739; 1769-1774; 1787-1792; 1806-1812.
Pendant la première de ces guerres, qui fut du reste la seule malheureuse pour les Russes, les Moldaves montrèrent beaucoup de sympathies pour les soldats de Pierre le Grand qui venaient « à leur délivrance »; mais, à mesure que le sort des armes se montra plus favorable aux Russes et qu’on les vit plus souvent, on s’aperçut de la cruauté el des exigences multiples des armées impériales. Le boyar trouva bientôt moyen de s’arranger avec l'envahisseur, et ce fut sur le paysan que retomba de plus en plus tout le poids des brutalités russes. On connaît surtout l'histoire de la dernière campagne (1806), qui fut aussi la plus cruelle. Un général de l’armée russe nous raconte que les soldats dévastaient et détruisaient tout sur leur passage, s'emparaient des chariots des villages et maltraitaient les habitants. Les paysans prenaient la fuite à leur approche et se retiraient dans les montagnes. Un chef, énervé à la suite d’une défaite, passait la nuit dans un village de la Moldavie : une vache qui beuglait l'empêchait de dormir, il lui fît couper la tête ; un enfant l’importunait par ses cris : « Demain, s'écria-t-il, il ne m’importunera plus »; et, le lendemain, il mit le feu au village, chassant dans la plaine couverte de neige tous les habitants, qui y périrent de froid et de faim. — Il faut ajouter aux cruautés les réquisitions arbitraires; vin, eau-de-vie, blé, foin, avoine, tout était pris sans achat. En mars 1812, le pays dut fournir soixante-dix mille boisseaux de blé et d'orge; un mois plus tard, vingt chariots de provisions, chacun attelé de quatre bœufs et conduit par deux paysans. — Il faut compter encore avec les exactions que les chefs commettent parfois en leur propre nom. Le même général aux nerfs sensibles, dons nous avons parlé, fit rassembler tout ce qu’il put trouver de bétail dans les alentours et les envoya, sans autre forme de procès, dans ses terres de Russie. Un autre exigea du Divan valaque qu’il lui offrit une tabatière de quatre-vingt mille piastres dans un délai de quinze jours. Un troisième inventa d’exiger, en Moldavie, « la contribution annuelle », moitié en nature, moitié en argent, — le tout payable en vingt jours.
Turcs, Russes... — ajoutez-y les épidémies, la peste, venant du Danube, le choléra, venant du Pruth, les sauterelles, les incendies, les inondations, les mauvaises récoltes.
Accablé par tant de calamités, le paysan ne peut payer l’impôt; il a recours au propriétaire ou à son fermier. Parfois il trouve son argent chez le banquier grec, le cabaretier juif... Il emprunte à n’importe quelles conditions : il engage par anticipation tout le produit de ses terres, le grain, la cire, la laine, le veau, le poulain. On comprend qu’il lui est le plus souvent impossible de faire face à l’échéance. On a vu alors des paysans vendus pour un an, pour deux ans, à un boyar ou à un petit fermier... Et voilà comment, par un cercle vicieux, l’esclavage, aboli en principe par la réforme de Constantin Mavrocordat, reparaît, en fait, à la suite des misères toujours plus grandes du paysan.
§ 5. — A quoi pense-t-il cet être infortuné, persécuté par tout le monde? Penser, c’est lui demander trop. Abruti par la souffrance, par la misère, par les déceptions continuelles, il n'a jamais de pensées... Demandons-nous plutôt ce qui se passe dans son âme.
Son état d’âme pourrait se peindre surtout par des traits négatifs. Il espère en rien, il n’aime rien, il ne croit en rien. Inconsciemment, il sent bien que la situation est sans issue ; il n’attend pas une amélioration de son sort. Quand le malheur arrivera-t-il encore? Sous quelle forme nouvelle se présentera-t-il ? voilà les seules questions possibles ; le paysan attend chaque jour, si l’on peut s’exprimer ainsi, « l’imprévu dans son malheur ». Il a conscience que tout le monde est son ennemi, que ses ennemis de toutes sortes, fermiers, propriétaires, gens de l'administration, princes, Turcs, Russes, forment comme une sorte de hiérarchie d’oppresseurs, dont chacun a peur de ses supérieurs, mais dont chacun l’opprime en vertu de la puissance qu’il a. A plusieurs reprises, le paysan a mis son espoir dans l’un ou dans l’autre de ces oppresseurs; il a fini par considérer tout inconnu comme une force qui l’oblige à débourser, qui s’emparera de son bétail, qui traîne derrière elle des instruments de torture.
Ce qui vous donne du courage dans la lutte contre le malheur, c’est l’espoir ferme qu’il cessera un jour, c’est la croyance qu’il y a dans ce monde des êtres qui pensent à vous, qui sympathisent avec vous, qui luttent avec vous, pour votre délivrance. Dans le pays riant de la Moldavie et de la Valachie, l’horizon moral est sombre. Autour de lui, le paysan ne voit se mouvoir que des êtres méchants, ennemis... En vérité, à qui pourrait-il adresser ses plaintes?... Le propriétaire ou le fermier d’un côté, les gens de l’administration de l’autre, abusent à son égard au-delà de ce que la loi leur permet. On pourrait s’en plaindre aux « ispravnics » qui sont à la tète de chaque département, on pourrait s’en plaindre aux gens du contrôle qui passent assez fréquemment dans le village. Mais l’« ispravnic » doit souvent sa nomination au boyar, et c’est lui-même qui dirige les collecteurs d'impôt tortionnaires. Une fois sur deux, c’est même un Grec qui ne connaît pas la langue du pays. Quant au contrôleur qui passe tous les mois, dans les villages, il vaut mille fois mieux se taire. On vous promet la justice, on menace les collecteurs... mais, soudain on vous avoue que tout s’est passé en règle et qu’il n’y a rien à y redire...; bientôt les collecteurs passeront de nouveau. L’« épreuve » a emporté le reçu, il faut payer de nouveau, — et plus qu'auparavant, car il faut apaiser le collecteur accusé in justement, et surtout le dédommager de ce qu’il lui en a conté pour persuader l’« épreuve ». Mieux vaut souffrir en silence !
Là-bas, au loin, dans son palais princier, à Bucarest et à Jassy, se tient inconnu cet être gigantesque, au nom de qui tout agit et qui change assez souvent, le Prince... Peut-être aurait-il pitié des souffrances des campagnes! — Le paysan ne connaît pas tout le système de l’administration de son pays, — il ne sait pas que — c’est à la tête du pays qu’il faut chercher surtout la source du mal... Du reste, le Prince est trop loin de son village et de son esprit. Il ne sait que d’une manière vague qui gouverne et comment se gouverne le pays. Il se doute vaguement pourtant, et de plus en plus, que celui-là est aussi coupable que tous ses fonctionnaires; on lui dit de plus en plus que c’est en son nom surtout que l’on agit, que c'est pour l’enrichir qu’on prend sa dernière vache, sa dernière hotte de foin, son dernier para. Il ne faut pas essayer de se plaindre à lui... Du reste, il est tellement entouré par les bourreaux!... Trois fois les paysans ont eu affaire à lui : une fois, ils se sont révoltés, ils sont entrés dans la capitale : les hommes du prince, les « satirgi-bașa », les « idicli », les ont dispersés et masacrés; — une autre fois, un village adressa une supplique au Prince : comme réponse, tous les pétitionnaires furent emprisonnés; — une troisième fois, un certain nombre de paysans des environs de Bucarest vinrent se plaindre, sous les fenêtres du Hospodar, des gens de l'administration : « Payez les impôts, leur répondit sévèrement le Prince, et l’on ne vous torturera plus. » — ... C’est pourquoi le paysan n’espère plus dans aucun prince ; il sait même que la dernière chose à désirer, ce serait qu’il s’en allât : le prince qui succédera aggravera encore l’impôt et les conditions du travail. — « Changement des princes, joie des fous », dit un proverbe.
Mais ce hospodar lui-même dépend des Turcs : des pachas du Danube, du Grand-Vizir, du Sultan. Le paysan tremble devant ces noms-là. C’est à la suite d’un firman de la Turquie que le prince Mavrocordat a dù songer à la « régénération » du paysan moldo-valaque, et tous les firmans de la Sublime Porte recommandent aux princes et à leurs gens d’avoir soin du paysan. Mais ce sont autant de formules vides, et d’ailleurs les exactions des envoyés de la Porte valent celles des administrateurs indigènes. Le paysan a trouvé un proverbe pour exprimer son sentiment envers la protection ottomane : « Ne te fie pas au Turc! »
Quant au Russe, le paysan s’en méfie plus que de tous les autres : administrateur, il est aussi mauvais que le Phanariote ; en campagne, il est plus pillard et plus cruel que le Turc... Dans cette hiérarchie de maîtres, indigènes ou étrangers, le paysan ne voit donc que des oppresseurs, que des ennemis, les uns plus redoutables que les autres... — C’est pourquoi le paysan n’espère plus en rien, n'aime plus rien, ne croit plus en rien...
Croit-il en Dieu ? — Il nous serait bien difficile de l’établir. Il y croirait peut-être plus et mieux s’il était laissé un jour par semaine tranquille par les propriétaires et les gens de l’administration... ; si les Russes n’étaient pas venus le « délivrer » au nom de la croix...; s’il n’était pas devenu un fantôme hâve », fiévreux, débile...; s’il n’y avait point les épidémies, les sauterelles, les incendies, les inondations, les mauvaises récoltes... ; s’il voyait au loin une petite lueur d’espoir... ; si le prêtre de son village n’était pas ce représentant singulier de la divinité, avec qui nous ferons bientôt plus ample connaissance... — Comme tout esprit cruellement mis à l’épreuve et inculte, le paysan est plutôt superstitieux que croyant ; il a plutôt peur de Dieu, qu’il n’espère en lui, qu’il ne l’aime... Il voit dans l’autre monde une doublure de celui-ci, un enfer surtout ; Dieu est un fantôme qui lui fait peur, le dernier qui lui fasse peur, et dans lequel il ne met aucune espérance... ; il le torturera une fois à son tour, pendant une nuit éternelle, après que les gens du pays, les Turcs, les Russes, auront cessé de le torturer ici-bas...
S’il n’aime pas Dieu, il aime encore moins sa patrie. C’est encore un des traits négatifs de son âme. Qu’est-ce qu’une « patrie » ? La notion manque au paysan moldave et valaque. Patrie veut dire ce que l’on possède, ce que l’on aime. Et le paysan n’aime rien, ne possède rien. Par une logique impitoyable, le mot de patrie n’existe même pas dans sa langue. Elle se dit « moşia » (propriété). N’ayant pas de propriété, le paysan ne se sent pas avoir de patrie. D’un autre côté, il n’a jamais été soldat, il n’a jamais appris le plaisir de se venger par soi-même d’un ennemi importun. En même temps qu’il a émancipé ses paysans, pour les transformer en contribuables, le prince Constantin Mavrocordat a supprimé la milice nationale du pays, exempte de contribution, et a transformé les anciens « călăraşi » en contribuables. Pourtant des Russes, quand ils enrôlent les paysans moldaves et valaques, sont étonnés de leur courage, de leur adresse, de leur force. Pourtant les chansons populaires des siècles antérieurs prouvent les sentiments guerriers du paysan :
— Mon frère, mon frère chêne, laisse-moi couper un pieu, pour en faire un essieu à mon char... — Petit frère Roumain, je te le permettrais volontiers si, au lieu d’un essieu, tu en faisais une massue solide - pour défendre ta « moșia »... — Cornouiller, pourquoi ne te plies-tu pas un peu, afin que je te dépouille d’une branche? je veux en faire un baton pour conduire mes bœufs !.. — Petit frère Roumain, je me plierais volontiers et je te donnerais de mes longues branches si tu voulais en faire un arc de guerre pour chasser les « Leşi » de chez nous. Laisse les bœufs, mon frère, et adonne-toi à la chasse. Ce n’est pas le moment de labourer, mais d’être vaillant! — Forêts, forêts, je fais serment de tuer avec mon bras un ennemi pour chaque cornouiller, un capitaine pour chaque chêne !!...
Ces temps-là sont passés. Au XVIIIe siècle le mot de « Roumain » a perdu sa signification glorieuse. Les boyars indigènes cachent comme une houle le nom de leur pays; « Roumain » devient synonyme de paysan, bientôt « d’esclave » : ainsi, quand un paysan est vendu pour dettes, il est tombé à l’état de « Roumain » ; quand le prince Mavrocordat a fait sa réforme, il a déclaré qu’il voulait délivrer les paysans de leur condition de « Roumains ». « La loi chrétienne ne permet pas qu’on établisse des distinctions entre les « Roumains » et les gens libres » — Enfin le souvenir des ancêtres s’est éteint peu à peu, surtout dans l’âme du paysan misérable. Personne ne lui parle de ces « ancêtres ». Si tout le monde songe à le dépouiller, à le torturer, personne ne prend soin de son instruction. Il n’a jamais appris à lire. Il ne sait pas quand il est venu au monde. Encore moins sait-il de qui il descend et ce qu’ont fait ses ancêtres. Si la vie lui parait misérable à jamais, il commence à se persuader qu’elle l’a toujours été pour lui, pour son pays... Son esprit se rétrécit de plus en plus, sa sensibilité aussi... Il devient sceptique, résigné.
Ce scepticisme, celte résignation l’envahissent peu à peu, s’emparent même de sa constitution physique. Anéanti d’esprit, il commence à le devenir aussi de corps. Mal nourri, battu, torturé, énervé, poursuivi par des peurs continuelles, il est devenu mou, apathique. Il y a longtemps qu’il ne travaille plus. Pour qui travailler? pour les gens de l’administration ? pour les Turcs et les Russes? Y aura-t-il une guerre demain? Probablement. Y aura-t-il des collecteurs encore? Sûrement. Travailler, c’est s’endetter. La faim habituelle l’a rendu sobre. Un peu de lait, sa « mamaliga » refroidie, un peu d’ail lui suffisent. S’il lui reste du grain, il le conserve dans un panier. Pas de grange : « l’ispravnic » y mettrait un impôt ; les marchands grecs ou juifs, le propriétaire trouveraient bien moyen de s’emparer du contenu. Sans espoir de gain, pas de travail. — Et avec la paresse, le vice pénètre dans l’âme du paysan moldave et valaque ; il lui faut au moins oublier ses chagrins : le cabaretier juif est là pour satisfaire sa nouvelle passion à crédit... Le paysan s’adonne à la boisson.
§ 6. — A ces traits négatifs du caractère du paysan, il faut en ajouter d’autres de positifs. S’il n’aime rien, s’il ne pense à rien, s’il ne croit en rien, s’il n’attend rien, — sa souffrance ne laisse pas de prendre une forme ou une autre : parmi ses sentiments les plus persistants, les plus familiers, il faut placer celui de la peur, de la méfiance. N’ayant ni le temps, ni la santé de songer à quelque chose de précis, énervé par ses souffrances d’abord, puis par sa misère,puis parsa paresse,puis parses vices, il transmettra à ses enfants uneàme toujours plus blessée, plus incrédule, plus sceptique... C’est ce qui formera dorénavant le fond de l’âme du paysan moldave et valaque, et, bientôt, quand les classes se mêleront un peu, quand on verra dans tous les rangs de la société des gens issus du bas peuple, ce sera le fond de la nature roumaine tout entière. Cent ans après, l’habitant des campagnes offrira encore aux yeux étonnés de l’étranger le spectacle de l’être le plus sceptique que la terre ait jamais enfanté. Parlez-lui surle ton le plus doux du monde, dites-lui les choses les plus visiblement vraies, il vous regardera dans le blanc des yeux avec méfiance, avec mépris presque, puis il haussera les épaules et vous dira son mot caractéristique : « Peut-être ! » — C'est qu’il a passé cent ans de son histoire dans une peur continuelle, se sentant trompé par tout le monde, ne voyant aucune issue à sa condition misérable, se demandant à chaque instant avec anxiété : — Y aura-t-il une guerre, oui ou non? — Sont-ce les Turcs ou les Russes qui vont me maltraiter, me dépouiller, me tuer peut-être?... Inquiétude méfiance, scepticisme, voilà donc les premiers traits caractéris-
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les corvéables, ils ont, comme les grands boyars, un certain nombre d’« exemptés » qui leur payent l’impôt en nature et en argent et des « poslujnici » bulgares ou serbes. Enfin — ces représentants de la plus libérale et de la plus humanitaire des religions — possèdent, à titre d’objets, qu’ils peuvent vendre, accoupler, séparer à leur aise, qu'ils font torturer pour les moindres fautes, des centaines et des milliers de ces êtres misérables, dont l'aspect effraye les voyageurs : les esclaves tziganes. Protégés et respectés par tout le monde, il n’est pas jusqu’aux invasions russes qui ne leur soient favorables. Ces destructeurs universels ne respectent qu’une seule chose : les couvents grecs. Les hégoumènes les préfèrent même aux hospodars grecs, car les Russes les respectent et les exemptent de tout impôt, tandis que leurs compatriotes les rançonnent encore de temps en temps.
Une seule chose trouble parfois le bonheur et la tranquillité des saints « Couvents dédiés » : lorsque les Turcs viennent se reposer ou veulent passer le sabre au poing par les Principautés : c’est là qu'ils s'arrêtent de préférence, et quand il leur vient l’envie de plaisanter à la turque ou de se mettre en colère, c’est à la barbe des moines qu’ils s’attaquent, c’est sur leur dos qu’ils cassent leurs longues pipes. Mais à part ce léger désagrément, d’ailleurs assez rare, il n’est rien qui vienne déranger les riches et paisibles hégoumènes étrangers, administrateurs d’un cinquième des plus belles et des plus fertiles terres des Principautés moldo-valaques.
§ 2. — A côté de ce clergé anormal, dont la présence dans le pays indigne le voyageur, il y en a un’autre qui le fait sourire : c’est le clergé institué pour futilité du public et payé par le pays. Il est divisé en haut clergé et en bas clergé, clergé régulier et clergé séculier, dont le premier seulement jouit de privilèges, possède des terres, reçoit de hauts traitements et occupe les hauts grades de la hiérarchie ecclésiastique. En tète se trouvent les cinq ou six évêques de chaque Principauté; ils siègent au Divan princier, possèdent des territoires immenses ; tout au sommet de cette hiérarchie, l'archevêque métropolitain, président du Divan, est plus riche encore que tous ses confrères, et son revenu annuel monte à quatre cent mille piastres. Nous ne saurions encore appeler ce clergé un « clergé indigène ». Dans l’acte d’émancipation de Constantin Mavrocordat, sur onze signatures de hauts prélats, on en voit six en grec. Sur les treize métropolitains qui se succédèrent en Valachie, sous les princes pha- nariotes, il y a six Grecs. Même dans le clergé séculier, on trouve aussi des Grecs, surtout dans les places qui rapportent un peu, c’est-à-dire dans les villes. Autant les membres du haut clergé sont privilégiés, puissants, riches, autant ceux du bas clergé sont misérables, étant mariés et incapables d’arriver jamais à un rang supérieur. Mais si leur condition pécuniaire diffère, ils se ressemblent étrangement pour l’intelligence et la moralité et fort heureusement, ils n’ont d’influence ni les uns ni les autres.
Toute religion est bonne, pourvu que l’on y croie. Mais les moines et les popes d’alors sont loin d'avoir une idée exacte eux-mêmes de la religion dont ils sont les ministres. En vérité, ils ne l’ont apprise nulle part. Les écoles des couvents sont peu nombreuses, fonctionnent rarement et mal. C’est de là que sortent les hauts dignitaires de l’Église. Mais la grande majorité des moines et des popes ne sortent, à proprement parler, d’aucune école; tout leur savoir consiste à lire médiocrement les quarante-trois caractères de l’écriture cyrillienne et à chanter nasalement au lutrin. C’est tout. Ce clergé-là est recruté au hasard : des vauriens du pays, des fils de petits commerçants, des Serbes, des Bulgares et des Grecs sans aveu, des fils de petits boyars, enfin des gens que leur condition obligerait à payer un gros impôt, des paysans surtout, qui possèdent encore les quelques ducats nécessaires pour acheter une prêtrise, voilà de quoi se compose le clergé séculier du pays. Ils savent bien qu’ils ne pourront jamais être archimandrite, évêque ou métropolitain, mais la condition de pope, toute misérable qu'elle soit, présente des avantages. Dans les villes, on a un modique revenu ; à la campagne, on a, comme le paysan, des champs à labourer, mais pas d’impôt, pas de mauvais traitements : il est d'habitude de baiser la main au prêtre de la condition la plus basse et les dames les plus nobles se soumettent à cette coutume.
Ce n’est donc pas la foi qui décide de la vocation du prêtre : c’est la paresse et la peur de l’impôt. L’Église ordonne prêtre qui veut. Le « grand métropolitain Dosithée » lui-même en a ordonné plusieurs milliers à raison de trois ou quatre ducats la prêtrise. Ce furent tous des paysans qui ne voulaient ni souiTrir davantage, ni émigrer...; entre le brigandage et la carrière de prêtre, ils trouvaient que cette dernière présentait moins de risques, était plus calme et rapportait, peut-être, davantage. On comprend comment l'organisation de l'Église roumaine à la fin du XVIIIe siècle faisait sourire les voyageurs étrangers. L'ignorance des représentants de l'Église indignait parfois les hospodars eux-mêmes. Constantin Mavrocordat décréta une enquête pour rechercher les prêtres ignorants et les soumettre à l’impôt. La plupart d'entre eux avaient oublié depuis longtemps l’alphabet, il s’y en trouva qui s'étaient faufilés dans l’Église sans l’avoir jamais su. S’ils ne savent ni lire ni écrire, il faut leur demander encore moins de connaissances précises sur le dogme ou sur la morale de la religion chrétienne. Le mariage des prêtres, le signe de la croix l'ait de droite à gauche avec l’index, le pouce et le médius, la communion sous les deux espèces, l’absence de statues dans les églises, leur sont choses toutes naturelles et ils seraient très étonnés d’apprendre que ce sont précisément les différences entre leur Église et l’Église catholique, qu’ils méprisent par principe et sans la connaître... On raconte qu’un confesseur conseillait à sa pénitente de dérober à son maître la somme nécessaire pour faire dire des messes, l’assurant que, comme il n’était pas chrétien (entendez orthodoxe), il n’y avait là aucun péché. — Catholique, protestant luthérien, anglican ou calviniste, c’est pour lui la même chose : c’est le « papiste », quelque chose de presque aussi païen que le Juif ou le Turc...
Pour un clergé aussi absolument ignorant, il n’est pas étonnant que la religion soit un tissu de superstitions : vampires, revenants, fantômes, esprits de toutes sortes. Il y a en effet des cadavres qui sortent la nuit de leurs tombes et cherchent à faire aux vivants tout le mal possible; la preuve en est que la terre remue sans cesse au-dessus de la fosse ; la cause en est toujours quelque excommunication ou quelques blasphèmes. Le second mercredi après Pâques, on célèbre avec beaucoup de pompe, en Valachie, la fête du diable. il y a dans le monastère de Sărindari une image miraculeuse de la Vierge. Pour les malades de haut rang, l'abbé lui-même apporte, en grande pompe, l’icône dans un carrosse de gala, entouré de torches. Le boyar de deuxième ou troisième ordre se contente d’une simple copie qu’un moine conduit dans une calèche ordinaire. Pour un pauvre diable, c'est un simple moine qui porte à pied un petit tableau. Comment le clergé et le peuple ne seraient- ils pas superstitieux? Le métropolitain lui-même donne l’exemple, Le « grand » et « instruit » métropolitain Grégoire porta plainte devant Ypsilanti (1776) contre la nièce d’un certain Valaque qui « par des charmes et d'autres choses diaboliques aurait troublé l'esprit du Valaque et de sa femme ».
La moralité des prêtres est au niveau de leur science. On accuse ces saints pères de s'adonner trop à la boisson et le vice d'intempérance est tellement répandu qu'il semble comme inhérent à leur profession et que, cent ans après, on dira encore : « boire comme un pope ».
La sensualité aurait été leur troisième grand défaut. Le prince Constantin Mavrocordat avait remarqué « que les prêtres grecs, au moment où ils encensent les assistants, ont la mauvaise habitude de s’arrêter davantage devant les femmes, et de les considérer impudemment pendant des minutes entières de la tête aux pieds, en leur mettant visiblement dans l’esprit de mauvaises intentions ». Il faut dire qu’ici encore les simples prêtres recevaient d’en haut le mauvais exemple. Un évêque fut accusé d’avoir séduit une jeune fille de douze ans... Le prince, juste, fit donner cinq cents coups de bâtons au père parce que « d’intelligence avec le diable, il avait escroqué de l’argent à l’évêque ».
Enfin, on reprochait à tous les ecclésiastiques d’avoir à un point extrême l’amour de l’argent. Mais cette fois le mauvais exemple ne vient plus seulement des évêques ou du métropolitain, mais des patriarches mêmes de Jérusalem ou d’Alexandrie ; criblé de dettes, ce dernier se mit en tête de faire un voyage en Moldavie. Le prince Nicolas Mavrocordat trouva un moyen bien simple pour le tirer d’embarras. Les richesses du monastère de tlàngu ne suffisant pas à éteindre ses dettes, il fit réclamer comme dépendances du « Saint-Lieu » les terres les plus riches du voisinage. L’affaire fut portée au Divan, où le patriarche, juge et partie, obtint facilement gain de cause. Le patriarche de Jérusalem trouva un moyen plus simple encore de se procurer de I’argent. Il introduisit dans l’Église orientale les indulgences. Elles ne coûtaient qu’un demi-florin la pièce et on pouvait les enterrer avec les morts. Les « messes patriarcales » coûtaient plus cher : six sequins. Le haut prélat eut la bonté d’en dire tous les jours pendant les deux ans qu’il séjourna dans les Principautés.
§ 3. — Si telle était la condition intellectuelle et morale des représentants de l’Église on ne s’étonnera pas que la foi ait été de moins en moins vive dans le peuple moldo-valaque.
En réalité, les Roumains sont restés peut-être, parmi tous les peuples, un des plus étrangers au sentiment religieux. On a vu et l’on voit encore des Hulgares et des Russes faire des pèlerinages à Jérusalem ou au Mont-Athos : on n’y verra pas de Roumains, sinon quelque riche curieux; —on a vu des Russes, des Serbes, des Grecs porter des amulettes et des croix : on n’en voit pas en Roumanie, à part (es moines ; — les Roumains sont les êtres les plus ignorants des dogmes de leur religion, ceux qui accordent le moins de temps et d’importance à leur instruction religieuse: les livres qu’ils lisent le moins sont certainement la Bible ci la Vie des saints; — il n’y a point une seule ville dans toute la Roumanie, pas une bourgade, pas un seul village qui porte le nom d’un saint; — les églises elles-mêmes s’appellent : l’Église des « Potiers », l’Église des « Tanneurs», l’Église des « Briquetiers », ou bien l’Église de « Radu le Prince », l’Église de « Michel le Prince », l’Église de la « Princesse Blanche », l’Église de « Manea le Boulanger », — très peu portent le nom d’un saint Jean, saint Nicolas ou saint Démètre ; — il n’y a pas un saint sorti du pays. Plus tard, quand des écrivains patriotes vanteront les hauts faits de leurs ancêtres, ils n’oublieront pas la « sainte foi des aïeux » ; mais ce sera une formule. On se souvient de l’évêque qui, élu en 1825, prit pour thème de son premier sermon : la « patrie » et y fit cette déclaration singulière :
« Il faut, avan t tout, que l’on serve sa Patrie ; l’Eglise doit travailler de tous ses efforts à soutenir la Patrie ! »... Plus tard, quand le goût des sermons se répandra, on entendra les hauts dignitaires de l'Église faire appel, pour soutenir leurs thèses, à Platon, à Aristote, aux savants de tous les pays et de tous les temps ; jamais ils ne citeront un Père de l'Église.
Au moment où nous sommes, la foi, très grande en apparence, n’est qu'un tissu de superstitions contraires à la doctrine chrétienne, que l’Eglise n’a ni l’autorité, ni la capacité de reprouver, qu'elle encourage même. Les devins, les sorciers, les cartomanciennes, qui se recrutent parmi les Tziganes esclaves, sont plus crus et plus recherchés que les prêtres. — Il y a des personnes qui peuvent rendre un homme malade et faire sécher un arbre, rien qu’en les regardant fixement; — on n’aime pas entendre louer un enfant, un cheval, un objet quelconque que Ton affectionne. Si vous avez exprimé trop vivement votre admiration pour la beauté, la bonne mine d’un petit enfant, il faut cracher légèrement dessus trois fois de suite pour qu’il ne lui arrive pas de mal ; — tout homme porte avec lui deux esprits : le génie du bien et le génie du mal, 1 un est assis sur son épaule droite, l’autre sur son épaule gauche. — Sous le vernis superficiel de christianisme, on retrouve partout chez le peuple la persistance des anciennes croyances du paganisme romain. L’Eglise ne s’en aperçoit pas, laisse faire, encourage même. — Il est d’habitude, le jour de l’enterrement d’un mort, de donner à manger et à boire aux pauvres, sous prétexte que le mort s’en réjouit ; — on attache une petite monnaie au doigt du mort, et l’on crie sur sa tombe : « Que la terre te soit légère ! » — on croit que l’âme du mort erre pendant quelques jours autour de la maison qu’elle a quittée »... Parfois la foi chrétienne s’adapte aux croyances païennes. — Jupiter, maître de la foudre, est remplacé par saint Élie; — le Soleil est toujours un dieu étincelant dont le char est traîné par des coursiers, mais, pour épouser sa sœur la Lune, il lui faut demander la permission de Dieu ; — le paysan a l’habitude, avant de boire, de faire le signe de la croix, mais, en même temps, de souffler un peu sur la boisson et d'en jeter quelques gouttes par terre, ce qui fait bien songer aux libations antiques ; — enfin, il y a à Bucarest une église de « Sfânta Vineri », c'est-à-dire de sainte Vénus, où les filles du peuple viennent demander un mari et les jeunes gens la guérison des maladies impures... Cette survivance des croyances et des souvenirs antiques fut comme la vengeance du peuple contre l’Église orthodoxe. Son origine romaine perce malgré tout. De la foi chrétienne, il n’a pris que les formes extérieures du cuite ce qui ressemble de près ou de loin aux vieilles superstitions ce qui frappe l’imagination. Après cent ans le paysan en sera toujours là. Quant à l’habitant des villes, quant aux esprit cultivés qui se formeront bientôt, le jour où ils se seront débarrassés de leurs superstitions marquera aussi leur affranchissement définitif de toute croyance religieuse.
§ 4. — L’irréligion du peuple roumain ne fut pas la seule conséquence de la nullité intellectuelle et morale de l’Église orthodoxe.
Quand l’heure de la régénération sonnera, toutes les classes de la société contribueront, en quelque sorte, au relèvement du pays; le clergé seul suivra le mouvement péniblement, presque avec répulsion. Les deux ou trois exemples contraires seront des cas exceptionnels. D’une façon presque absolue, on ne devra rien au clergé pour le relèvement de l’intelligence et de la moralité roumaines. Placé entre le bas peuple et la haute noblesse le clergé était trop ignorant et trop dépourvu de toute autorité morale pour contribuer en rien à rapprocher ces deux classes, pour adoucir les souffrances des uns ou le cœur des autres. Il se divisait lui-même en deux classes, séparées par un abîme, mais non par un abîme d'intelligence et de culture. Un membre du haut clergé ne ditlêre d’un pope que parce qu’il est plus riche, célibataire et a le droit de franchir tous les degrés de la hiérarchie ecclésiastique.
Il ne faut pas lui demander des idées politiques ou sociales, et peut-être est-ce préférable qu’il en soit ainsi. Tel que nous l'avons dépeint, il est fort heureux que le haut clergé des Principautés n’ait eu ni lu volonté, ni le pouvoir de se mêler des affaires politiques et de l'organisation de la société comme le clergé d’Occident. On se rappelle le métropolitain moldave demandant au Hospodar l’augmentation des jours de corvée. Un autre se refusait à délier le prince de Valachie du serment solennel fait par son prédécesseur de ne plus lever l’impôt sur le bétail; mais il faisait entendre que, somme toute, pour trente bourses d’argent, il pourrait consentir à prendre enfin un repos bien mérité et laisser la place à un plus jeune prêtre, qui se montrerait plus complaisant. Le plus grand bienfait qu’on doive à l’organisation primitive de l'État roumain est d'avoir écarté le clergé de la politique, en le maintenant sous la tutelle de l’administration. Nous sommes déjà édifiés sur les sympathies politiques de la partie étrangère du haut clergé. Quant au clergé indigène, s’il déteste les Grecs qui viennent s’emparer des terres et des bonnes places, il est bien d'accord avec eux dans son désir de voir au plus tôt les Principautés aux mains des Russes. A chaque nouvelle invasion, on voit les hauts dignitaires de l’Église moldave s’employer à leur faire céder les clés des villes, chanter des Te Deum en leur honneur, signer des actes de soumission, exécuter leurs ordonnances d'impôt, et les suivre à Saint-Pétersbourg, pour se prosterner aux genoux des tzarines, leurs libératrices... On a vu, en 1768, des archimandrites occupés à recruter, avec I’aide d’un lieutenant-colonel, des soldats pour l'armée russe. Un autre trouva bon d'écrire une grammaire roumaine avec une humble dédicace à Catherine II. — Voilà les idées ou plutôt les tendances du haut clergé.
Quant au bas clergé, il n'a de passions ni de désirs pour quoi que ce soit. Il n'est ni pour les paysans, ni pour les nobles, ni pour la Russie, ni pour aucune puissance. Le pope n’existe pas intérieurement. Quoi qu’il puisse arriver, il restera impassible. Aussi ignorant que le paysan, adonné à tous les vices, plutôt par désœuvrement que par misère, la souffrance ne lui créera pas une âme comme au paysan. Il restera pour longtemps l’être le plus inerte et le plus inutile de la Moldavie et de la Valachie.