Introduction

L’exemple d’influence, que nous nous proposons d’étudier ici, présente des caractères bien particuliers. Il faut bannir de son esprit, pour le bien comprendre, le souvenir de tout autre fait historique que l’on serait tenté de juger analogue. Le mot d’ « influence » éveille dans l’esprit l’idée de deux peuples formés, ayant chacun sa manière d’être, que l’influence modifie, améliore, mais ne détruit jamais. On se représente une civilisation sur laquelle une nouvelle civilisation vient, pour ainsi dire, se greffer; on songe tout de suite aux grands hommes qui ont porté ou qui ont subi l’influence. C’est ainsi que l’on parle de l’influence de la civilisation grecque sur la civilisation romaine, de la Renaissance italienne sur la France du XVIe siècle, des grandes civilisations européennes actuelles les unes sur les autres. Il en est autrement pour l’influence française en Roumanie. Par ces mots il faut entendre l’action exercée par un grand peuple civilisé sur deux petites provinces qui n’existaient point auparavant pour la civilisation et qui, soumises depuis des siècles au Grand Turc, n’existaient guère pour l’histoire. C’est cette influence qui les a fait, pour ainsi dire, venir au monde pour la civilisation et pour l’histoire. En l’étudiant ce n’est pas à la renaissance d’un peuple qu’on assiste, mais à sa naissance. L’intérêt psychologique l’emporte ici de beaucoup sur l’intérêt historique proprement dit. L’homme y est infiniment plus intéressant que les événements. On a le spectacle de l’urne humaine se formant peu à peu à la civilisation : ce n’est point la transition d’une forme de l’intelligence humaine à une autre forme d’intelligence humaine, mais bien de la vie instinctive, presque inconsciente de l’esprit, à la vie de l’intelligence; — ce n’est point la lutte de deux formes d’activité, mais bien de l’inertie et de l'activité ; — il ne s’agit point du passage d’une conception de la vie morale à une autre, mais bien de l’état de nature à la moralité. Bref, c’est la barbarie remplacée par la civilisation, et non pas, comme d'ordinaire en histoire, une civilisation enrichie par une autre.

On pourrait se faire une idée vague de celte influence, en la rapprochant de celle qu’exerça jadis la civilisation romaine sur les peuples de la Gaule. Mais il ne s’agit point ici de l’influence d’un peuple vainqueur sur un peuple vaincu, c’est par le développement des idées de liberté, de patrie, que la France a pu exercer une action dans les Principautés danubiennes; le plus grand effet de cette action, ç’a été, dans ce « siècle des nationalités », la constitution de la patrie roumaine. Ainsi le peuple roumain gagna, au lieu de perdre, comme le peuple gaulois, sous le coup de l’influence subie, une personnalité politique. — Comme conséquence naturelle de ce fait, il devait aspirer bientôt à une manière d’être, a une civilisation qui lui fussent propres. Tandis que nous assistons, en Gaule, à la disparition de l'ancienne civilisation gauloise et, sur bien des points, de l’ancien esprit gaulois, nous voyons, au contraire, en Roumanie, l'influence française provoquer l’éclosion des germes latents de l’esprit roumain. (C’est le développement de l’esprit libéral, dû à cette seule influence, qui en opérant le rapprochement des classes, a fait connaître l’esprit du peuple, sa langue, ses besoins, et a permis ainsi la naissance d’une civilisation roumaine originale. Cette civilisation est loin d’être formée entièrement à l’heure actuelle; on est encore à se demander si la Roumanie est autre chose qu’une petite France en Orient, si l’âme roumaine a pris pleinement possession d’elle-même. Pourtant, avec un peu d’attention, on pourrait en voir poindre quelques traits distinctifs. Une analyse plus serrée permettrait de conjecturer ce que seront un jour l’esprit et la civilisation roumaine ; on est même en droit d’affirmer que le jour n’est pas loin où l’on pourra distinguer ce qui est du pays et ce qui est un reste d’influence française. Il semble que le moment soit vraiment venu d’étudier de près l’influence française. Pour chaque fait historique, il est peut-être un moment, un seul, où il soit possible de se prononcer sur ce qui s’est passé, avec impartialité et en toute connaissance de cause : c'est le moment où l’on n’est ni trop près ni trop loin du sujet de son étude ; où l’on entend pour ainsi dire encore le bruit des armes, sans voir les combattants. La génération qui nous précède ne pouvait guère distinguer les traits caractéristiques de l'esprit roumain ni juger impartialement de l’influence française; la génération qui nous suivra sera en présence de l’esprit roumain tout formé et ne pourra plus peindre sur le vif une influence qui aura cessé de se faire pleinement sentir.

Le fait certain, c’est que cette influence est à l’origine de la nouvelle civilisation. Plus nous songeons à ce phénomène, plus il nous est difficile de lui trouver son analogue en histoire : un peuple civilisé aidant un peuple arriéré à arriver à la vie historique et à se former une civilisation originale.

Créatrice, et non rénovatrice, l’influence française en Roumanie a encore ce caractère particulier qu’elle est lointaine et reste longtemps inconsciente. Qu’on parle de l’influence grecque à Rome, de la renaissance italienne, de l’influence française en Allemagne et en Angleterre, et de celle de ces deux peuples en France, de nos jours, il s’agit toujours de deux peuples voisins, que contribuaient à rapprocher des relations intellectuelles, politiques, commerciales ou autres. L’influence d’un peuple sur un autre peuple est, dans ces conditions, un fait tout naturel, elle s’exerce lentement, peu à peu, d’une manière presque imperceptible, et il faut un œil exercé pour en constater les progrès. Dans le cas que nous étudions, les deux peuples ne sont nullement voisins : trois États les séparent, la Suisse, l’Allemagne, l'Autriche-Hongrie. On met encore aujourd’hui trois ou quatre jours pour franchir, à toute vitesse, la distance qui sépare Bucarest ou Jassy de la capitale de la France. Avant les chemins de fer, les jeunes gens « moldo-valaques » qui venaient faire leurs études à Paris mettaient un peu plus de six semaines pour y arriver en diligence. Quant aux relations fréquentes et directes qu’on s’attendrait à voir, de bonne heure, s’établir entre la France et la Roumanie, elles n’existent guère que depuis une cinquantaine d’années. Ce n’est que vers 1848 que la France officielle et une partie du public français commencèrent à éprouver le besoin d’être renseignés sur les provinces danubiennes, qu’ils commencèrent à s’intéresser à leur sort. Il y a, même à l’heure actuelle, bien des Français, même parmi les plus instruits, qui n’ont que de très vagues notions sur la situation « en Orient » du royaume de Roumanie, qui vous demandent si la langue qu’on y parle est le grec ou le russe, et « quelle différence il y a entre la Roumanie, la Valachie et la Bulgarie ». On ne saurait leur en vouloir, car, en somme, peut-être, les peuples, comme les individus, ne sont-ils connus que dans la limite où ils se font connaître. Nous voulons seulement constater un trait caractéristique de l’influence française en Roumanie : c’est une influence exercée de loin et presque inconsciemment de la part d’un peuple sur un autre peuple. Il était réservé à la France d’éclairer, d’échauffer, de ramènera la vie, sans s’en douter, par les rayons de sa civilisation, un peuple de même race qu’elle qui se mourait dans la barbarie et la souffrance, tout à l'orient de l’Europe.

Il y a plus : le peuple roumain lui-même n’a eu que des notions très incertaines, très vagues sur le peuple français, alors que l’influence française s’introduisait sous toutes les formes chez lui. On pourrait diviser l’histoire de l’influence française en Roumanie, qui dure depuis bientôt cent cinquante ans, en trois périodes bien distinctes et à peu près égales, chacune d'environ un demi-siècle : c’est seulement pendant la troisième (depuis 1848) que les Français et les Roumains se connaissent, que l’influence est consciemment exercée par les uns et subie par les autres; pendant la deuxième période (de 1804, date de l’établissement de l’Empire français, à 1848), les Roumains seuls sont conscients de l'influence dont ils profitent; enfin pendant la première période(du milieu du XVIIIe siècle jusqu’en 1804), ni les Roumains, ni les Français ne se connaissent les uns les autres : les Roumains apprennent le français, accueillent chez eux les manières françaises, les idées et les formes extérieures de la civilisation française, grâce au contact des Grecs et des Russes, qui subissaient plus directement l’influence de cette civilisation. C’est ce qui fait précisément l’intérêt psychologique de cette évolution : voir un peuple d’une civilisation encore dans l’enfance, subir pendant lorgtemps, malgré son éloignement de la France, l’influence de ce pays et cela par l’intermédiaire d’autres peuples, aussi orientaux et presque aussi arriérés que lui.

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