Chapitre IV Les Transylvains

Réveil du sentiment latin

§ 1er. — Une dernière cause devait contribuer à rapprocher de la France l’esprit public naissant des deux Principautés : ce fut le Réveil du sentiment latin, dû au mouvement politique et littéraire des Roumains de Transylvanie qui subissaient depuis des siècles la suprématie des Hongrois et des Autrichiens. — Si l’on considère d’un coup d’œil d’ensemble les quatre principaux courants auxquels la Moldavie et la Valachie durent l’introduction de l’influence française, on sera émerveillé de la régularité, à tous les points de vue, d’un événement aussi complexe. Cette influence qui s’introduit sous des formes si diverses vient des quatre points de l’horizon : du Sud, avec les Grecs phanariotes (anciens drogmans de la Porte); de l’Est, avec les Russes (francisés d’Élisabeth et Catherine II); de l’Ouest, avec les gens de la Révolution (consuls ou émigrés, qui firent connaître, les uns la nouvelle, les autres l’ancienne France) ; enfin du Nord, avec les Roumains transylvains qui vinrent, au moment opportun, ressusciter dans les Principautés, le sentiment de l’origine latine. — Mais cette curiosité d’ordre géographique s’en ajoute une autre d’ordre chronologique. Ces quatre courants se suivent l'un l’autre à une distance régulière d'environ vingt ans. C’est en effet, vers 1750, avec les Mavrocordat, avec les Ghica, les Racovită, que commence l’introduction de la langue française à Bucarest et à Jassy, et que les gouverneurs français deviennent nombreux dans les grandes familles ; c’est surtout pendant et après la campagne de 1769-1774 que les Russes s’appliquent à conquérir la faveur de l’aristocratie Moldave et Valaque par leurs manières et leur vernis de civilisation française ; c’est à partir de 1790 que commence la propagande des idées révolutionnaires, et que la renommée de Napoléon fait sortir les boyars de leur inertie orientatl jusqu’à décider de la création d’un « Parti National »; enfin ce fut surtout depuis 1810 que commença dans les Principautés l’action du quatrième grand courant, du courant transylvain, qui rapprocha définitivement les Roumains des Français, par la conscience de la parenté de race. — Mais si l’on se demande ce que l’on doit en particulier, à chacun de ces quatre courants, on reconnaîtra encore un fait curieux. Si étrangers qu’ils semblent l’un à l’autre, ces différents courants, loin de se remplacer ou de se détruire mutuellement, ne font au contraire que se compléter et que se renforcer successivement : Phanariotes administrateurs, Russes envahisseurs. Français de la Révolution qui font de la propagande, Roumains de Transylvanie qui, opprimés par les Hongrois, cherchent à rappeler aux Moldaves et aux Valaques leur origine latine, — s'associent tous inconsciemment à la même œuvre et font tous faire un pas de plus à l'influence française. L’imitation des mœurs et des manières françaises signifie plus que la simple connaissance du français, l’introduction des idées des Français signifie plus que la simple imitation de leurs manières, la conscience qu’on est un peuple de la même race que les Français apporte encore quelque chose de plus, car elle fait aimer véritablement l’influence française. Dès l’instant qu’on se mit à imiter les Français, on sentit le besoin de se perfectionner davantage dans l’étude de leur langue ; — l’introduction des idées françaises ne pouvait aller sans celle des manières et de la langue françaises; — enfin, au moment décisif, où la conscience de la parenté de race avec les Français réveilla dans tous les esprits la sympathie pour la France, ce fut la porte grande ou verte aux idées françaises, à l’attrait des formes extérieures de civilisation, à l'amour de la langue française elle-même.

On voit quelle est l’importance toute spéciale du dernier de ces courants, le courant transylvain. Au premier abord, l’étude du mouvement transylvain pourrait paraître déplacée dans un livre traitant de l’action de la France en Moldavie et on Valachie. Il ne sera, dans le présent chapitre, nullement question de la France, et très peu de la Moldavie et de la Valachie. Le mouvement transylvain n’a contribué, en réalité, que d'une manière tout indirecte à répandre l’inlluence française. Les Roumains transylvains sont parmi les peuples de l’Europe qui ont le moins connu la France. Élevés dans un tout autre milieu que les Moldaves et les Valaques, ils apparaîtront même parfois comme les antagonistes de l'influence française. Mais négliger l’étude du mouvement qu’ils ont créé dans les Principautés, ce serait laisser de côté le réveil du sentiment latin chez les Roumains ; or c’est de cet état de l’opinion que résulte peut-être la note caractéristique de l’influence française en Roumanie. Si le mouvement transylvain est d’un tout autre ordre que les autres courants auxquels on doit le triomphe de la civilisation française en Roumanie, il n’en était pas moins indispensable pour assurer la durée et l’unité de l’évolution vers la France, résultat commun des autres courants : tel un brin d’herbe liant ensemble les fleurs d’un bouquet, sans avoir lui-même rien de commun avec elles.

Si nous insistons sur ce fait, c’est qu’il semblera curieux aux Roumains eux-mêmes. L’on a parlé bien des fois en Roumanie du « mouvement transylvain » et l’on y reconnaît souvent la part de l’«influence française » dans les progrès réalisés depuis un siècle. On songe rarement à rapprocher ces deux mouvements l’un de l’autre. On se demande plutôt quel est celui qui a le plus contribué à la renaissance roumaine. Certains historiens et une partie de l’opinion, inspirés par un patriotisme excessif, attribuent tout aux « Frères transylvains » ; d’autres, peut-être trop amoureux des choses étrangères, attribuent tout à „notre sœur aînée, la France ». — Essayons pourtant, de parti pris, de séparer ces deux mouvements, et de nous demander quels effets ils auraient pu produire, s’ils avaient pu subsister l’un sans le secours de l’autre. La simple action des Roumains transylvains considérée en elle-même, aurait eu, croyons-nous, des effets nuls ou presque nuls. Le caractère patriotique à l’excès, de ce mouvement, la manière intermittente dont il a agi, les affirmations par trop puériles de la plupart des écrivains transylvains, et surtout ce fait que, de tous les grands hommes de la Roumanie au XIXe siècle, aucun n’est le produit exclusif de l’influence transylvaine, en seraient des preuves suffisantes. Mais d’un autre côté, si le mouvement transylvain ne s’était pas produit, et au moment opportun, s’il n’était pas venu s’associer, dès le commencement, au grand mouvement français, peut-être que ce dernier n’aurait lui-même pas produit tous ses effets. Disons le mot, si la Roumanie est restée fidèlement attachée à la France, durant tout notre siècle, si l’influence française a remplacé définitivement et avec une rapidité vertigineuse la culture grecque et l’influence politique russe, — ce fut surtout une affaire de sentiment, ce fut parce que dans l’amour des Roumains pour la France, il y avait quelque chose de plus que l’amour de la France toute seule, il y avait l’amour de la race latine, il y avait la conscience et la fierté d'appartenir à la même race : en un mot, les Roumains, durant tout le XIXe siècle, ont compris la France plutôt avec le cœur qu'avec l’esprit. L’amour, voilà la note caractéristique de l’influence française en Roumanie. Tandis que les autres peuples de l’Europe cédant à l’ascendant des succès militaires, politiques, littéraires des Français, les appelaient, parfois avec une jalouse ironie, la« Grande nation », les Roumains les saluaient de cet autre nom, où respire à la fois la sympathie et la fierté : « Notre sœur aînée, la France ». On ne saurait séparer ces sentiments de la conscience de l’origine latine, et c’est pourquoi l’on ne doit point oublier, dans une étude sur l’influence française, les Roumains transylvains. C’est à eux que l’on doit le réveil de l’idée latine, ce furent eux qui crièrent, au moment opportun, dans les Principautés : « Nous sommes des Latins » ! Ce cri a décidé de l’histoire de l’influence française et de la civilisation en Roumanie. Sans les Transylvains, les Roumains auraient certainement passé par une phase française, comme leurs voisins, les Grecs et les Russes, qui leur ont fait les premiers connaître la France. Mais ils en seraient restés là. L’influence française n’aurait été qu’un épisode dans l’histoire de la Roumanie comme dans l’histoire des Russes et des Grecs. Encore les Russes, peuple libre et fort, étaient capables de trouver en eux les éléments d’une civilisation originale; les Grecs n’avaient qu’à regarder vers leur passé glorieux... Mais les Roumains, sans le réveil de la conscience latine qui les rapprocha définitivemenl de la France, se seraient certainement replongés bientôt dans leur barbarie orientale, à moins que les Grecs et les Russes n’eussent réussi, pour leur perte, à les entraîner avec eux.

§ 2. — Est-ce à dire que les Roumains transylvains aient révélé aux Valaques et Moldaves leur « origine latine »? En réalité, ils n’ont fait que réveiller dans leurs esprits ce souvenir. Si ce mouvement s’était produit un ou deux siècles plus tôt, ils n’auraient rien appris aux boyars, et quant aux habitants des campagnes, ils n’avaient même alors, rien à leur apprendre. Le paysan, en effet, n’avait rien oublié de son passé lointain, de ses mœurs et de ses traditions romaines. Il s’appelait lui-même « Roumain » et celui de Valachie appelait son pays « le pays roumain » ( Țara românească). Malgré l’introduction de la religion chrétienne, les cérémonies pour la naissance des enfants, les mariages, les enterrements ont un cachet romain. La religion même, nous l’avons vu, n’est, à proprement parler, qu’un compromis entre l’orthodoxie et le paganisme antique. Le jour de l’an, les vieilles prophétisent à l’aide de certaines formules traditionnelles, les enfants vont, deux par deux, de maison en maison, une branche à la main (sorcova), souhaiter la bonne année, tandis que les jeunes gens, conduisant une petite charrue (plugusor) qui ressemble étrangement à celle des colons romains, s'arrêtent devant chaque porte pour raconter, en s'accompagnant de claquements de fouet, une histoire, toujours la même ; c’est celle d’un moulin (« moară », mot féminin en roumain) qui, pour ne pas moudre le blé du meunier (« morar ») prend la fuite, mais le „morar” court après, le rattrape et l’oblige à exécuter sa besogne...; le meunier s’appelle Troian (Trajan), et la moara, la belle Dochia (la Dacie). — Ce ne sont pas les seuls souvenirs romains. La danse des « căluşari », que les paysans exécutent masqués, ornés de rubans et grelots, et armés de longues cannes en bois, ne représenterait autre chose que l’enlèvement des Sabines. — On est tout étonné du nombre de fois que le nom du vainqueur des Daces revient dans les légendes populaires. Maint défilé des montagnes a été ouvert d’un coup par le glaive de Trajan, toute élévation, tout monticule de terre ou de neige, se nomme un troian ; l’avalanche qui descend des cîmes, c’est le Tonnerre de Trajan; l’orage, c'est sa voix; la plaine est son camp; le pic escarpé est sa vedette; la voie lactée elle-même est devenue « le chemin des esclaves » ou le chemin de Trajan. — Ainsi le paysan roumain n’avait rien à apprendre du mouvement scientifique transylvain. Au contraire, les chefs de ce mouvement auraient eu, sans doute, avantage à l’observer de plus près pour étayer leur doctrine, peut-être aussi pour se préserver de certaines exagérations.

Au reste, le paysan n’avait fait que conserver une tradition jadis vivante, même dans les hautes classes. Les premiers chroniqueurs moldaves et valaques du XVIIe siècle, qui étaient tous boyars, affirment nettement l’origine latine leur peuple. C’est la première chose qu’ils placent en tète de leur chronique. Il est curieux de noter que ce mouvement littéraire du XVIIe siècle était dû à des circonstances analogues à celles qui déterminèrent, comme nous le verrons, le mouvement transylvain. Déjà, durant les XVe et XVIe siècle, l’aristocratie moldave avait commencé à envoyer ses fils faire leurs études en Pologne. Les Jésuites polonais, dans le but de convertir les Moldaves au catholicisme, avaient, dès les premières années du XVe siècle, créé dès bourses pour les Moldaves, à l’Académie de Cracovie. Bientôt les écoles privées des Jésuites situées plus près de la frontière moldave, se peuplèrent de plus en plus de fils de boyars moldaves. On prit même l’habitude de faire venir des Jésuites polonais comme précepteurs dans les grandes familles.

Si les Jésuites n’eurent aucune influence religieuse, l’éducation toute latine qu’il donnèrent aux fils des boyars contribua grandement au développement de la conscience de leur origine. Le plus renommé des chroniqueurs moldaves, le grand logothète Miron Costin (1633-1691), au début de sa Première fondation de la Moldavie, écrite vers le milieu du XVIe siècle, s’exclame : « Exécuter la tâche pénible d’écrire, après tant de siècles écoulés, l’histoire de nos contrées, depuis Trajan l’empereur des Romains, mon esprit s’effraie ». Dans les premiers vers de son poème polonais sur la Moldavie, il nous apprend que : « La Dacie Trajane comprenait la Transylvanie, la Valachie et la Moldavie », que : « Dans ces trois pays, le peuple se glorifie du nom de Roumains » et que : « L’on ne peut même pas mettre en doute qu’il n’ait pour première origine, Rome ». — Déjà, quelques dizaines d’années avant, la plus vieille chronique écrite en roumain, que l’on attribue au grand Vornic Grégoire Ureki (né vers 1590, mort vers 1640), contenait la même affirmation sous une forme plus naïve.

Notre langue est constituée de beaucoup de langues; notre parler est mélangé avec celui des voisins qui nous entourent, et, bien que nous descendions de Rome, notre langage n’est plus un langage pur...; nous disons « pâne », les Latins disaient pa n is; nous disons « carne », eux caro; « găină», galina; « muiere », mulier; « femeia », femina; « a nostru », noster, et beaucoup d’autres mots du latin. Et si nous examinions avec attention en détail tous leurs mots, nous les comprendrions. De même à comparer avec le français : nous disons « cal », eux ils disent saval (sic), etc.

Mais ce mouvement littéraire naissant qui se traduit par les noms de Grégoire Ureki, Miron Costin, Nicolas Costin et Jean Neculce en Moldavie, — et qui devait produire bientôt en Valachie ceux de Constantin Căpitanul (le capitaine) et du logothète Radu Popescu, s’arrête avec le XVIIIe siècle, avec le régime phanariote et les fréquentes guerres russo-turques. L’élément grec avait envahi le pays et donnait de plus en plus à l’aristocratie du pays une physionomie étrangère. On n’écrivait plus, on ne se vantait plus de son origine, on se taisait sur elle quand on ne la reniait pas. Il fallait qu’après les différents courants dont nous avons parlé, le courant transylvain vînt passer sur les Principautés pour réveiller au fond de la conscience des Roumains l’idée de l’origine latine pour en faire l’idée féconde d’où sortit tout le mouvement de la civilisation roumaine au XIXe siècle.

§ 3. — Expliquer les caractères, l’origine et surtout l’influence sur les Principautés du « mouvement transylvain » de la fin du XVIIIe siècle, c’est forcément passer en revue, d’un côté les rapports entre les Hongrois et les Roumains transylvains, de l’autre les rapports de ces derniers avec les Roumains des Principautés : c'est montrer, d’une part, comment les Roumains transylvains étaient destinés à garder un sentiment plus vif de leur origine, de l’autre, comment leur parole devait jouir d’une grande autorité, au commencement de ce siècle surtout, chez les Roumains de Moldavie et de Valachie. Bien que les trois principales provinces habitées par les Roumains, la Transylvanie, la Valachie et la Moldavie n’aient jamais constitué un seul corps politique, — sinon sous Trajan et ses successeurs, ou encore en 1600, durant quelques jours, sous Michel le Brave, — pourtant, par la force des choses, l’histoire de ces trois provinces ne saurait être séparée.

La Transylvanie est le berceau de la nationalité roumaine tout entière, — c'est un premier point capital de l’histoire des Roumains qu’on ne saurait oublier. Celte origine commune a, aux yeux des Roumains, la même importance que s’ils avaient tous constitué pendant longtemps un Etat politique. En effet, la fondation des Principautés roumaines de la Valachie (vers la fin du XIIIe siècle) et de la Moldavie (vers le commencement du XIVe siècle) sont l’œuvre de la noblesse roumaine de Transylvanie. Retirés dans les Carpathes, au plus fort des invasions des barbares, les Daco-Romains descendirent petit à petit les deux versants, et les mêmes Carpathes qui leur avaient servi jadis de refuge commun, se trouvèrent former une barrière entre les deux groupes nouveaux. L’histoire ignore le sort des Daco-Romains qui habitèrent le sol des futures Principautés de Valachie et de Moldavie. Pour ceux qui restèrent en Transylvanie, ils y avaient fondé un certain nombre de « Principautés » ou « Vaïvodats » dont les chefs opposèrent d’abord une vive résistance à l’invasion des Hongrois, puis s’entendirent avec eux et vécurent pendant un certain temps en assez bonne intelligence avec les conquérants. Mais peu à peu des malentendus de toutes sortes commencèrent à naître entre les anciens et les nouveaux maîtres, ces derniers prétendant étendre de plus en plus leur autorité. Jusqu’ici rien que de semblable à ce qui se passera plus tard avec les Turcs en Moldavie et en Valachie : la présence de deux éléments irréductibles et de plus en plus ennemis. Ce qu’il y a de particulier ici, ce qui a transformé de plus en plus l’hostilité entre Roumains et Hongrois en une haine inexpiable, c’est l’ effort du plus fort pour imposer ses croyances religieuses. La conversion de saint Étienne-le-Grand au catholicisme marque en effet le commencement des hostilités systématiques entre Hongrois et Roumains. Les premiers — nouvellement convertis — mirent toute l’ardeur et toute l’énergie qui caractérisent leur race à réduire à leur croyance les peuples qui leur étaient soumis politiquement. Si l’on en croit les rares et incertains documents qu’on possède sur cette époque, ce serait sous le coup de persécutions politiques el religieuses que se seraient révoltés en 1290 les Roumains du district de Făgăras, avec leur vaïvode Radu Negru et en 1350 ceux du district de Maramureş avec leur vaïvode Bogdan : les uns el les autres passèrent les Carpathes et fondèrent, les premiers la Principauté valaque, les autres la Principauté moldave. C’est ainsi qu’on explique généralement aujourd’hui, en Roumanie, les fréquentes incursions des rois de Hongrie dans les nouvelles Principautés, le nom de Muntenia donné à la Valachie, bien qu’elle soit avant tout un pays de plaine, parce que ses maîtres seraient descendus peu à peu de la montagne, et la place même des capitales des premiers vaïvodes : Câmpu-Lung se trouve dans la montagne, Curtea de Argeș à mi-chemin entre montagne et plaine, Bucarest au fond de la plaine; de même en Moldavie la succession de Suceava au pied des Carpathes, et de Jassy, en plaine.

Au reste, la fondation des Principautés, ou comme on appelle cet événement la Descăle toarea (descente de cheval) par les vaïvodes transylvains suffirait à expliquer tous les traits caractéristiques de l’histoire des Principautés et de la Transylvanie. Conquises par des nobles, les Principautés allaient devenir des pays essentiellement aristocratiques, en même temps que le départ du gros de sa noblesse laissait la population roumaine de Transylvanie comme décapitée. Les nobles roumains qui ne voulurent point suivre la fortune de Radu et de Bogdan s’assimilèrent facilement avec les Magyars, dont ils embrassèrent la religion. Le peuple roumain ne fut donc plus représenté en Transylvanie que par les agriculteurs et les prêtres : il ne sera désigné dans les actes de la diète transylvaine que sous le nom de : « la plèbe roumaine ». À la haine de race et à la haine religieuse, vint ainsi s'ajouter, en Transylvanie, la haine de classe. De fréquentes révolutions populaires en témoignent. En 1437, à la suite d’un soulèvement des paysans roumains, la noblesse magyare consentit d’abord à une transaction. Mais aussitôt après, elle conclut un pacte avec les Szeklers et les Saxons de Transylvanie pour réprimer à l’avenir en commun tout essai de révolution agraire. Ce fut la fameuse Unio trium nationum qui ne tendait à rien moins qu’à exclure l’élément le plus ancien et le plus nombreux du pays. S’il est en effet un trait caractéristique de l’histoire transylvaine, c’est que, autant la noblesse magyare a le don de magyariser toutes les autres noblesses du pays, autant l’élément populaire, l’élément roumain est prompt à s’assimiler tout ce qui est peuple.

En 1514, nouvelle révolution. Le pape Léon X ayant fait prêcher la croisade contre les Turcs, tout l’élément populaire de la Transylvanie se leva. Mais les propriétaires du sol, craignant le dépeuplement de leurs terres, empêchèrent l’enrôlement. Alors un paysan Szekler, Dosza, à la tête de quarante mille hommes, mit la Transylvanie à feu et à sang. Sa révolte fut vite réprimée et immédiatement suivie de la promulgation du fameux Jus tripartitum : les paysans étaient attachés à la glèbe et décrétés : tolerati inter status, non recepti. Ils n’avaient droit qu’au salaire de leur travail. Ils ne pouvaient intenter de procès à leurs maîtres ni témoigner en justice, ni porter des armes sous peine de perte du bras, ni chômer en dehors des fêtes prescrites par la religion de leurs maîtres.

Le XVIe siècle changea l’aspect extérieur des choses, en ramenant la lutte sur le terrain religieux. C’est le siècle de la Réforme. Les premiers convertis aux nouvelles doctrines furent les Saxons, qui devinrent protestants dès le commencement du siècle (1519), à cause de leurs relations commerciales avec les pays germaniques et qui essayèrent presque aussitôt de propager partout autour d'eux les nouvelles doctrines. Le pasteur Hunter introduisit le premier l’art typographique dans une ville de la Transylvanie, Brasov (Cronstadl) et se mit à répaudre des livres religieux écrits dans les langues de tous les peuples habitant la Transylvanie et les pays voisins, en allemand, en magyar, en slave, en roumain. Il ne semble pas que Hunter, non plus que ses collègues Valentin Wagner et Hans Beukner, dont le dernier fut pourtant en quinze ans (1547-1562) douze fois maire de Brasov, aient gagné un seul Roumain aux doctrines de Luther. Pourtant l’année 1559 est d’une importance toute spéciale : en cette année, en effet, sortit des presses de l'officine de Beukler un Catéchisme, le premier livre publié en roumain que l’érudition connaisse. Deux ans après, il donnait un Evangéliaire roumain du diacre Coressi, prêtre valaque. Tous les autres écrits religieux de Coressi (la plupart des traductions), parmi lesquels son Psautier (1577) et son Homiliaire (157...) parurent aussi en Transylvanie, imprimés en caractère cyrilliques, dans les officines de Beukner, de Hunter ou de Wagner. Il était réservé à la Transylvanie, après avoir donné naissance aux Principautés, de leur fournir les premiers livres imprimés dans la langue nationale. Les premiers souvenirs littéraires attachent étroitement ensemble les trois provinces roumaines, comme les premiers souvenirs politiques. Cependant, le luthéranisme ne fut pas la seule doctrine protestante qui pénétra dans le pays, ni les Saxons les seuls déserteurs du catholicisme, ni l’art typographique le seul moyen de propagande employé. Peu de temps après la conversion des Saxons, le prince Rakoczy et la majeure partie de la noblesse transylvaine passèrent au calvinisme et se firent un devoir de répandre leur nouvelle croyance parmi leurs sujets. La diète de 1556 décréta l’extirpation de toutes les doctrines contraires au calvinisme et imposa au clergé roumain un « super-intendant » calviniste. La diète de 1566 pousse Jean Sigismond à ramener de force à l’obéissance les Roumains qui refuseraient leur soumission à l’évêque calviniste. La diète de 1588 interdit aux évêques orthodoxes de visiter leurs diocèses. — L’union des trois Principautés sous Michel le Brave, en 1600, arrêta un instant les hostilités. A la nouvelle de ses succès, les Roumains transylvains se seraient soulevés. Mais, ignorant du passé du peuple qu’il venait d’annexer à sa couronne, Michel le Brave, qui avait récemment décrété le servage du paysan valaque, répudia toute alliance avec la plèbe indigène transylvaine, de même race, de même croyance et de même langue que lui. Il aima mieux se rapprocher de la noblesse, avec l’aide de laquelle il comptait gouverner et qui le fit assassiner peu de temps après sa conquête. La diète transylvaine, poussant jusqu’au bout sa victoire, décréta qu’aucun prêtre roumain des Principautés ne pourrait plus pénétrer dans la Principauté transylvaine.

Tout le siècle suivant fut rempli de haines, tantôt sourdes, tantôt ouvertes : haine de race, haine politique et sociale, haine religieuse. Le métropolitain orthodoxe Élie Joriste fut destitué en 1643, son successeur Sava Brancovici jeté en prison, et battu jusqu’au sang, en 1658. — L’introduction du roumain dans le service religieux, conformément aux idées des réformateurs, aurait dû avoir pour suite la création d’écoles roumaines. Il n’en fut rien. La diète décréta, à la fin du siècle, « que les Roumains qui voulaient devenir prêtres, faute d’écoles spéciales, devraient se prépurer pour cette carrière dans les écoles des confessions avec lesquelles ils allaient s’unir » !

§ 4. — Le récit des faits qui précèdent était nécessaire pour faire comprendre l’importance toute particulière de l’annexion de la Transylvanie à l’Autriche vers la fin du XVIIe siècle : il nous montre pourquoi les Roumains transylvains conservèrent leur individualité distincte au milieu de l’élément magyar et fait comprendre comment, grâce à des souvenirs communs, tels que la fondation des Principautés par la noblesse roumaine de Transylvanie, l’impression des premiers livres roumains dans cette même province, l’annexion de la Transylvanie à la couronne de Michel le Brave, en 1600, tout mouvement politique ou littéraire produit en Transylvanie devait avoir un écho en Moldavie et en Valachie, surtout à un moment où les esprits avaient commencé à s’éveiller sous l’influence de la France.

L’année 1697 fut le commencement d’une ère nouvelle pour les Roumains de Transylvanie. Depuis neuf ans, cette province était occupée par les armées autrichiennes, et les prêtres catholiques, les Jésuites surtout, y faisaient force propagande. Le métropolitain Théophile, converti lui-même au catholicisme, convoqua, en 1697, un synode à Alba-Julia, où l’on posa la question de l’« Union des Eglises ». On faisait aux Roumains des promesses séduisantes : droits sociaux et politiques, ouverture d’écoles nationales, etc. Une grande partie du clergé adhéra aux points capitaux de la foi catholique : ils reconnaissaient le pape comme chef suprême de l'Eglise, la communion sous une seule espèce, la procession du Père et du Fils, l’existence du Purgatoire. On leur accordait en revanche toutes les formes extérieures du culte, l’office célébré en roumain et le mariage des prêtres. Ce furent les « unionistes »; ceux qui refusèrent d’adhérer au compromis devinrent les « non unionistes »·. Quand en 1700, la Transylvanie fut définitivement annexée à l’Autriche, en vertu du traité de Carlovitz (1699), le successeur de Théophile, le métropolitain Athanase Anghel convoqua un nouveau synode à Alba-Julia, où plus de quinze cents prêtres de village et de cinquante protopopes adhérèrent au catholicisme :

L’Empereur promettait d’autoriser les laïques à exercer les droits politiques de citoyens, et à fréquenter des écoles nationales. Il espérait former, avec les Roumains, auxquels on accorderait des droits politiques, la majorité dans le pays contre les Saxons luthériens et les Hongrois calvinistes.

Cette adhésion des Roumains au catholicisme eut de bons et de mauvais résultats; mais les derniers furent de moins de portée que les premiers. Si, en effet, cette scission des Roumains en « unionistes » et « non unionistes » semble, au premier abord, avoir été propre à affaiblir encore l’élément roumain de la Transylvaine, il faut dire que cette scission fut moins grave et moins profonde qu’on ne le croirait. Jamais le sentiment religieux n’a été un sentiment très profonde chez les Roumains. Du reste, les plus grands efforts furent tentés par le haut clergé roumain pour détruire le schisme. Citons seulement le nom devenu populaire de l'archevêque Innocent Micul (appelé « Klein » par les Allemands) qui se transporta, pendant des années entières, de commune en commune, prêchant la nouvelle foi et, après avoir gagné des centaines d’adhésions au catholicisme, par sa seule autorité, eut l’audace d’exiger du gouvernement autrichien l’accomplissement de ses promesses. Consultée sur ses demandes par l’impératrice, la diète transylvaine composée des nobles des « trois nationalités » répondit par la Supp l icatio Statuum Transylvanie ad I mperatricem contra Valachos (1744) où les Roumains sont qualifiés de peuple « superstitieux », « méchant », « inutile », « fauteur de désordres » et « prolifique » :

La plèbe roumaine, y est-il dit, quoiqu’établie ab antiquo dans le pays, n’est pas digne, à cause de sa constitution physique et de ses tendances, d'être dotée de privilèges nationaux.

Micul perdit son siège archiépiscopal et fut obligé de s’enfuir à Rome pour échapper à ses ennemis. C’est ainsi que ses efforts n’eurent pour résultat que d’aiguiser encore la haine entre Magyars et Roumains. Cette haine éclata encore une fois dans la terrible révolution de 1789 conduite par les chefs Horia, Cloşca et Crisan, et provoquée par la résistance du gouvernement aux réformes libérales de Joseph II.

Quant aux bons effets de cette conversion, ils semblent avoir été infiniment plus considérables. Si elle ne réussit pas â améliorer la condition de la « plèbe roumaine », elle profita beaucoup à l’élément ecclésiastique qui allait former une élite instruite parmi les Roumains transylvains; elle donna enfin des chefs intelligents au peuple. Dès le lendemain du second synode d’Alba-Julia (1700), on voit les catholiques s’intéresser aux progrès intellectuels des Roumains. Le cardinal Collonitsch, archevêque de Hongrie, décide de recevoir des enfants roumains à son école de l'abbaye de Saint-Gothard. Des écoles spéciales s’ouvrent à Alba-Julia, à Hatzeg et à Făgăraş, — et en 1718, à Brasov. Les meilleurs élèves entraient ensuite au Séminaire de Santa-Barbara à Vienne. En 1766, Marie-Thérèse fonde deux bourses au « Collège Pazmanien » de Vienne pour deux prêtres du diocèse de Făgăraş : les deux premiers Roumains qui y furent admis, devaient y professer six ans plus tard : l’un fut Samuel Klein (Micul), neveu du fameux archevêque, qui y enseigna les mathématiques et l'éthique et qui devait se faire connaître par ses travaux historiques et philologiques, l’autre Stefan Popp, qui y enseigna la logique et la métaphysique. — Bientôt meme, le séjour dans la capitale de l’Empire ne suffit plus aux jeunes prêtres roumains. On se mit à les envoyer, pour se perfectionner au centre même du monde catholique, au « Collège de la Propagande », à Rome. — On comprend l’effet que produisit sur les jeunes unionistes ce séjour à Rome, aux frais de l’État autrichien. En même temps qu'ils achevaient de devenir de bons latinistes, ils apprenaient, sans effort l’italien, langue si proche de la leur; dans les bibliothèques publiques et privées, dans celles des monastères surtout, ils trouvaient une foule de documents concernant l’histoire et les origines des Roumains; à chaque pas, des monuments imposants leur racontaient la grandeur de leurs ancêtres. La colonne Trajane surtout arrêtait leurs regards!...

La colonne Trajane !

Colonne merveilleuse, élevée par le Sénat en l’honneur de l’empereur Trajan, colonne plus haute que toutes les pyramides qui sont à Rome, plus haute que celle qui git aujourd’hui, brisée en morceaux, à l’endroit que l’on appelle « Il Monte Cittorio a ou la Montagne des Jugements !... Sa base, à l’intérieur de laquelle on a déposé, après sa mort, les dépouilles de Trajan, est un immense carré de pierre polie ; mais la colonne elle- mêmeest ronde, composée de nombreux blocs de pierre assemblés, sur la surface desquels, du bas jusqu’en haut, est magistralement représentée, enhaut-relief, toutelaguerre dacique,c’est-à-diretouteslesarméesdes Romains et des Daces, telles qu’elles étaient au moment de la guerre!... Moi-même, combien de fois n’ai-je pas regardé cette colonne!...

Ainsi s’exclamera plus tard dans sa Chronique des Roumains, l’un des plus brillants élèves du Séminaire de Vienne et du Collège de la Propagande, Georges Şincai. On aimerait à le voir insister davantage sur son impression personnelle qui fut sans doute celle de tous les jeunes prêtres unionistes. En songeant aux ouvrages qui sortirent de leurs mains, on peut retrouver aisément les idées que devait réveiller en eux cette contemplation : c’était d’abord une fierté sans bornes en présence de ces ancêtres illustres, infatigables, partout vainqueurs, les Romains!... Ils durent en admirer jusqu’aux cruautés, jusqu'à la religion païenne ! Leurs regards suivaient surtout cette haute figure de l’empereur Trajan, leur idole, ici debout, là maniant lui-même le gouvernail de son navire, plus loin inspectant des travaux de fortification, tantôt marchant à la tête de ses légionnaires, tantôt recevant la soumission de quelque chef ennemi, tantôt enfin, la toge ramassée sur la tète, dans le costume et l’attitude du grand pontife! — Certes, avec un peu de sang froid, ils auraient pu remarquer bien d’autres choses intéressantes pour eux. Ces hautes meules de foin que les Daces arrangeaient de la même façon que la « plèbe » de leurs compatriotes; ces Daces eux-mêmes, si héroïques dans leur résistance, préférant le glaive ou le poison à la servitude, et dont l’apparence tout entière, les pantoufles retroussées au bout, les sortes de braies collantes, la blouse serrée à la taille, le bonnet de feutre, la haute taille, les longs cheveux et la face barbue font si naturellement songer au paysan transylvain, moldave et valaque.— Mais il semble qu’ils n’aient éprouvé au regard de ces courageux vaincus que de l'indifférence; à coup sûr ils leur accordaient moins d’intérêt et d’importance que n’avaient fait les constructeurs de la colonne et Trajan lui-même. Seuls les vainqueurs romains, ces « illustres ancêtres », retinrent leurs regards. Cet enthousiasme s’explique. C’était pour eux, représentants d’une race si universellement foulée et opprimée depuis tant de siècles, un ravissement de se transporter par la pensée à un moment de l'histoire où cette race était redoutée et glorieuse !

Voilà donc les souvenirs avec lesquels revinrent de Rome les jeunes Unionistes. On juge de l’étonnement du gouvernement autrichien, quand il s’aperçut que leur séjour à l’étranger leur avait inspiré moins l’amour de leur nouvelle religion, qu’un sentiment de race aussi vif que le patriotisme le plus ardent. Certes, ils écrivirent presque tous des livres de théologie traduisirent les œuvres des Apôtres, composèrent des catéchismes, prêchèrent. On en vit même qui essayèrent de répandre parmi leurs compatriotes, la nouvelle doctrine. Mais c’était encore au nom du patriotisme qu’ils voulaient l'union de tous les Roumains dans la même foi : ils espéraient ainsi obtenir de nouveaux privilèges pour eux, les rapprocher du gouvernement autrichien et les opposer aux Hongrois, sur un pied d’égalité... Quand l’Union se montre définitivement impossible et les progrès politiques irréalisables, on voit tomber toute leur ardeur religieuse. Samuel Klein songea à abandonner l’état ecclésiastique, Georges Şincai le fera, pour se consacrer uniquement à des ouvrages patriotiques.

S’ils ne pouvaient vivre en bons termes avec l’administration de la Transylvanie, les prêtres unionistes étaient bien accueillis par le gouvernement autrichien. Nous avons vu Klein et Popp professeurs au Collège Pazmanien ; le premier sera nommé plus tard « reviseur des livres », puis « préfet d'études » au Séminaire Santa-Barbara ; — Georges Şincai sera « directeur des écoles gréco-catholiques » de la Transylvanie ;— Pierre Major « censeur et correcteur à l'imprimerie de l’Université de Buda », etc.

En 1754, le métropolitain Pierre Aron, successeur de l'archevêque Innocent Micul, et le premier en date des prêtres transylvains envoyés à Rome, ouvrit la grande école roumaine de Blaj, fondée par rescrit impérial. C’est là que les prêtres revenus de Rome professeront, emplissant l'âme de toute une génération de l’enthousiasme excité en eux par leur séjour dans la ville de leurs ancêtres. Le principe de tout ce mouvement, à la fois intellectuel et sentimental, consiste à développer la conscience latine chez le peuple roumain ». — Mais il est curieux de constater que maintenant, comme deux siècles avant en Moldavie, c’est au catholicisme, à ce que l’on appelait dédaigneusement dans les Principautés les « papistes » qu’on dut celte renaissance, ce réveil de l'intelligence et du sentiment national en Transylvanie. L’Eglise orthodoxe avait toujours manqué à celte mission.

§5. — On connaît maintenant la direction du mouvement trausylvain. Il nous reste à préciser ses caractères. Ce fut I’histoire et la philologie nationales que cultivèrent de préférence les prêtres unionistes. L'érudition et le sentiment patriotique poussé jusqu’à l’excès furent les deux traits principaux de toutes leurs productions. Richesse excessive des matériaux, chaleur immodéré dans la démonstration, ils ne purent jamais éviter ces deux extrêmes. Quand, près d’un siècle plus tard, dans la Roumanie libre, une nouvelle génération, moins aigrie par le souvenir des persécutions récentes, d’esprit moins chaud, mais plus scientifique, relira attentivement leurs ouvrages, elle admirera la conscience des recherches, elle s’inclinera devant les hauts sentiments qui les ont inspirés, mais elle sentira combien toute leur couvre est caduque : et ainsi elle apprendra la grande maxime qu’il n’y a point d’écueil plus dangereux dans la recherche du vrai que le patriotisme.

C’est encore en histoire que les prêtres transylvains furent le plus heureux. — La première chose qu'ils soutinrent dans leurs publications de toutes sortes, ce fut : l’ origine romaine des Roumains, la communauté d’origine des Roumains de Transylvanie avec ceux de Moldavie et de Valachie. Dorénavant, ils s'appelleront tous entre eux : „nos frères ». L’intention qui les fait écrire éclate assez dans leur admiration sans bornes pour le grand Trajanus Dacicus et pour cet autre Trajan, Michel le Brave. « C’est, dira Pierre Major, pour que les Roumains voyant de quelle magnifique source ils ont pris naissance, suivent I’exemple de leurs ancêtres en dignité et en humanité”. Mais il y a plus: dire qu on est d’origine latine, c’est faire penser aussitôt aux autres peuples actuels de même race et plus avancés. C’est trouver des parents et des exemples illustres dans le présent, comme on en avait trouvé dans le passé. L’histoire devient ainsi une arme pour le réveil des Roumains, non seulement elle les éclaire sur leur passé, elle leur fournit encore un idéal pour l’avenir. En même temps qu’elle leur dit ce qu’ils ont été, elle leur indique ce qu’ils doivent être : en leur montrant l’éclat de leur origine, elle les fait rougir d’être les seuls à mal soutenir la gloire de la maison : elle les exalte en même temps quelle les humilie. L’idée fera son chemin; c’est elle encore qui, cinquante ans plus tard, inspirera au poète Muresanu de Sibii, le chant national et révolutionnaire de 1848 :

Réveille-toi, Roumain, du sommeil semblable à la mort
Où t’ont plongé tes maîtres barbares...

Les historiens transylvains n’apprennent donc pas aux Roumains, comme les chroniqueurs moldaves de jadis, « qu’ils viennent de Rome ». Mais, tandis que ceux-ci faisaient commencer l’histoire roumaine avec la fondation des Principautés, à la fin du XIIIe siècle, les Transylvains veulent qu’elle commence en l’an 106, année de la conquête de la Dacie, ou encore en l’an 98, date de la première guerre de Trajan avec les Daces, ou même en l’an 86, où Décébal osa pour la première fois attaquer les légions romaines. Les chroniqueurs tout en mentionnant la conquête de Trajan ne s’étaient point souciés de rattacher cet événement à la fondation des Principautés. Les historiens transylvains avaient à combler ce vide énorme de douze siècles.

Et dès l’abord, une question plus épineuse encore que celle des origines se présenta à eux. Qu’étaient devenus les colons romains pendant la longue période des invasions, pendant l’obscure nuit du moyen âge ? La théorie la plus répandue alors, surtout dans let domaines autrichiens, et principalement chez les Hongrois, soutenait que les Roumains avaient passé le Danube et s’étaient fixés dans l’ancienne Mœsie : c’était l’explication de leur conversion à l’orthodoxie, de l’introduction d’éléments slaves dans leur langue et du silence complet de tous les textes du moyen âge sur eux. Le départ aurait eu lieu en l’an 274, quand l’empereur Aurélien, se jugeant hors d’état de repousser les Barbares, avait ordonné à ses légionnaires et à ses fonctionnaires de se retirer derrière la barrière infranchissable du Danube : tous les colons avaient suivi, abandonnant la Dacie aux Barbares. — On comprend aisément quel intérêt avaient les Magyars à adopter cette théorie défendue alors par Engels et plus tard par Rossler. Pendant tout le moyen âge, il n'y aurait point eu de Roumains ni en Transylvanie, ni en Valachie, ni en Moldavie. La Dacie avait été occupée par les Hongrois. Les Roumains, revenus très longtemps après, vers le XIIe ou le XIIIe siècle, n’y étaient que des intrus tolerati inter status, non re c epti. — On a fait justice aussi de toutes ces belles théories. Klein, Şincai, Major qui assistèrent à leur naissance et les virent adopter avec ardeur par leurs ennemis, n’y pouvaient rester indifférents. La persistance des Roumains sur le sol de la Dacie fut le second point de l’histoire roumaine qu’ils s’efforcèrent de démontrer. L’Europe n’entendit jamais leur faible voix. Ce n’est pas à eux qu’on doit le triomphe, à l’heure actuelle, de la théorie juste qu’ils soutenaient dès la première heure. Mais ils furent tout de suite entendus par les Roumains des Principautés. Après avoir, pour les besoins de leur cause, supprimé complètement les Daces, après la conquête romaine, ils eurent le pouvoir de démontrer que les Hongrois n’avaient pas le droit de traiter de même les Roumains, au moment des invasions. D’après eux, ce furent seulement les légions et les fonctionnaires qui quittèrent la Dacie : la masse du peuple agricole et peu riche, ne pouvait s’expatrier aussi facilement; si elle s’est retirée quelque part, devant les invasions, ce fut dans les montagnes du pays, d’où elle est redescendue petit à petit, une fois les invasions terminées. Après l’origine latine des Roumains et leur persistance sur le sol de la Dacie, il restait encore à démontrer que, pendant très longtemps, pendant aussi longtemps qu’ils le purent, les Roumains avaient su se montrer dignes de leurs ancêtres. C’était pour la première fois que l’histoire roumaine était envisagée dans son ensemble. Les chroniqueurs moldaves et valaques des XVIe et XVIIe siècles n’avaient chacun traité que l’histoire de leur province. Les Transylvains, au contraire, n’ont jamais envisagé un problème historique au seul point de vue transylvain. Si même une province roumaine reste au second plan dans leur histoire, c’est bien celle d’où ils sont sortis. Les Roumains des Principautés n’oublieront jamais cette largeur de vues et ce désintéressement des historiens transylvains, plus caractéristique encore que leur enthousiasme. Leur thèse générale est que, après la fondation des Principautés, les Roumains eurent de longs siècles d’indépendance et de gloire où ils se défendirent avec succès contre leurs ennemis, les Hongrois, les Polonais et les Turcs, qui les enveloppaient de tous côtés. Avec des peines inouïes, ils s’efforcent de prouver que jamais les Roumains n’avaient été soumis à d’autres peuples. Si ceux de Transylvanie ont été asservis par les Hongrois, ç’a été à la suite d’une trahison. Le petit nombre des Roumains et leur état de division les a réduits à reconnaître enfin la suzeraineté de leurs puissants voisins, mais non sans essayer souvent d’en secouer le joug. Les vainqueurs cependant, abusant de leur force, ont de plus en plus violé les anciens traités et converti la vassalité en esclavage. Ce que désirent les Roumains, c’est de revenir à ces anciens traités — l’idéal serait même de revenir à l’ancienne indépendance, et de s’unir.

Les théories et les tendances que nous venons de résumer setrouvent exposées principalement dans les publications historiques suivantes : l'Histoire des Roumains, Transylvains, Valaques et Moldaves, par Samuel Klein, — qui circula longtemps en copies manuscrites et ne vit le jour qu’en 1861, à Bucarest, dans un journal rédigé par un Roumain transylvain: L’Instruction publique .

Le De Origine Daco-Romanorum du même, qui circula également en manuscrit ;

La grande Chronique des Roumains de Georges Şincai, qui comprend année par année les événements de l’histoire roumaine de 86 à 1739. Şincai n’a jamais pu la publier en entier, de son vivant. La légende veut que la censure transylvaine ait mis en tête du manuscrit : Opus igne, auctor patibulo dignus. Il en fit paraître furtivement quelques fragments, à partir de 1807, à la fin de divers calendriers. Les Roumains ne la connurent en entier qu’en 1853, quand le prince Grégoire Ghica la fit publier à Jassy.

L’Histoire des origines des Roumains de Pierre Major, Buda, 1812.

§6. — Dans le domaine de la philologie, les Transylvains firent porter leur principal effort sur la démonstration de l’origine latine de la langue roumaine. La tâche était facile et ils auraient aisément amené à leurs conclusions tous les philologues des autres pays, s’ils n’avaient sur bien des points dépassé la mesure. Si, en effet, le Roumain est Romain par quelque chose, c'est bien par sa langue. Et d’ailleurs qu’entend-on par l’expression de « peuple latin », sinon un peuple parlant une langue néolatine? En vérité, si outre la langue, l’on faisait entrer en ligne de compte les mœurs, les traits distinctifs de l’esprit et du tem pérament, les caractères de race et surtout l’histoire, combien resterait-il de peuples en Europe qui puissent se dire « latins »? A part les Italiens, tous les soi-disant peuples latins se composent de trois éléments : l’élément primitif indigène, l’élément romain, l’élément barbare. Si le second est décisif pour expliquer la langue, il ne l’est pas toujours pour expliquer la civilisation et I’histoire de ces peuples : et s’il marque leurs caractères communs, ce sont les autres qui déterminent leurs caractères distinctifs. C’est ainsi que, lorsqu’on parle des habitants de la Transylvanie, de la Moldavie et de la Valachie, on ne saurait, sans commettre une grande erreur, négliger, comme le font de parti pris les historiens roumains, l’ancien fonds dace de la population, pas plus que les Barbares de toutes sortes qui n’ont pu traverser le pays sans y laisser de traces. Il serait même bon de ne pas se faire d’illusion sur la nature de cet « élément romain », qu’on veut seul considérer.

« Trajanus victa Dacia, ex toto orbe romano infinitas eo copias hominum transtulerat ad agros et urbes coletidas... » Ainsi parle Eutrope, et les inscriptions funéraires trouvées dans l’ancienne Dacie font voir dans ces colons des habitants de Dolide en Commagène, de Pruse en Bithynie, ou même des Égyptiens. C’aurait été blasphémer que d’avancer de telles vérités devant les prêtres unionistes. Il ne leur était jamais passé par l’esprit que le croisement des races, loin d’être une marque d’infériorité naturelle, peut constituer, au contraire, un avantage pour le peuple qui en sort. Si les Roumains parlent romain, c’est, selon eux, parce qu’ils sont des Latins purs. Tous les Daces ont péri, les Barbares sont restés à l’écart des Roumains et leur langue n’a influencé que très faiblement la langue roumaine. Si cependant quelques impuretés s’y sont introduites, il faut les chasser, il faut revenir à la pure langue latine. De même que les Roumains sont des héritiers dégénérés des Romains, mais qui peuvent et doivent, sous la direction de l’historien patriote, redevenir dignes de leurs ancêtres, de même la langue roumaine n’est qu’un latin corrompu, qu’il appartient au grammairien de ramener à sa pureté première.

Il restait à savoir de quelle langue le roumain était sorti. Pour les uns, c’était une dérivation directe du latin classique lui-même ; pour d’autres, c’était, à peu de différences près, le latin vulgaire, tel que le parlaient, sûrement, à leurs soldats, César et Trajan ; et, comme c’est du latin vulgaire qu’est sorti le latin classique, la langue roumaine était non plus la fille, mais la mère, pour ainsi dire, de la langue latine. De toute manière, c’est une : « corrupta romana sive latina lingua », et l’on peut, à priori, « voces latinas sic corrumpere, ut fiant daco romanæ sive valachicæ. » Imbus des idées du XVIIIe siècle, ces philologues transylvains contemporains du savant Koraïs qui prêchait le retour au grec ancien, voyaient dans la langue une oeuvre humaine, une sorte de création artificielle, qui a son type de perfection auquel le grammairien a le droit et le devoir de la ramener.

De là tout un nouveau vocabulaire, une syntaxe violentée, toute une nouvelle langue incompréhensible. Comme les Daces étaient rejetés de l’histoire roumaine, tout ce qui n’était pas romain dans la langue fut rejeté sans pitié et remplacé par une forme ou une tournure latine. On ne faisait grâce qu’aux mots étrangers qu’on pouvait, avec un peu de subtilité, rattacher à un mot latin. Tout mot déformé par l’usage jusqu’à ne plus rappeler du premier coup son origine latine était rajeuni de force et ramené à une forme plus voisine du latin.

J’ai découvert, dit le grammairien lorgovici, que dans plusieurs mots enveloppésdans l’épais brouillard de l’ignorance des règles grammaticales, des lettres plus molles se sont transformées en lettres plus dures, par exemple, au lieu de dire sole, nous disons sore ; au lieu de sale, sare : au lieu de salire, sarire. Je juge ce changement nuisible à notre langue : 1° parce qu’il est contre les règles; 2° parce que cela avilit la langue. Ce qu’il y a de criminel dans un pareil changement apparaît d’une façon évidente si l’on considère les mots composés de notre langue même : car du mot salire nous avons fait saltare, et non pas sartare, d’où il s’ensuit que notre prononciation ne peut pas tolérer la forme sarire pour salire.

Ce droit arbitraire que s’arroge le grammairien de fabriquer une langue, au nom de la nationalité et de la pureté de la langue, scandalisera même quelques élèves de l'École transylvaine : « Comment — demandera humblement l’un d’entre eux — mais si l’on change la langue, pourra-t-on comprendre encore la langue de l’Église? et le langage de tous les jours dans quel rapport sera-t-il avec cette nouvelle langue?... et les gens du peuple ne diront-ils pas avec raison que c’est plutôt nous qui corrompons la langue » ?... Ces questions judicieuses restèrent sans écho. Les Transylvains n’étaient pas en état de comprendre que le même zèle qui les avait conduits en histoire à l’exagération, les conduisait, en matière de langue, à heurter de front la vérité scientifique. La langue ainsi accommodée, un autre grave problème se présente aux linguistes transylvains: Comment écrire cette langue? On se servait jusqu’à cette époque, dans les trois pays roumains, de l’alphabet cyrillien. S’était-on toujours servi du même alphabet, ou bien avait-il été introduit après le concile de Florence (1439) pour marquer une différence plus radicale à l'égard de l’Église de Rome? Les Transylvains furent pour la seconde hypothèse, mais la science reste encore indécise. Si, dans les questions d’histoire, les Transylvains rencontrèrent pour principaux ennemis les Turcs et les Hongrois, dans les questions linguistiques, l’ennemi fut le Slave. Trois choses étaient restées des Slaves aux Roumains : la foi orthodoxe, des mots du vocabulaire ecclésiastique et familier, et Ialphabet cyrillien. Déjà une partie des Roumains s’était ralliée à l’Église occidentale. On croyait avoir arrangé la langue. Restait l'alphabet. Ca et là, on note des tentatives isolées pour l’abandonner ; la seconde édition d'une grammaire de Klein en 1803, la grammaire roumaine de Şincai de 1805, un livre de prières publié en 1801, sont imprimés en caractères latins. Pierre Major, qui avait publié son Histoire des Roumains en caractères cyrilliens, adopte les caractères latins pour son Lexicon valachico-latino-hungarico-germanicum publié à Buda en 1825, — et voici les raisons qu’il en donne dans la Préface :

Tant que les Roumains se serviront des lettres cyrilliennes qu'emploient les Serbes et les Russes et qu’on leur a fait adopter dans le but perfide d'anéantir la langue roumaine, — jamais les mots de provenance latine n’apparaîtront en roumain. Avec de la suie on a sali leur face noble et dans un noir étui, sans espoir de pouvoir en sortir, on les tient enfermés. Combien de fois ne m’est-il pas arrivé que, étant en doute si un mot était latin ou non, dès que je l’ai vu écrit avec des lettres latines, j’ai vu briller avec éclat sa face latine, et il me semblait rire de joie en moi-même pour l’avoir délivré de sa prison et ses baillons cyrilliens!

Mais aussitôt l’alphabet réformé, une nouvelle question se posa : la question de l’ orthographe. Comment représenter avec les lettres latines si peu nombreuses ce que l’on représentait auparavant par 43 caractères cyriiliens? Il est vrai qu’un grand nombre de ces caractères faisaient double emploi, mais il y avait des sons qui s’étaient formés en roumain, et qui n’existaient point en latin : les voyelles gutturales ă et î qui se rapprochent de œ et u prononcées sans avancer les lèvres, la bouche presque fermée, les consonnes ș et ț, équivalant la première au ch français, l’autre au t z, etc. Klein, Şincai, Major, lorgovici se contentèrent, pour les exprimer, des caractères romains et imposèrent à l’orthographe des règles extrêmement difficiles. II ne suffisait pas de rapprocher de force la langue roumaine du latin, ni d’introduire les lettres latines, il fallait encore se servir de ces lettres de manière à ce qu’aucun doute ne subsistât sur l’origine latine des mots. Les prêtres transylvains sont les introducteurs du principe étymologique dans l’orthographe roumaine. Si on leur doit l’introduction, pour la première fois, des lettres latines, ils s'y prirent de telle façon que, cent ans après eux, la discussion sur la vraie manière de se servir de ces lettres est loin d’être close.

Les principaux ouvrages dans lesquels se manifestent les doctrines et les tendances linguistiques de l’Ecole transylvaine sont :

Les Elementa linguæ Daco-Romanæ de Klein et Şincai, 1780;

La Grammaire latino-roumaine, revision, en roumain, du précédent ouvrage par Şincai, 1783 (imprimée en caractères latins);

Le Dialogue sur le commencement des Roumains qui sert de Préface à l’Histoire des origines des Roumains de Pierre Major, et

La Dissertation star les origines de la langue roumaine dans le même ouvrage ;

Les Observations sur la langue roumaine de Paul lorgovici, Buda, 1799

Le Vocabulaire roumain, latin, français, allemand du même, 1799. (A la différence des autres Transylvains qui avaient été à Rome, l’auteur avait voulu connaître plusieurs peuples civilisés de race latine, était venu jusqu’à Paris et y était resté quelques années pour y apprendre le français) ;

Enfin, l’ouvrage capital de l’École de Blaj, auquel tous les grands noms du mouvement transylvain prirent part, pendant plus de trente ans, le Lexicon valachico-la t i n o-hungarico-ger ma nicum, connu habituellement sous le nom de Lexicon de Buda, qui parut en 1825, précédé de vingt ans par le

Dictionnaire valachico-lat in um de Samuel Klein, achevé en 1801.

De tous les travailleurs roumains de la première heure qui caractérisent le mouvement historique et philologique des prêtres unionistes transylvains, trois se firent surtout connaître, dont nous avons souvent prononcé les noms : Samuel Klein (1745-1806), Georges Şincai (1753-1816), Pierre Major (1755-1821).

§ 7. — Tout ce mouvement littéraire et national des Transylvains ne tarda pas à trouver un écho au delà des Carpathes, chez les Roumains des Principautés. Son influence fut d'autant plus grande qu'il y rencontra des intelligences à demi réveillées.

Dès la première heure, ce fut une émulation entre les grand boyars indigènes pour se procurer tout ce qui paraissait en Transylvanie. Leurs bibliothèques se composèrent dès lors de trois catégories de livres bien distincts : les livres français qu’on mit en évidence ; les livres grecs, achetés pour flatter les puissants du jour; enfin les livres roumains, venus de Transylvanie, les plus lus de tous, car ils étaient écrits dans leur propre langue, et ils contenaient des choses plus à portée de leur esprit. Parmi ces derniers, on vit d'abord des livres d'église, des bibles, des Vies de saints, des catéchismes, des recueils de sermons at oraisons funèbres, genre nouveau, que l'Église orientale ne connaissait guère; puis vinrent les écrits laïques récréatifs, das calendriers, des contes, les uns à tendances mondes, comme l’Histoire de Syndipa le philosophe, d’autres purement amusants, comme l’Histoire de Léonat us l’ivrogne et de sa femme Dorofata, d’autres encore allégoriques et politiques, somme l’Histoire du très sage Arghir et de la très belle Hélène (Trajan et la Transylvanie). Il y avait des poésies lyriques, sans aucune valeur, mais très patriotiques; des fables, parmi lesquelles les fables en prose du prêtre Cichindealu jouirent de leur quart d’heure de vogue. Puis vinrent les grandes publications historiques et linguistiques des prêtres unionistes, qu’on se procurait à grand pris, aussitôt après leur apparition, ou même qu’on se faisait recopier d’un bout à l'autre : c’était une affaire de vanité que d’avoir chez soi ces ouvrages coûteux. A côté de l’O rigine des Roumains de Pierre Major, on vit apparaître des traités de morale, d’arithmétique, de géographie, qui devaient servir à l’instruction des fils de grands boyars. On y vit enfin quelques publications d’actualité, concernant la politique générale européenne, parmi lesquelles des livres originaux ou des traductions concernant les Français.

Le Récit de la guerre française et leur (sic) retour de Mos c ou traduit de l’allemand par un anonyme en 1814 « Bref exposé de la prise de Pa ris et d'autres événements, par an ami de la paix », 1814, „Qui a été et ce qu'est a u jourd’ hui Napoléon B o napar t e », toujours par un anonyme, 1815. — Le bruit des victoires de Napoléon avait, en effet, pénétré jusqu’en Transylvanie, et l’on ne peut guère attribuer qu’à l’influence des prêtres transylvains l’intérét que le peuple même y portait à ce général « de sa race ». Au moment de la captivité de Napoléon, une chanson courait en Transylvanie, déplorant la sert du héros et se terminant par ces mots :

Et ne menez pas trop loin
L’Empereur Bonaparte.

Enfin il n’y eut rien de ce qui sortait des cerveaux transylvains qui n’intéressât, à ce titre, les boyars roumains des Principautés : ou trouva dans leurs bibliothèques, maculés, déchirés par l’usage jusqu'à des livres pratiques, comme l’Art du faire sucre avec les tiges de maïs ou l’Art de vacciner les hommes ou l’Art de guérir les bêtes...

La réputation des écoles de Transylvanie parvint dans les Principautés en même temps que celle de ses écrivains. Il était difficile d’envoyer les jeunes enfants dans les écoles transylvaines, mais ce que l’on pouvait faire, c’était de créer des écoles dans le pays ; c’était d’envoyer les jeunes gens, une fois les connaissances élémentaires acquises chez eux, aux mêmes endroits où allaient les élèves de l’École de Blaj ; c'était enfin de faire venir, pour les écoles du pays, des professeurs transylvains.

Dans l'esprit des rares hommes qui avaient à peu près échappé à l’abaissement général, de tous ceux qui commençaient à balbutier des mots comme « nationalité », « indépendance », « France », « Europe », « régénération », « civilisation », « people », l’idée se forma qu'il ne pouvait y avoir de régénération ni de civilisation possibles sans l'instruction du people. On avait devant soi le double exemple des Grecs et des Transylvains. Bientôt dans le département d’Olt, dans celai d’Ilfov, dans celui de Dîmbovița, on vit des écoles primaires fondées par initiatives privées, tantôt dans une maison particulière, tantôt dans un couvent, tantôt, suivant la tradition, à la porte d’une église. Le fondateur, c’était un petit boutiquier ayant visité Jérusalem, qui chargeait par testament son confesseur de bâtir une école primaire sur remplacement de sa boutique, — ou bien un « răzeș » qui, par miracle, avait conservé une partie de l’immense fortune de ses ancêtres et, devenu vieux, payait le chantre de l’église pour apprendre à lire et écrire la langue du pays aux enfants de son village, — parfois enfin c’était un grand boyar, poussé par de vagues idées dues a l’influence de la Révolution et à la lecture des calendriers et publications historiques d’outre-mont, qui satisfaisait se vanité, en créant une école dans une grande ville. À l’école de Slatina, cent enfants des deux sexes, apprenaient à lire et écrire les caractères grecs en même temps que les 43 « crochets » cyrilliens. — Parfois le hospodar du pays, entraîné par le courant général et flatté de ce que l’on apprenait aussi à lire le grec dans ces écoles, accordait de modiques subventions à ces entreprises. On voit aussi des noms de prélats, dont le plus connu est celui du métropolitain de Moldavie Benjamin Costaki (de 1803 à 4846):

Les meurtriers, disait-il, ne font que séparer le corps de l’âme ; mais ceux qui n’élèvent point bien leurs enfants et qui ne les instruisent pas séparent à la fois leur corps de leur âme et leur âme de Dieu.

Ce n’était pourtant pas, semble-t-il, le pur sentiment religieux qui animait ce prélat enthousiaste, car an le verra patronner la fondation d’un théâtre, ni le patriotisme tel que nous l’entendons, car c’est à ses liaisons avec de puissants Phanariotes et à son respect pour la Russie qu’il devra de pouvoir accomplir une partie de ses desseins. C’était sans doute un curieux mélange de bonté naturelle, de vanité excitée par l’exemple des Transylvains avec quelques vagues tendances religieuses et patriotiques. — Quoi qu’il en soit, Costaki essaya, en 1804, d’organiser, à Socola, un séminaire qui fut malheureusement fermé lors de l’occupation russe. Il réussit à arracher au prince Alexandre Moruzzi un « chrisov » ordonnant le fondation d’écoles primaires dans les principales villes de Moldavie : les fils des paysans devaient y être admis. On institua un conseil d’administration on « Èphorie composé du métropolitain comme président, et de deux grands boyars

Mais il ne suffisait pas de fonder des écoles primaires ou des séminaires pour suivre le mouvement d’outre-mont. Il fallait encore envoyer les jeunes gens à l'étranger, sur les traces des Transylvains. Dès le premier moment où l’on vit des prêtres transylvains dans les écoles d’Autriche et d'Italie, on y vit aussi apparaître, cette rareté, quelque Valaque ou quelque Moldave! Le métropolitain de Valachie Dosithée (1793-1810) dont il faut reconnaître l’instruction relative et les bonnes dispositions envers les gens du pays, malgré son origine grecque, fut le premier qui songea à envoyer des étudiants à l’étranger. Croyant que le moment était venu de confondre Grecs et Valaques, il envoya des boursiers des deux nationalités aux écoles de l'Orient, à Chios par exemple, puis, à mesure que le mouvement transylvain s’accentuait, il commença à les envoyer de préférence à Vienne, à Rome. On allait bientôt découvrir Paris. — De son côté le métropolitain de Moldavie Benjamin Costaki ne voulut pas rester en arrière : ses boursiers furent eux aussi envoyés d’abord à Chios, puis à Vienne, puis à Rome... — Des particuliers suivirent l’exemple : un prêtre de Moldavie, Transylvain d'origine, Lazăr Assaki, envoya son fils Georges Assaki, qui deviendra un grand nom roumain, à Lemberg, en Galicie, puis à Vienne, puis à Rome. Le séjour dans cette dernière ville parait n'avoir guère agi moins profondément sur ce jeune homme que sur ses confrères de Transylvanie. On a des vers de loi composés à cette époque (1802) en italien, A ll’It alia, A l Ti b ro, où il célèbre la patrie mère, la gloire des ancêtres.

Un Roumain de la Dacie vient chez ses ancêtres, pour baiser la terre qui recouvre leur tombes, et apprendre leurs vertus.

Ce jeune homme qui avait passé son doctorat en philosophie à Lemberg, étudié l’art de l’ingénieur à Vienne, l’astronomie et la peinture à Rome ne perdit pas son temps, une fois de retour dans le pays. Il ouvrit en 1813, à l’Académie grecque de Jassy, un cours de mathématiques appliquées et eut la fierté de pouvoir, en 1818, exposer des plans topographiques faits, sous sa direction, par ses élèves. Il avait composé à leur usage une quantité de traités élémentaires d’arithmétique, d’algèbre, de géométrie, de trigonométrie, de géodésie pratique. Associé inséparable du métropolitain Benjamin, il essaya, de concert avec lui, de fonder, en 1817, « un théâtre de société », sur lequel nous aurons à revenir, et lui suggéra l’idée de reprendre le séminaire ouvert en 1804, en le réorganisant complètement et en y appelant des professeurs transylvains. A cet effet Assaki entreprit un voyage de six mois en Transylvanie, d’où il revint accompagné de cinq anciens élèves des Unionistes. On nous a conservé las noms de quatre d’entre eux : Jean Costea, Jean Mamfi, Basile Fabian Bob et le Dr Basile Popp, auquel on confia la direction du séminaire.

§ 8. — Mais déjà quatre ans avant la réorganisation du séminaire de Socola, en 1816, un professeur transylvain, devenu célèbre dans la suite et dont la mémoire est aujourd’hui entourée comme d'une sorte d’auréole, avait passé les Carpathes pour venir s’établir eu Vaiachie. Né en 1779 d’une famille de laboureurs, dans le village d’Avrig, en Transylvania, Georges Lazar avait reçu les premiers éléments de la science à l’école primaire de Sibii, puis, aux frais d’un grand propriétaire de son village qui l’avait pris sous sa protection, il était passé à Cluj, où il avait fait des études de droit et de philosophie. De là, il était allé à Vienne étudier les sciences physiques et mathématiques, ensuite la théologie et y avait été reçu docteur en théologie, en 1813. L’année suivante, il était nommé archidiacre du siège épiscopal à Sibii et professeur au séminaire. C’est là que Georges Lazar laissa paraître cette conscience excessive unie à une raideur outrée, qui étaient les traits distinctifs de son caractère. Il épouvanta par sa sévérité les élèves du séminaire qui avaient commencé, paraît-il, à l'épouvanter par leur ignorance. La chaire épiscopale du Banat était devenue vacante, il posa sa candidature. Mais son ton tranchant lui avait déjà fait trop d’ennemis pour qu’il eût espoir de réussir. Il se résigna à rester professeur et se mit à prêcher, non sans succès. Mais un dimanche que la foule était plus grande que jamais, il aborda laqueslion des droits politiques des Roumains de Transylvanie. L’évéque qui assistait au service lui coupa la parole et le réprimanda vivement dans l’église même. C’est alors que Lazar se décida à quitter la Transylvanie, où la vie était devenue intolérable. « Chez les frères de la Valachie », il espérait être mieux traité et pouvoir agir d’une façon plus efficace sur ses élèves.

La même année (1816) il passait les Carpathes. Sa première impression fut un étonnement et un désenchantement complets. Peu ou pas d’écoles roumaines, la plupart fondées depuis quelques années à peine, dispersées dans la ville, aux portes des églises. Quelque vieux chantre, à la robe longue, aux grosses lunettes et au fez graisseux s’y promenait, armé d'une canne qu'il appelait le saint-Elie, au milieu des élèves, qui le redoutaient et le détestaient autant que les gros livres d’église déchirés et poussiéreux où ils apprenaient à lire les quarante-trois terribles crochets... — En revanche, une école grecque, à la tète de laquelle se trouvait tout ce que la Grèce du temps possé dait de plus instruit : le « fameux Lambros Photiadis », le « fameux Constantin Bardalachos », le « fameux Néophytos Duras », qui osait tenir tête avec son système phonétique au « fameux Koraïs » de Paris, le « fameux Benjaminos de Mytilène” — enseignement toujours stérile et pédantesque, mais qui commençait déjà à se rajeunir sous l’influence de la littérature française. Dans les grandes familles, Georges Lazar remarqua d’abord un mélange curieux : des professeurs grecs qui enseignaient aux fils des grands tout ce que l'on apprenait au lycée national grec ; parfois un professeur roumain chargé d’apprendre à lire les livres d’église, les vieilles chroniques moldaves et valaques, les calendriers d’outre-mont; enfin, et surtout le gouverneur français. Il constata aussi une tendance toujours plus marquée à envoyer les fils de grande famille à l'étranger, à Paris surtout, une fois qu’ils avaient appris tout ce qu’ils pouvaient apprendre dans le pays.

Lazar s'adressa à l’administration des écoles grecques de la Principauté, composée du métropolitain, du grand ban Bălăceanu, du vornic Golescu, du logothète Nestor. Il leur exposa son programme : il se proposait d'enseigner « les sciences » en roumain. La légende raconte que le grand boyar Bălăceanu voulut d'abord le soumettre à une épreuve « assez rigoureuse ». Il venait de faire mesurer son jardin par un arpenteur « neamț » (terme de mépris pour dire allemand). Il n'est pas possible, se dit-il, que le Transylvain puisse en faire autant. Lazar accepta le défi, et le boyar fut effrayé quand, après s'étre fabriqué les outils nécessaires lui-même, Lazar eut mesuré la propriété et trouvé les mêmes résultats que l’Autrichien. Le dimanche d'après, ajoute la légende, le boyar Bălăceanu vint se mettre à genoux à l'église, sur un coussin brodé, devant l’image du Sauveur, et remercia Dieu d’avoir prolongé ses jours jusqu’à ce qu’il eût vu le Roumain « faire comme le neamț ». Le boyar Bălăceanu devint, dans la suite, le protecteur le plus fidèle de Lazăr. Les membres du conseil d’administration des Écoles adressèrent une « anaphora » au Prince pour lui demander de rendre à l’enseignement national le lycée Saint-Sava fondé par le prince Constantin Brâncoveanu, et maintenant occupé par des Grecs, Arnautes et Serbes, gardes du prince, qui y logeaient avec leurs familles et leurs amis. Ce fut à grand’peine qu’on obtint quelques chambres pour Georges Lazăr.

Des boutiquiers, des copistes, quelques élèves venant des écoles grecques, quelques personnes de condition amenées par un riche commerçant qui avait voyagé en Transylvanie, voilà de quoi se composa, pour commencer, l’auditoire de Lazar. Mais le nombre de ses élèves s’accrut sans cesse. Ce furent d’abord les élèves les plus âgés des chantres roumains qui plantèrent là leurs furibonds professeurs avec leurs innombrables crochets et l’impitoyable « saint-Elie » , pour venir écouter le cours d’ arithmét i que et de géométrie, puis les cours de morale, de grammaire et d’histoire nationales. Peu à peu les élèves des écoles grecques elles-mêmes accoururent eux aussi pour entendre de la bouche du professeur patriote l’histoire de Michel le Brave, d’Étienne le Grand et de Mircea Bassaraba. Lazar les intéressa encore plus par ses leçons de morale, par la critique des mœurs du jour, par le récit du mouvement transylvain, par la lecture des chroniqueurs moldaves, de l’Histoire de Major, de la Chronique de Şincai. Il avait su reconnaître l’esprit et le tempérament de ses élèves et avait réussi à merveille à se mettre à leur niveau. Quand, en 1818, le prince Carageà prit la fuite avec la caisse du pays, le gouvernement provisoire composé des principaux boyars ordonna la fermeture de l’école grecque de Bucarest dirigée par Benjaminos de Mytilène. Tous les élèves accoururent en masse chez Lazar. Son école devait rester la plus florissante et la plus renommée de la Valachie jusqu’en 1821, année de la révolution.

On ne connaît que dans les grandes lignes l’objet et la méthode des cours de Lazar. Pourtant si l’on tient compte de ses écrits trop peu nombreux (L’Abécédaire, — Le conseiller de la jeunesse, — le Discours à l’occasion de l’avènement au siège métropolitain de Denyse Lupuen, 1809), si l’on se rappelle son origine, le mouvement d’idées qu’il représentait et celui que dirigeront plus tard ses principaux élèves, on peut essayer de préciser les caractères de cet enseignement. S’il eut plutôt au début une teinte « scientique », il devint dans la suite de plus en plus enthousiaste et patriotique et c’est sous cette dernière forme que Lazar sut captiver la jeune génération. L’assertion de l’origine latine des Roumains, la protestation continuelle contre le règne de l’étranger, voilà donc les principes qui caractérisèrent l’enseignement d’un maître roumain venu de Transylvanie, et qui caractériseront plus tard l’enseignement ou les écrits de tous ceux qui sortiront de son école, — et voilà enfin ce qui se trouve exposé d’une façon très nette dans les quelques publications qu’on a de Georges Lazar.

Il prend parti contre tout ce qui ne conduit pas directement et visiblement au réveil du patriotisme. Ainsi il est choqué du mouvement français dont il ne peut entrevoir les conséquences lointaines et qui, sous sa forme actuelle, lui semble puéril et dangeureux. „Nos gens ont tort de croire, — écrit-il —que c’est dans l’allemand ou dans le français que réside la véritable instruction. Il faut de la vertu, car il faut vivre »... Tout en reconnaissant l’utilité des études à l'étranger, le maître Lazar ne peut s’empêcher de remarquer pour l’instant que « ceux qui viennent de l’étranger — d’ailleurs fort peu nombreux — en apportent avant tout des modes d’habit, des gestes et des manies, surtout la manie de la parole; on aime mieux les faiblesses de l’étranger que la simplicité nationale »...

Ailleurs il nous montre dans un langage imagé la résurrection du pays :

Quand je suis arrivé dans celle terre roumaine, élue de Dieu et bénie, pour y semer le véritable blé sans ivraie, j’y ai trouvé beaucoup de ronces, pourtant il ne m’a pas fallu trop de peine pour les en pouvoir arrachrer, car, secouru par tous les véritables patriotes, j’ai pu facilement semer les bonnes graines ; mais juste au moment où, des graines semées des milliers de fleurs venaient d’éclore sur les terres roumaines, une infinité de sauterelles s’abattirent dessus, cherchant à détruire les fruits avant même leur apparition (il parle de la Révolution grecque de 1821).

Mais écoutons-Ie plutôt parler de la « race latine » des Roumains dans son discours au métropolitain Denyse Lupu :

Si de leurs tombes s’élevaient les âmes de nos ancêtres et si elles regardaient les petits-fils du grand César, du fier Trajan, les reconnaîtraient-elles encore à l’heure actuelle?... Certainement, elles les chercheraient dans les grands palais des Empereurs, et les trouveraient dans les tanières et dans les bouges les plus misérables et les plus poussiéreux ; elles voudraient les trouver puissants, et elles les trouveraient courbés sous le joug; elles voudraient les voir honorés, éclairés, et comment les trouveraient-elles ? en haillons, tristes et semblables aux bêtes, tombés dans des abîmes, au service des ennemis de leur race... Assez des larmes de la patrie, assez du joug de l’esclavage ; le moment est venu que les graines tombées se lèvent et produisent leurs fruits !...

Ce qui est certain et ce qui explique surtout les succès de Lazar, c’est qu’il aima ses élèves et qu’il en fut adoré. Il sut ne plus se révolter de leur ignorance, comme jadis au séminaire de Sibii. Il eut surtout le grand mérite d’avoir eu l’intuition du milieu où il se trouvait, d’avoir pris ses élèves plutôt par la sensibilité que par l’intelligence. De leur côté, les élèves entourèrent sa mémoire de tant de sympathie et d’admiration, qu’on ne voit plus cette intéressante figure de Lazar que comme entourée d’une auréole, mais dans un brouillard indécis.

Sa chaire — nous dira l’un d’entre eux — ressemblait à une chaire d'église; à pleines mains il jetait, à toute occasion, les semences de tout ce qui pouvait développer le sentiment national.

Ils veulent tous qu’il soit mort de la douleur que lui causa la fermeture de son école en 1821. Les uns le comparent au fondateur de la Valachie :

Tel Radu-Negru qui passa les Carpathes, le glaive du conquérant à la main, tel Lazar les passa muni de sa science et conquit les esprits des Roumains.

D’autres le comparent à un saint, à un prophète, au Christ presque.

Au moment de son départ (Lazar était alors pauvre, infirme) il se leva dans le char qui devait le reconduire chez ses parents, leva ses yeux vers le ciel, fit en silence le signe de la croix aux quatre coins de l’horizon, puis donna au charretier le signal du départ. Ses élèves éclatèrent en sanglots, et le plus brillant d’entre eux lança ces paroles de l'Écriture : «Il est venu entre les siens, et les siens ne l’ont pas connu... »

Cet élève était Jean Heliade Rădulescu qui, quarante ans plus tard devait prononcer à l’Academie roumaine un discours sentimental sur son maître de jadis. — Un autre de ses élèves se rendra, quarante-deux ans plus tard, en pèlerinage à la tombe de Lazar et y fera graver cette inscription :

De même que le Christ a ressuscité Lazar de son tombeau.
De même toi Lazar, tu as ressuscité la Roumanie de son sommeil.

Lisez, jeunes gens — dira Heliade-Rădulescu, dans une page brûlante, qui montre toute la portée de l’influence de Lazar et du mouvement transylvain en général, — lisez Iorgovici, Pierre Major, Cichindealu, Şincai, Klein... vous apprendrez chez eux votre langue, et ce qu’ont été vos ancêtres, et ce que vous pourriez être vous-mêmes, si vous suiviez leurs conseils. Ils ont fait tous le sacrifice de leur personne, en servant leur nation. Devant vous s’ouvrent d’autres temps, et vos jours peuvent être plus sereins et plus heureux que les leurs. L’orage de la nuit a passé, le matin de la Roumanie se lève et voilà le soleil du XIXe siècle qui la baigne de ses lumières...

Ces faits démontrent que, s’il y eut un courant destiné à renforcer l’influence française dans les Principautés, ce fut bien le courant créé par le mouvement transylvain, malgré son apparente hostilité à l’influence française. On peut même dire que ce fut le principal résultat de ce mouvement. Tout ce que l’enseignement et la littérature roumaine posséderont de plus remarquable, une génération plus tard, sera le produit de cette double influence transylvaine et française, et ce sera la première qui aura amené l’autre. — Les Transylvains enseignèrent aux Roumains cette vérité capitale, destinée à devenir comme le mot d’ordre, comme l’idée maîtresse de toute leur civilisation au XIXe siècle, qu’ils ne sont ni Grecs, ni Russes, ni Hongrois, mais qu’ils sont un peuple d’origine latine. Grâce à cette idée, ils ne garderont de leur contact avec les autres peuples que ce qu’ils leur avaient laissé de français, et ils se rapprocheront de plus en plus de la France, à laquelle ils demanderont toutes les formes de la civilisation, toutes les inspirations littéraires, sociales, politiques. Nous l’avons dit, la note caractéristique de l’influence française en Roumanie, c’est la note latine. C’est encore pourquoi la France qui fut un instant pour les autres peuples de l’Europe « La Grande Nation », resta toujours pour les Roumains, « notre sœur aînée, la France » : Or quand les Roumains Valaques et « Moldaves prononcent ces paroles, ils ne peuvent pas oublier ceux qui les leur ont inspirées : « leurs frères, les Transylvains ».

Mais il est temps de fermer ici ce deuxième livre. Nous allons déterminer dans le suivant la somme des progrès imperceptibles que la Roumanie de l’Ancien Régime doit à l'influence française, provoquée par tant de courants différents.

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