§ 14. — On n’aurait encore qu'une idée incomplète des courants divers qui apportèrent en Moldavie et en Valachie les idées et l’influence françaises, si l’on négligeait le courant dû aux émigrés de la Révolution. Si nous en parlons en dernier lieu, ce n’est pas que ce courant ait été moins important que les autres, mais tout simplement parce qu’il a été le dernier à se faire sentir. Entre autres caractères curieux, l’influence des émigrés dans les provinces danubiennes présente, en effet, celui de s’être produite plus tard qu’en aucun autre pays de l’Europe. Les émigrés, qui étaient dix à quinze mille à Coblenz et Worms en 1791, ne vinrent — on le comprend — qu’en nombre insignifiant, à longs intervalles, par groupes de quatre ou cinq au plus, dans les Etats lointains et inconnus de la Péninsule des Balkans. — De plus, tandis qu’ailleurs c’était la plus haute noblesse, les Richelieu, les Langeron, voire même les comtes de Provence ou d'Artois on ne vit guère dans les Principautés que des personnages de noblesse infime ou même douteuse, plutôt des « victimes » que des « mécontents », gens qui cherchaient un refuge et des moyens de vivre, plutôt qu'un centre d’action pour leurs projets politiques. Encore ne vinrent-ils que très tard, quand l’expérience leur apprit qu il n’y avait rien à espérer ailleurs et qu’il ne leur restait plus qu a chercher fortune, aussi loin que possible de la France, dans des régions inconnues. Ils n’en exercerent pas moins une influence réelle, et, bien qu’on ne puisse les comparer que de loin aux victimes de la révocation de l’Edit de Nantes, qui transportèrent à l’étranger une bonne partie des forces intellectuelles et morales de la France, ils rendirent néanmoins des services appréciables à ces Principautés, au milieu de populations qui ne tardèrent pas à les reconnaître comme des êtres supérieurs. Ils y furent admirablement accueillis. Le sentiment de l’hospitalité, inné chez les boyars, l’habitude des instituteurs et des secrétaires français, le respect toujours plus grand de la langue, de la littérature, des manières, des modes et de tout ce qui était lié au nom de la France, la curiosité d’apprendre par des témoins oculaires ce qui s’était passé au juste à Paris, — peut-être aussi, chez quelques boyars, comme une sorte de conscience vague des intérêts communs qu’il y avait entre eux et ces privilégiés dépossédés, — toutes ces considérations firent que les portes des grands boyars, souvent même des hos- podars, s’ouvrirent toutes grandes aux émigrés. Si ailleurs, on finit par se lasser de leurs prétentions et de leurs attitudes hautaines, à Bucarest et à Jassy, soit à cause des habitudes traditionnelles d’hospitalité, soit parce qu’ils savent se rendre tout de suite nécessaires et qu’on reconnut en eux des esprits supérieurs leurs manières ne choquèrent personne, et ils devinrent de plus en plus sympathiques à l’aristocratie moldo-valaque. A partir du commencement du siècle, chaque année apportait avec elle son contingent d'émigrés, que les boyars s’arracheut pour leur confier leurs enfants. Ainsi ce fut l’émigration, apres la tradition phanariote, qui affermit la coutume, perpétuée jusqu’à nos jours, de donner aux enfants des précepteurs français et une éducation toute française. Les premiers émigrés qui vinrent dans les Principautés ne furent pas cependant des instituteurs. — L’histoire connaît d’abord ceux qui cherchèrent un asile au commencement de ce siècle, auprès d’Alexandre Moruzzi en Valachie et de Constantin Ypsilanti en Moldavie (1799-1801). Ils étaient environ une demi-douzaine à la cour du premier. Élevé par un gouverneur français et ayant visité la France dans sa première jeunesse, Moruzzi était amené à goûter fort la gaieté, en même temps que les idées aristocratiques de ses hôtes. On ne sait pas les noms de ces émigrés-amuseurs, mais l’on sait que le hospodar avait acquis, à leur contact, un talent pour les jeux de société, dont il n’était pas médiocrement fier. Comme son prédécesseur Constantin Mavrocordat avait voulu révéler au monde ses dons de réformateur, en publiant dans le Mercure de France le projet de sa fameuse constitution, Alexandre Moruzzi voulut faire connaître à l’Europe ses talents d’homme d’esprit, et fit imprimer dans le Spectateur du N o rd (« journal politique, littéraire et moral de Hambourg ») un conte dont il avait amusé ses charmants amuseurs. — Le conte n’est pas amusant. Il est tout au plus bizarre. « Son Altesse — dit le rédacteur du journal, en note — a trouvé moyen d’arranger (ce conte) de manière que le fil de la narration passe à travers sept mots dont chacun avait été donné d’avance par un membre de sa société » (ils étaient donc sept). « Le conte est peu de chose, mais ce sont des mots donnés, mais c’est une récréation ; et c’est la récréation d’un Hospodar ! » (sic !). — Les sept mots donnée sont : Satan, Sultan, Amour, Éléphant, Diamant, Vase, Absinthe. — Ce qu'il y a d’amusant dans cette affaire, c’est l’influence qu’exercèrent sur Alexandre Moruzzi ses hôtes français, c’est surtout la vanité du Prince qui croyait ses jeux de mots dignes d’entretenir le monde. Voici d’ailleurs le préambule du rédacteur du Spectateur : « Pendant que la France devenait barbare, il y avait des pays barbares qui devenaient français, et quand le plus pur de notre sang rougissait tous les ruisseaux des rues de Paris, la cour de Bucarest jouait à toutes sortes de jeux d’esprit. Le hospodar lui-même, élevé par un Français, ami des Français, parlant notre langue presque aussi facilement que nous, entouré d’une demi- douzaine de nos compatriotes expatriés, dont il avait fait sa société intime, leur donnait l’exemple de la réflexion et de la morale jusque dans les plus frivoles amusements. »
§ 15. — Tandis que le prince de Valachie, Alexandre Moruzzi, donnait à ses hôtes français l’« exemple de la réflexion et de la morale », le prince de Moldavie, Constantin Ypsilanti, avait fait la connaissance d’un autre émigré, dont nous avons déjà parlé un instant, « Gaspari-Luce, comte de Belleval ». Il en avait même fait son confident intime, ou, comme dit cet émigré lui-même, son « Secrétaire d’État au département des Relations étrangères. » Quand il fut déposé, en 1802, son successeur Alexandre Şuțu continua à se servir du même Belleval, et, lorsque, en 1803, il regagna son trône, par l’intervention de la Russie, il reprit son ancien premier ministre. A partir de ce moment, les deux amis deviendront inséparables. L’histoire du comte de Belleval, si curieuse en elle-même, a encore cet avantage de nous faire connaître son maître, une des figures de hospodars les plus significatives au point de vue de la question qui nous intéresse. Son véritable nom n’était pas De Belleval, ni même Belleval et il n'avait jamais été comte. Il s'appelait Lecomte Gaspari, et malgré ses protestations, ses démarches réitérées à Paris pour se faire effacer de la liste des émigrés, c’était un émigré authentique. — Il avait séduit à Londres la fille de l’ambassadeur de Prusse, d’où éclat de la part du père et gros scandale. — Puis, il s’était lié à un aventurier bien connu, M. de Witch, qui avait des prétentions sur le trône de l’Illyrie. — Après l’échec de ces projets, Gaspari s’enfuit en Turquie, sépara son nom de Lecomte en deux, y ajouta celui de Belleval et se mit au service des Russes et de quelques Phanariotes de Constantinople. C’est là qu’il avait connu le futur bospodar Constantin Ypsilanti. — Ce qu’on sait de lui pendant son séjour dans les Principautés concorde avec son passé. Sous le hospodariat du prince gallophile Alexandre Şuțu (1801-1802), il fut le plus grand ami des Français, et ne s’occupa que d’administration intérieure. Sous Ypsilanti, il devient philorusse, et se mêle surtout de politique extérieure : il garde d’ailleurs les apparences d’ami des Français vis-à-vis de l’Ambassade de Constantinople, des consuls on commissaires de la République. Mais dans l’intimité, il ne quitte jamais la « croix de Saint-Louis » que loi a donnée « Monsieur” à Coblenz, — il ne cesse de pousser son prince à une politique anti-française : il n’est pas étranger au faux Rapport de la visite du consul Saint-Luce à Paswan-Oglou, ennemi de la Porte, et c’est lui, paraît-il, qui conseilla au Prince de voler et de Iire Ia correspondance du courrier Besançon. Nous le verrons exercer une action plus importante encore. En 1802, en voyage à Paris, il fait tous ses efforts pour gagner la confiance du gou[...] français et demande à être employé en Orient. Mais [...], à son retour, par l’Allemagne, il se fait naturaliser P[...] d’être rayé de la liste des émigrés ». — Cinq ans [...]
1807, retombé dans la misère, on le voit qui sollicite de nouveau un poste du gouvernement français, par une lettre signée tout simplement Belleval. Quelques mois auparavant, il avait écrit une lettre désespérée à son ancien mettre, Constantin Ypsilanti, déposé depuis un an.
Ce personnage, devenu si misérable, avait pourtant commencé par nourrir de hautes aspirations. Il avait joué de bonheur à son arrivée dans les Principautés danubiennes, en s’attachant à Const. Ypsilanti. Nous connaissons l’enfance de ce prince et même quelques tendances de sa politique. Mais le but suprême de tous ses efforts dépassait les rêves des Phanariotes les plus ambitieux. Il voulait se rendre indépendant, réunir la Moldavie à la Valachie, et s’y déclarer Prince héréditaire; — soulever contre les Turcs toutes les populations des Balkans, et les chasser en Asie. — Pour réaliser tous ces beaux projets, il lui fallait de l’argent et une armée. — L’argent était le plus facile à trouver, et, déjà vers la fin de 1803, il montre qu’il sait s’en servir à propos. Une députation de boyars philornsses va voir à Constantinople l’ambassadeur anglais pour lui faire l’éloge de l’administration d’Ypsilanti : la Principauté devrait devenir héréditaire dans sa famille. Elle donnerait même volontiers quatre millions à l’Angleterre et quatre à la Russie pour se rendre indépendante sous leur protection. Après cela, on ne s'étonne plus qu’à un an de là l'ambassadeur anglais ait uni ses protestations à celles de la Russie et appelé la flotte anglaise devant Constantinople quand la Porte voulut déposer Ypsilanti. —Il était autrement difficile de se procurer une armée que de l’argent. Ypsilanti profite de tous les événements et en provoque même pour obtenir la permission de la Sublime-Porte. Paswan-Oglou envahit-il la Petite Valachie? Ypsilanti demande l’autorisation de se faire une armée pour le temps que durera l’occupation russe. Il pousse lui-même a la révolte l’Ayan de Roustchouk, Teceniuk-Oglou, pour pouvoir réitérer sa demande. Enfin en 1804, lorsqu’a lieu la révolte des Serbes contre leurs a „dahis », il leur inspire des prétentions exorbitantes et sollicite de la Porte la permission de se créer une armée pour s’opposer à ces prétentions. Jamais il ne fut écouté, car la Porte avait perdu depuis longtemps toute confiance en lui. Un an après la révolte des Serbes, le Gouvernement turc ne pouvant le révoquer, à cause de la protection des Russes, faisait périr, par esprit de vengeance, dans des tortures qui durèrent plus d’un mois, le vieux Alexandre Ypsilauti, qui avait tout fait pour donner une excellente éducation à son fils et qui, après avoir jadis perdu, à cause de lui, son trône, dut à sa trahison, de perdre aussi la vie. Cependant le prince Constantin Ypsilanti fut malheureux dans tous ses projets : une fois seulement, et pour très peu de temps, il parvint à brouiller la Turquie avec la France, son alliée. Les Russes se fièrent à lui et le protégèrent longtemps, croyant qu’il travaillait pour eux. Mais Napoléon, à Tilsit, désabusa Alexandre. — « Je connais ses projets, lui dit-il, en parlant d’Ypsilanti, il nous trompe tous deux. Il ne travaille que pour ses chimères. » — Le Prince, déposé, reçut la défense de correspondre avec la Serbie et les Principautés. Il méditait pourtant toujours sa grande révolution. La Serbie avait donné le premier signal. Toutes les populations grecques devaient aussi s’insurger. Il était intimement lié avec l’évèque grec de Monténégro et avait fait peu à peu entrer dans tous ses projets son ancien collègue de Moldavie, Alexandre Moruzzi. Quand on connaît le tempérament d’aventurier et les ambitions de M. de Belleval, qu on se rappelle sa liaison avec le futur « roi d’Illyrie », M. de Witch et surtout l’attachement qui l’unit pendant de longues années au prince Ypsilanti, on ne peut le considérer comme tout à fait étranger aux projets bizarres de ce prince. S’il n’avait pu être le Richelieu du roi d’Illyrie, pourquoi n’aurait-il pas au moins été le « Général Gaspari-Luce, comte de Belleval, Secrétaire d’État au département des Relations Extérieures du royaume de Dacie »? — Ce qui est certain, c’est qu'il travaillait de concert avec son maître à préparer les esprits dans les Principautés, essayant d'opposer un courant d’opinion à celui qu’avait créé le Parti National et répandant parmi les boyars « Le Courrier de Londres », journal gallophobe, clérical et royaliste de l’abbé de Calonne, — « où l’on démontrait, le lendemain de l’attentat contre le Premier Consul qu'assiner n’est pas tuer... ».
M. de Belleval avait pris à son tour, comme secrétaire particulier, un certain M. Géliotoncourt, soldat déserteur à Marengo. Mais le hospodar n’eut pas assez de ces deux conseillers. Il accueillit, au commencement de 1804, un autre émigré, cette fois un grand nom véritable, M. le marquis Beaupoil de Sainte-Aulaire, dont il fil le gouverneur de ses enfants. Le marquis avait, à cette époque, environ soixante ans. C’était une figure toute nouvelle dans la société bucarestoise. Ce fut un événement sensationnel quand on l’entendit échanger avec M. de Belleval les titres de M. le comte el M. le marquis. Sainte-Aulaire avait un tout autre tempérament que son confrère. Il était vif, ouvert, — il annonçait tout bonnement qu'il avait été « chef d’état-major dans l’armée de Condé » et que... « si ses avis eussent été suivis, quatre mille émigrés auraient fait la « conquête de la France ». « Mais, ajoutait-il, au grand ravissement du hospodar, dans ce moment (1804), Louis XVIII est plus près que jamais de son trône... »
Nous ne savons pas pour quelles raisons, au commencement de 1807, celui qui s’appelait le comte de Belleval offre ses services au prince Șuțu, tandis que Langeron, dans ses Mémoires sur la campagne de Valachie en 1 806, nous parle d’un certain marquis de Sainte-Aulaire, émigré français, premier ministre du hospodar Ypsilanti, « qui l’entrainait dans ses „projets gigantesques ». M. le général de Langeron, émigré lui aussi, et l’une des plus mauvaises langues parmi tous les auteurs de « Mémoires », ne dit du bien dans les siens que de deux personnages: un grand vizir turc, Achmet-Pacha, el M. le marquis de Sainte-Aulaire. « Naissance distinguée, esprit transcendant, une des meilleures plumes du moment dans la partie diplomatique, honnête homme, désintéressé, mais dont l’esprit ardent et enthousiaste, et le caractère violent nuisaient à la justesse des idées. Il ne voyait, ne faisait rien que par fougue, par prévention, ou par l’impulsion du moment ». C’est à peu près le tempérament que nous connaissons au Sainte-Aulaire, gouverneur des enfants d’Ypsilanti. Après avoir été précepteur, il était donc devenu ministre du hospodar de Valachie. Mais ce qu’il importe de retenir surtout, c’est son rôle d’instituteur des enfants du Prince. L’un de ces enfants sera Alexandre Ypsilanti, le futur auteur de la grande Hétairie grecque de 1821 ! — Et peut-être, bien que les documents soient muets là-dessus, peut-on conjecturer que, de même que le père, Constantin Ypsilanti, avait été entraîné à prendre la fuite, par les leçons de ses professeurs étrangers, et avait dû eu partie ses projets gigantesques aux émigrés — le fils devra aussi une partie de ses futurs projets à son maître d’enfance, l’émigré de Sainte-Aulaire.
§ 16. — Il nous reste à parler d’un troisième genre d’émigrés, des émigrés instituteurs, de beaucoup les plus importants à connaître pour nous, car leur action s'est exercée sur l'esprit de l’enfance et de la jeunesse du pays. C'est aussi la classe la plus nombreuse, bien que la plupart ne soient venus dans le pays qu’après la proclamation de l’Empire, et particulièrement après 4806. On a, malheureusement, peu de données précises sur leur histoire et sur la nature de leur enseignement. On sait juste leurs noms et ceux do leurs élèves qui seront les personnages les plus influents ou les plus intéressants de la génération sui vante. Nul ne se souciait, en ce temps-là, de consigner par écrit les événements de sa vie, les correspondances étaient rares et insignifiantes, les souvenirs de la famille se transmettaient ora lement, de père en fils ; — de leurs côté, les professeurs émigrés n’étaient pas, pour la plupart, des écrivains de profession. Quand, par hasard, ils ont laissé quelque petit livre, oà ils décrivent les choses qui leur ont semblé bicarrés dans le pays, on y cherche· rail vainement un mot de leur enseignement et de leurs élèves. Peut-être leur correspondance iutime révélerait-elle des détails curieux. Si peu qu’on sache sur ces émigrés, on sait du moins qu’on trouvait parmi eux les opinions les plus contradictoires. Les grandes familles du pays, qui commençaient à avoir des vues différentes en politiques, avaient chacune son « émigré ». Il y en avait pour toutes les nuances. A côté des royalistes convaincus comme Dopagne, comme l’abbé Lhommé, le prêtre réfractaire, comme les Laurençon, les Recordon, Colson, Mondoville, Lejeune, — il y avait les révolutionnaires comme Lincourt ou encore ce singulier personnage qui a voulu s’appeler « Fleury le régicide ».
Arrêtons-nous un instant sur cette figure. Les aventuriers n’étaient pas rares parmi les soi-disant émigrés et ils n’étaient pas les moins bien reçus. Dans le monde primitif de l’époque, leur simple connaissance du français avec quelques notions des sciences, les faisait passer pour des hommes de talent, pour des érudits, pour des aristocrates même. C’est parmi ces faux émigrés qu’il faut ranger « M. Fleury le régicide ». Il y a encore de grandes familles où l’on voue un véritable culte pour sa mémoire. On se souvient même de son extérieur, on a bâti un roman sur son compte, à moins qu’on ne raconte celui qu’il s’était bâti lui-même. Il habitait la maison du vieux logothète Nicolas Roznovanu, et il était chargé de l’éducation de ses petits-fils Nicolas et Alexandre. « Ancien membre de la Convention nationale », il était très érudit et d’un accès très facile, ce qui faisait de lui le favori de toute la haute société. Mais, à partir d’un certain moment, on le vit changer totalement d’humeur. Il devint peu à peu mélancolique, renfermé, solitaire. Comme il avait « voté la mort du Roi », on songea que c’étaient les remords qui commençaient à le ronger. La porte de sa chambre était peinte en rouge. Il pria le logothète de la faire peindre d’une autre couleur.
Puisque M. Fleury a « voté la mort du Roi », il ne doit pas être difficile de trouver son nom sur la liste des conventionnels. En effet, il existe un citoyen Honoré Fleury, député des Côtes-du-Nord, né et mort dans ce département. Il avait été un bon éleve du collège de Saint-Brieuc, et, après avoir étudié le droit à Rennes, était devenu dans sa province un avocat estimé. Nommé avocat au Parlement, il taquinait parfois la muse, non sans succès, publiait des chansons satiriques, des fabliaux en prose, des discours politiques assez réussis. Les affaires de la Commune l’occupèrent jusqu’en 1795. Le 23 Vendémiaire, an IV, il est nommé députe au Conseil des Cinq-Cents. En l’an VIII, il revient à la magistrature et à son pays natal ; on le trouve successivement président à Saint-Quentin, puis conseiller général des Côtes-du-Nord, puis, en 1815, juge de paix... En 1817, il s’est pleinement rallié à la Restauration, en 1821 il reçoit la Légion d'honneur, et meurt à Saint-Brandan (Côtes-du-Nord), le 12 septembre 1827.
Voilà la vie du citoyen Honoré Fleury, le seul Fleury membre de la Convention. Depuis sa naissance jusqu'à sa mort, on ne lui trouve pas une seconde de libre pour le faire venir en Moldavie. De plus, il n'a pas voté la mort du Roi. Son nom ne figure pas sur la liste des Régicides qu’a publiée M. Belhomme et on n'a qu’à ouvrir le Moniteur du temps (XV, p. 218) pour voir que Fleury a crié: « Je vote pour la détention ». En janvier 1793, il avait voté pour l’appel au peuple, en disant: « L'opposition à l'appel au peuple est une espèce de despotisme », et sur la question du sursis, il a dit également : « Oui ». — On sait encore qu'il fut décrété une fois d'arrestation en octobre 1793 avec les soixante-treize ou soixante-quatorze députés signataires des protestations des 6 et 19 juin*; il fit en Frimaire 1794 un petit discours de six lignes, à la suite d’une mission à Chartres. — C’est tout ce qu'on connaît de son rôle à la Convention qui fut très effacé comme il convenait à un modéré intelligent. Il est donc clair qu’il n’y a pas eu de « Fleury le régicide », mais il y a eu un conventionnel du nom de Fleury. — Les boyars étaient loin de connaître tous les conventionnels, surtout ceux qui avaient eu un rôle obscur; on comprend aisément que le Fleury des Principautés ait pu se faire passer pour lui. Ce qu’on comprend moins, c'est pourquoi il tenait à avoir « voté la mort du Roi ».
Si nous avons tant insisté sur cette curieuse histoire, c’est que l'exemple de « M. Fleury » a, sans doute, été suivi plus d’une fois par de prétendus émigrés des Principautés. Quelle qu’ait été son individualité réelle, ce « M. Fleury » a laissé des souvenirs bien vifs et fut le professeur de personnages connus et influents de la génération suivante. Comme on lui permettait d’avoir des élèves en ville, il instruisit, outre les petits-fils du logothète Roznovanu, les fils du vestiaire Iordaki Balș, qui devaient être plus tard logothète et hatman. Enfin on lui doit aussi le premier en date des poètes moldaves, le premier aussi de tous les poètes des Principautés, sur lequel l’influence française se fait sentir, le logothète Costaki Conaki.
Parmi les autres émigrés professeurs, on connaît le monarchiste Dopagne, qui dirigea l’éducation des fils du logothète Scarlat Sturdza (l’un d’eux devait écrire quelques traités de philosophie religieuse); Lejeune, royaliste aussi, admirateur passionné des Russes, et même du régime phanariote, qui, à en juger par sa mauvaise traduction du livre de Raicevich, oublia son français dans les Principautés, l’enseigna néanmoins aux enfants du prince Calimaki de Moldavie (1812-1818); l’abbé Lhommé, prêtre réfractaire, était professeur chez le logothète Grigoraşcu Sturdza, dont le fils Michel devait devenir plus tard prince de Moldavie, pendant son règne en Moldavie (1834-1848); il eut aussi l’honneur d’élever, en partie, celui qui fut peut-être un des plus grands noms roumains du XIXe siècle, le futur conseiller du prince Cuza (1859-1866), Michel Kogălniceanu. — Parmi les émigrés les plus connus, il faut citer encore M. Colson qui éleva le premier en date des poètes valaques. Ienaki Văcărescu; Cuénim, qui arriva à Jassy, vers 1812, et y ouvrit un pensionnat d’où sortit tout ce que la Moldavie devait produire de plus brillant ou de plus influent au XIXe siècle, Basile Alexandri, le plus grand nom de la poésie et de la littérature roumaines tout entière; Millo, l’artiste dramatique dont nous avons déjà parlé et qui, de concert avec son ami Alexandri, contribua à former le goût littéraire du public roumain pendant plus d’un demi-siècle; le patriote Constantin Négri, Michel Kogălniceanu lui-même, après le départ de l’abbé Lhommé, etc.
Voilà tout ce que l’histoire peut dire de précis. S’il faut juger d’un enseignement comme d’un arbre, d’après ses fruits, l’enseignement des émigrés a dû être supérieur à tout ce que l’on avait connu jusque-là dans les Principautés. L’effet immédiat et le plus, général fut de forcer tout le monde à lire. Les bibiothèques des grands boyars se peuplèrent de livres français, surtout de livres classiques des XVIe et XVIIe siècles, et, ce qui est plus important, on commença à feuilleter, à lire même les livres qu’on possédait. La littérature classique française fut la principale nourriture intellectuelle des jeunes esprits, au commencement de ce siècle. L’enseignement classique des professeurs grecs avait complètement échoué, aussi bien au point de vue intellectuel qu’au point de vue moral. C'est à l’enseignement classique des émigrés français que paraît revenir l’honneur d’avoir commencé à relever la pensée et la moralité roumaines. On le vit, comme par un prodige, remplacer en quelques années l’enseignement grec, dans les familles, dans les écoles, dans l’affection des élèves surtout. Ce fut même par l’intermédiaire de l’enseignement français qu’on apprit à connaître l’antiquité grecque.
Toutefois, s’il est permis au raisonnement de remplacer au besoin les données exactes, de continuer l’histoire par la logique, et de conclure des effets d’une chose à la chose elle-même, on pourrait peut-être dire que l’enseignementdes émigrésaconsisté à apprendre aux fils des grands hoyars précisément les mêmes choses qu’avaient suggérées à leurs pères les événements de la dévolution. Révolutionnaires et émigrés de toutes sortes ont contribué les uns et les autres à « franciser » le pays, en le préparant aux lectures françaises, en lui donnant le goût des choses françaises. — Puis, tout royalistes que fussent la plupart de ces émigrés, ils étaient imbus des idées philosophiques du XVIIIe siècle. Leur esprit de généralisation, leur mépris de l’expérience ont nécessairement passé dans l’esprit de leurs jeunes élèves. Cet entêtement d’abstraction, ce manque d’égard aux circonstances seront précisément les grands défauts de la génération sui vante, dont l’oeuvre fut d’ailleurs féconde dans son ensemble. Et il est naturel de rapporter ces tendances à l'influence des éducateurs. — Émigrés et révolutionnaires offraient encore un trait commun, c’était leur cosmopolitisme. De même que pour le « sans-culotte », tout homme est un « citoyen » de la République universelle, et que les « Droits des Français » ne sont que les « Droits de l’homme », de même pour l’émigré, tout noble qui combat la Révolution, de quelque pays qu’il soit, est un compagnon d’armes. Mais on n’avait dans les Principautés ni le temps ni l’esprit nécessaires pour distinguer en quoi la fraternité des premiers différait de celle des seconds. On n’était préparé à s’assimiler du nouvel enseignement que ce qu’il avait de plus extérieur ou de plus général. — Enfin, républicains et royalistes devaient inspirer également à la jeunesse la haine de toute oppression. Les premiers, en dépit des fréquentes alliances de la France républicaine avec la Turquie et de ses sympathies pour la nation grecque, ne pouvaient empêcher les Moldo-Valaques d’entendre à leur manière les nouveaux principes de la Révolution, de comprendre la liberté dont ils parlaient comme une liberté politique. Quant aux seconds, ils agirent encore sans le vouloir contre leurs principes mêmes, — quoique, en y réfléchissant un peu, on s’aperçoit que le respect de la hiérarchie sociale n’est nullement lié à celui de toute oppression politique. Le contraste qui s’établit dans l’esprit des jeunes élèves entre la barbarie du régime turc et la civilisation brillante de l’ancienne France que leur révélaient les regrets des émigrés dut certainement y contribuer. Puis, il est vraisemblable que les émigrés n’avaient guère de goût pour les maîtres du pays, pour les Turcs, qui avaient trahi leurs vieux amis les Bourbons, et s’étaient allié à la France révolutionnaire. Mais ceci n’est depuis longtemps que du rationnement. Nous avons hâte de retourner aux documents et aux faits précis, qui nous permettront d’envisager encore sous un nouveau jour les débuts de l’Influence française.