§ 1 — Il nous reste à jeter un coup d'œil d’ensemble sur cette société de la fin des règnes phanariotes pour voir quelles pensées et quelles tendances nouvelles la caractérisent. Après avoir examiné les résultats littéraires, il est bon d’examiner les résultats sociaux, psychologiques de la première influence française.
Cette influence ne pouvait être, pour commencer, que tout extérieure et toute superficielle. Des formes, des formes, et encore des formes, voilà tout ce qu’elle pouvait donner. Faut-il s’en étonner? La France est loin, c’est seulement par des intermédiaires plus ou moins fidèles, par les consuls et les émigrés, par les Russes ou les Phanariotes, qu’on avait appris à la connaître. Mais à cette connaissance vague et lointaine de la civilisation occidentale, il faut ajouter des causes plus profondes. Chez les peuples primitifs, dit Herbert Spencer, le luxe précède toujours le nécessaire. Il y a dans l’histoire de la civilisation peu d’exemples aussi frappants de cette loi que les premiers tâtonnements de la « renaissance » roumaine. Moldaves et Valaques représentent au début du siècle un peuple enfant dont le raisonnement n’est pas encore formé et dont les choix ne peuvent être dictés que par le caprice ou le sentiment, un peuple oriental qu’attire avant tout ce qui frappe l’imagination : les formes, la couleur, la lumière, le bruit, — un peuple élevé en outre dans un mauvais milieu, et chez qui le contact avec des maîtres comme les Turcs, des administrateurs comme les Phanariotes, et des conquérants à demi civilisés comme les Russes, a entretenu l’ignorance et développé outre mesure la vanité. Faut-il ajouter que ce peuple primitif, oriental, mal élevé, est aussi un peuple latin? Comme ses ancêtres et comme ses frères modernes, il a l’esprit de généralisation poussé à l’extrême, et cela d’autant plus que son caractère enfantin ne saurait le défendre contre les généralisations hâtives. Il s’est formé dans l’esprit des Moldaves et Valaques quelques propositions générales qui les guident en toutes choses : « Les hommes sont tous bâtis de la même manière », « Tout est applicable partout », « Tout effet représente ou doit représenter la même cause », « Tout est bon chez un peuple civilisé », etc. — Des esprits aussi mal préparés ne pouvaient s’assimiler de la civilisation française que ses formes les plus extérieures. Encore faut-il ajouter que cette influence si superficielle ne pouvait se faire sentir en dehors de la classe la plus influente du pays, de la classe des boyars.
Des formes, voilà le mot qui pourrait le mieux caractériser cette première phase de l’influence française sur les esprits des Principautés. De tous les points de l’horizon. Moldaves et Valaques reçoivent des « formes » et on dirait qu’ils en ont toujours une plus grande soif. Aux Russes ils empruntent une nouvelle distribution des maisons, les grands dîners, les manières polies « à l’européenne », « à la française ». De leur côté, les Grecs marchands, qui allaient tous les ans aux grandes foires de Leipzig, poussent maintenant jusqu’à Paris, ils en reviennent avec des meubles « de l’Occident », des voitures, des articles d’orfèvrerie, des vêtements à la mode de la capitale. Quelques-uns ont fait raccourcir ou même raser leur barbe et portent des costumes qui bientôt vont faire envie aux grands boyars. Mais c’est encore aux Français eux-mêmes qu’est dû le plus fort de l’invasion des modes occidentales. Attirés par la réputation de vanité de luxe et d’hospitalité des boyars moldaves et valaques, on voit une foule de marchands, artisans, couturières, tailleurs, maîtres de danse, domestiques, gouverneurs français se jeter sur les Principautés. Les vieilleries qui encombraient les boutiques de Paris y étaient payées fort cher, de même que les personnages tarés ou sans ressource pouvaient s'y faire une brillante situation. L’engouement fut surtout marqué d’abord chez les femmes. Plusieurs dizaines d’années avant que les boyars eussent quitté tout à fait leurs encombrants calpaks ou leurs immenses culottes orientales pour les chapeaux et les pantalons à l’européenne, les femmes avaient adopté les modes les plus excentriques de la France royaliste. Mais déjà on voit quelques jeunes boyars qui s’habillent à l’européenne; avec leur français prononcé à la russe, leurs manières polies apprises ils prennent aux yeux des étrangers un air étonnamment occidental : il semble même, tant on a bien appris des Russes et des Grecs cet art raffiné de dissimuler les lacunes de son éducation, qu’ils n’aient jamais été des Orientaux. Devant cette rapide introduction des formes de civilisation européenne, le voyageur qui revient après quelques années dans le pays est comme effrayé. « Un grand changement est survenu dans les mœurs et dans les coutumes depuis les deux dernières guerres, écrit en 1822 le consul Raicevich. L'année dernière quelques-uns de ces boyars de Valachie étaient passés en Russie, ils avaient pris le costume des Européens et il eût été difficile de les distinguer d’avec ces derniers. »
Mais c’est surtout la langue française qui attire les boyars. Elle est pour eux le secret des manières polies, de la civilisation française en général : pour être un homme civilisé, il faut absolument savoir le français. Aussi gouverneurs et domestiques français se multiplient dans les maisons. Le français devient la langue des salons et même, dans bien des familles, la langue de la conversation journalière. On lui accorde une place toujours plus grande dans les écoles, où l’on étudie les traités de géométrie de Goujon et de Bossut, le Traité de géographie de Bouffier, l’Histoire ancienne de Millet. A force de parler le français, on finit par le mêler à tout, on l’introduit dans la conversation roumaine. Les boyars du même état ne se disent plus seulement « Archonta », mais aussi « Mon cher ». D’autres formules de politesse et de salutation comme « Bonjour », « Bonsoir », « Merci », « Pardon » survivront, malgré leur inutilité, jusqu’à nos jours; — à plus forte raison, des mots pour lesquels on n’avait point d’équivalent en roumain comme « soirée », « bal », « mode »... Mais le phénomène linguistique le plus curieux, ce fut l’introduction dans la langue de la conversation de mots français, auxquels on ajoutait des suffixes grecs, et que l’on faisait varier à la roumaine , comme : amuzarisi , amuzarζειν, s ’amuser , que l’on conjuguait : me amuzarisesc (je m’amuse), te amuzarisești (tu t’amuses), se amuzariseș t e (il s’amuse), etc., — et selon le même modèle : publicarisi (publier), demisionarisi (démissionner), etc. ».
C’est surtout la femme qui doit savoir le français : elle doit pouvoir donner la réplique aux étrangers qui traversent le pays, et enseigner, au besoin, à ses enfants la langue à la mode. Aussi point d’arithmétique, point de géographie, point d’histoire, quand il s’agit de l'éducation de la jeune fille, mais du français et rien que du français. C’est le secret de toute science, comme de toute civilisation. Un être qui deviendra indispensable dorénavant fait son apparition dans les grandes familles : c’est la « gouvernante », que l’on fait venir à grands frais de Vienne ou plutôt de Paris, c’est la « Madama », qui enseigne le français et aussi le piano. « Français » et « piano », voilà les deux articles indispensables de la dot de Ιa jeune fille. Plus tard, quand on songera à lui donner une éducation plus solide et plus complète, ils resteront toujours comme le premier fondement de son éducation. C’est ainsi que, après les Russes, ce fut aux « Madame » qu’on dut les premiers rudiments de la culture musicale en Moldavie et en Valachie... — Une fabrique de pianos (la fabrique Karl Haase) s établit à Jassy. Bientôt la harpe le disputa au piano dans la faveur des jeunes musiciennes. Lorsqu’en 1809, le célèbre violoncelliste Bernard Romberg passa par les Principautés et qu’il eut la curieuse idée de donner un concert à Jassy (le second en date, après celui des Russes, en 1788), il fut tout étonné de voir la salle comble. — On parlait avec admiration dans ce temps-là des dames « Smaranda Şapte-Sate » (Émeraude Sept*Villages) cl Euphrosine Lățescu qui jouaient fort bien du piano, de Mm e Săftica Paladi, qui jouait « admirablement » de la harpe. Toutes ces dames avaient fait, au moine en grande partie, leur éducation musicale à la maison avec leur « gouvernante » : toutes avaient passé des heures à répéter sous sa direction le morceau à la mode qui était alors Les folies d’ Espagne.
Des formes, des formes...
§ 2. — On voyait dans ce temps-là passer dans les rues de Bucarest un médecin qu’on disait fort habile, qui s’habillait comme un marquis émigré et élevait ses enfants selon les préceptes de J.-J. Rousseau. Ce médecin, Grec d’origine, qui s'appelait Caracaș était bien, en Valachie, l’homme de son temps imbu à la fois de sympathies pour les formes extérieures de la vieille France royaliste et pour les idées de la nouvelle France révolutionnaire. Civilisation, modes, train de vie nouveau, manières polies, tout ce qui s’était introduit depuis une dizaine d’années en Moldavie et en Valachie, n’était dû qu'au contact des Russes, à l’influence des Phanariotes, à l’exemple des émigrés professeurs : cela ne représentait, en un mot, que la vieille France, la France des formes extérieures et de la politesse. Mais le bouleversement des choses en Occident n’était pas resté sans écho dans l’Europe orientale, des agents de la République française avaient séjourné à Bucarest et à Jassy. Les principes de la grande Révolntion avaient pénétré avec le bruit des victoires des Français jusque dans les Principautés. Les émigrés professeurs eux-mémes avaient contribué à répandre les idées rénovatrices du XVIIIe siècle, dont ils étaient nourris. Toutes ces causes ne manquèrent pas de produire leurs effets sur les boyars de la première génération du siècle. Si à l'extérieur, c’est bien la France d’autrefois qu'on imite à outrance, dans les esprits, c’est plutôt la France nouvelle qui domine, qui dicte déjà les opinions, les sentiments, les tendances...
Pourtant, il faut l’avouer, les idées de la Révolution eurent d’abord moins de succès que les « formes » de la France aristocratique. Elles n’eurent de prise que sur un petit nombre d’esprits et ne purent se présenter à eux que dans une sorte de nuage, — on se sentait attiré plutôt qu'on ne comprenait, — ces « idées nouvelles » ne furent au début que des sentiments presque inconscients, des tendances tout à fait indéfinissables, et, le plus souvent, faut-il le dire? Des mots. — Des « formes» et des „mots”, voilà ce qui, à notre sens, caractérise le mieux même les boyars les plus avancés, en Moldavie et en Valachie, du commencement du siècle.
Un seul effet durable et significatif devait résulter, dans les Principautés, de la connaissance de la France nouvelle. Le boyar indigène devint plus courageux eu face de l’aristocratie étrangère du pays et en face du Prince. Ce résultat, à l'envisager de près, est à la fois un résultat social et politique. La Révolution française ne pouvait être entendue dans les Principautés qu'à l'orientale; comme dans tout l’orient de l’Europe, son influence ne devait être, pour commencer, que toute négative; elle devait provoquer surtout du mécontentement à l’égard de l’ancien état de choses. Enfin cette influence ne pouvait être que locale ; on ne devait naturellement songer qu’à des changements conformes aux mœurs et aux traditions du pays. Il n’y avait pas d’ailleurs à en attendre autre chose. On ne souffrait pas partout des mêmes maux qu’en France, et les classes sociales n’étaient pas partout aussi bien préparées à tenter la Révolution. Il n’y avait point de classe „intelligente » en Moldavie et en Valachie et on sut qu’il n'y avait point de bourgeoisie. Il y avait, en revanche, comme deux sortes d’aristocraties superposées, l’une grecque, l’autre indigène, qui s’entendaient tant bien que mal entre elles, et qui pillaient le pays chacune de son mieux. L'exemple de la Révolution française et le fameux mot de «Liberté” avaient suggéré aux bourgeois grecs de la péninsule l’idée de se débarrasser du joug des Turcs, — le même exemple devait suggérer aux boyars moldaves et valaques l'idée de se débarrasser de l’aristocratie grecque, qui était la véritable aristocratie du pays. Une opposition sourde d’abord, puis de plus en plus manifeste, se ferma dans les esprits des boyars indigènes contre tout ce qui était grec et plus puissant qu’eux. L’aristocratie indigène se constitua comme en une sorte de bourgeoisie du pays qui voulait secouer le joug de la véritable aristocratie, l'aristocratie des Grecs. Ou aurait pu difficilement reprocher à cette aristocratie des abus de pouvoir, car, à très peu près, l’aristocratie indigène en fasait autant. On lui reprocha tout simplement d'être une aristocratie « étrangère ». L’aristocratie « indigène » releva la tête. Elle était le seul élément dans le pays qui pût le faire. C’est pourquoi nous appelons ce premier résultat de l’influence française sur les esprits, un résultat à la fois social et politique : il consistait en une protestation contre l’élément le p lus puissant du pays, qui était en même temps un élément étranger.
On cite plusieurs exemples significatifs de cet état nouveau des esprits. Lorsqu’en 1818, le prince Caregea s'enfuit, le gou
vernement provisoire qui s’établit, se trouvant composé, par hasard, d’une majorité de boyars indigènes, un des premieis soins de ces boyars fut de fermer l’école « nationale » grecque de Bucarest, dirigée par Benjaminos de Mytilène, et d’accorder tout son appui à l’école de Georges Lazar. — Quand, deux ans auparavant, le même prince Carageà chargea de la dernière revision de son code le grand logothète Iancu Văcărescu, celui-ci se permit d’accompagner le code d’une introduction en vers.
Aussi entortillée et peu intelligible que les productions ordinaires du grand logothète poète, cette préface s’inspirait pourtant, çà et là, d’idées patriotiques assez nettes :
Ah! si nous pouvions acquérir de nouveau
Tout ce que nous avons perdu jusqu’à présent !
...................................................................
Alors ce pauvre corbeau lui aussi
Deviendrait de nouveau un aigle.
Tout Roumain se montreraitRoumain, Grand en temps de guerre comme en temps de paix...
Sous l’influence de ces idées, on voit Ia plate soumission au hospodar disparaître en certaines circonstances. Des boyars des deux Principautés ont le courage d’enfreindre les anciens édits défendant le voyage à l’étranger, ils vont visiter l’Autriche, l’Italie, la France.
Voilà tout ce qu’on peut signaler pour l’instant. Cest, pourrait-on dire, moins une question sociale, moina une question patriotique, qu’une affaire de boyars à arranger entre eux. On pourrait formuler ainsi, de la façon la plus précise, le rêve des boyars les plus avancés de 1810-1820 : expulsion du pays de l’aristocratie et des princes étrangers, règne des boyars indigènes sous l’égide de la Turquie, de la Russie ou de l’Autriche.
Quant à l’amélioration de l’état du paysan, ou de la condition de l’esclave tzigane, le boyar moldave ou valaque n’y songe guère, — et quant à l’égalité des classes sociales, voilà bien ce dont il se soucie le moins. C’est de cette époque que date un projet très curieux, très significatif, indice suffisant à lui tout seul du véritable état d’esprit des boyars, — le projet de réorganisation sociale du grand logothète de Moldavie, Démètre Sturdza. Le grand logothète rêve. — Tout ce qu’il a jamais entendu de grands mots : la « République athénienne », la « Constitution libérale anglaise », la « grande Révolution française » passe devant son esprit. Il rêve à une « République aristo-démocratique » (Republica aristo-dimocraticeasca) ; trois Assemblées : la première serait l’Assemblée des Grands Boyars, le « Grand Divan », comme il l’appelle, avec quinze membres on « Vélites », dont trois chargés de l’Instruction forceraient les parents à envoyer leurs enfants à l’école et feraient élever les orphelins par la République ; trois autres, constituant comme une sorte de censure, seraient les gardiens des mœurs et de la vertu, pourraient permettre ou interdire l’ouverture d’un théâtre; trois tiendraient la comptabilité; trois s’occuperaient des affaires étrangères, — et les trois derniers, de l’armée. Tous les quinze devront se réunir de temps en temps pour se contrôler les uns les autres; chacun, dans son cercle d’attributions, ne pourra agir que conformément « aux décisions de la majorité »... — Puis, il y aurait une grande Assemblée « Législative », composée de quinze autres Boyars, les « Pravelnici » (les Legostes, mot slave) : trois examinent les procès et les douze autres délibèrent. — Trois autres membres du Divan des « Vélites » et trois du Divan des « Pravelnici » seront chargés de rédiger et de proposer Ies testes de loi... Mais ce seront les trente Boyars réunis, les trente Divanistes nobles, qui décideront... — Enfin, il y aura une troisième Assemblée, le « Divan d’en bas », sorte de Chambre des Communes, avec trois députés par district; il pourra y avoir même des gens de basse naissance. Leurs attributions seront : 1° de voter ou de refuser les dépenses à faire par le Grand Divan; 2° de faire lever l’impôt dans leurs villages ; 3° de porter l’argent aux grands boyars. — Et c’est pourquoi le projet en question s’appelle « Projet d’une République aristo-démocratique ».
Des mots, des mots...
§ 3. — Il faut néanmoins se garder de médire en histoire ; l’historien a moins à juger qu’à exposer les faits dans le plus grand détail et doit considérer les événements moins en eux-mêmes qu’en ce qu’ils peuvent produire de résultats intéressants et inattendus dans la suite. A examiner les choses de plus près et en quittant le rôle facile du moraliste pour aborder la tâche bien plus ardue d’« analyste » du passé, ou s’aperçoit comme nous l’avons déjà fait remarquer, que rien n'est uniquement extérieur dans la vie humaine, que ce que l’on croit tout superficiel est quelque chose de plus profond qu’on ne le soupçonne, et cela peut-être surtout, quand il s’agit du commencement d’une influence, des débuts d’une civilisation à la veille de se développer. La pluie qui féconde la terre commence par mouiller d’abord sa surface et par former de la boue, mais, peu à peu, tandis qu’elle disparaît, elle s’enfonce de plus en plus dans l’intérieur du sol, où elle va peut-être éveiller les germes de toute une riche végétation. Il en est de même d’une influence sociale. Au moment où on la croit toute superficielle, elle est déjà en train de pénétrer dans l’intérieur des âmes. Adopter une « forme » nouvelle signifie déjà quelque chose du point de vue de l’esprit : cela signifie, en vérité, renoncer à une « forme ancienne », cela prouve déjà, non seulement une tendance vague vers l’état de choses nouveau, mais aussi une protestation sourde contre un ancien état de choses. Le boyar moldave et valaque qui s’habille à « l’européenne », qui se fait raccourcir la barbe ou raser à « l’européenne », est par cela même, intérieurement changé : il ne pense bien entendu qu’à ressembler à tel ou tel officier russe, à tel riche négociant grec habillé à la dernière mode de Leipzig ou de Paris, à tel marquis émigré et gouverneur ; mais, en même temps, il sent déjà vaguement que l'ancien calpak ou l’ancienne robe commencent à lui peser, peut-être même, sans qu’il s’en rende compte, est-ce moins son ancien habillement qu’il déteste, que ce qu’il représente pour lui... Ce boyar moldo-valaque ne veut déjà plus d’une certaine chose. Quant à savoir au juste ce qu'il veut maintenant, il ne pourra le préciser que peu à peu, à mesure que son esprit se développera à la faveur des circonstances, que le milieu où il vit changera lui aussi, qu’il se rendra un compte plus exact de la véritable signification de la « forme » nouvelle. Être mécontent d’un mauvais état de choses, c’est déjà le premier pas vers l’amélioration. Il faut encore se dire que, dans un mécanisme aussi infiniment compliqué que l’âme humaine, ce qui n'était qu’effet doit devenir cause à son tour. Un changemement, tout extérieur et tout insignifiant qu’il paraisse au premier abord, exerce, par cela même qu’il a été effectué, une certaine influence immédiate sur l’esprit de celui qui l'a subi. On ne saurait trop insister sur l’importance de ces innombrables petites circonstances extérieures qui échappent ordinairement à l'analyse et qui ont pourtant tant d’influence sar l’état mental des individus. Un homme qui endosse pour la première fois un nouvel habit sent se produire en lui un léger changement intérieur; le petit qui, le jour de la première communion, se voit un brassard au bras, la fillette qui met sa première robe longue en sentent grandir intérieurement et comme assagis. Faut-il citer l’exemple du militaire qui se sent une dignité et une autorité nouvelles en voyant sa manche et son képi brodés d’un galon nouveau, insigne d’un grade plus élevé ? L’effet de pareils changements est, semble-t-il, d'autant plus grand, qu’ils agissent sur un être plus primitif. C’est ainsi que le jour où le boyar moldave ou valaque se fit couper la barbe ou quitta sa longue robe de chambre et sa ceinture de couleur pour mettre le pantalon étroit et l'habit occidental, il a dû sentir entrer en lui quelque chose de l’Européen. Quoi, au juste? C'est ce qu’aucune psychologie ne saurait encore dire, car c’est justement cet «indéfinissable » et ce « vague » qui caractérisent son nouvel état d’âme. II s’est senti peut-être rapproché du consul russe un tel, élevé à la française, et auquel il allait s’efforcer aussi de ressembler par sa dignité extérieure, l’emploi de son temps, sa manière de se conduire envers les gens ou de vivre chez soi, etc., etc.— Enfin, il ne faut pas oublier qu'une société est une suite ininterrompue d’individus, qu’elle est aussi réellement en mouvement qu’elle a l’apparence d’être stable; le fils qui succédera au père ne partagera plus l’enthousiasme de jadis pour une « forme » de civilisation, qu’on adoptait sans en comprendre la portée; mais, en même tempe, grâce à l’expérience d’une génération et à un esprit plus développé, il voudra préciser les choses; et alors, ou bien il abandonnera une forme vide de civilisation introduite pour des besoins passagers, en désaccord avec l’ensemble de son état d’esprit, et avec l'organisation de la société qui l'environne; on bien cette « forme » cessera d’être pour lui une simple forme, il s'appliquera à s’y conformer intérieurement de tous points, l’influence subie par ses pères fera un pas de plus, disparaissant, pour ainsi dire, de la surface, pour pénétrer de plus en plus tout son être — comme la plaie qui s’enfonce de plus en plus dans l’intérieur de la terre.
Déjà, à l’époque où nous sommes arrivés, trois ou quatres esprits, sortant du commun de leurs contemporains, semblent vouloir confirmer ces vérités psychologiques. Dans cette société moldo-valaque si bizarrement constituée, et qui, depuis plus d’un demi-siècle, allait à pas gigantesques vers sa ruine, en même temps qu’elle concentrait peu à peu les éléments indispensables à sa régénération future, on voit quelques personnages qui devancent leur époque par les progrès qu’ils ont réalisés dans un sens ou dans un autre, qui rêvent à d’autres choses qu'à des « mots » et des « formes ». Déjà, dans les premières années du siècle, le même boyar Démètre Ghica, chef du „Parti National » valaque, qui songeait à « l'indépendance complète du pays sous la protection lointaine de la France », sent que le mal dont souffre la Principauté est plus grand qu’on ne se l’avoue, qu’il ne vient pas seulement du dehors, et il propose — accueilli d’ailleurs par la risée générale — des lois somptuaires. — Quelque dix ans plus tard les Russes, envahisseurs du pays, cherchaient après l’exil en Russie du vestiaire Filipescu, que nous connaissons depuis longtemps, un boyar indigène, dont l’administration régulière et honnête pût calmer les esprits des habitants et rendre la domination russe sympathique. Ils s’arrêtèrent au choix du boyar Nenciulescu qui dépassa, paraît-il, leur attente et celle des habitants. On ne sait guère autre chose sur ce boyar. Il n’avait point de barbe au moment où on lui confia cette première place du pays, pour la double raison qu’il n’avait point le droit de la porter étant boyar de deuxième classe et qu’il était encore très jeune. « C’était du reste un excellent choix », dira Langeron lui-même, cette mauvaise langue à qui ni Russes, ni Moldo-Valaques, ni Français n’échappent. — Il nous faut encore rappeler ici les fameux vers du grand boyar de première classe Văcărescu, composés pour servir de préface au code du hospodar Carageà, et dans lesquels il parlait à ce hospodar de l’origine romaine de ses compatriotes, de l’ancienne grandeur des princes indigènes, de la décadence de la Valachie... Nous avons été assez sévère pour le boyar Văcărescu, tant au sujet de son ancêtre qu’à propos de ses vers, pour lui rendre ici cette justice bien méritée. Si la poésie n’avait pas beaucoup gagné en passant du premier au troisième des Văcăreşti, l’amour du pays et l’esprit d'indépendance avaient réalisé des progrès notables. Ainsi voilà déjà l’homme indépendant et courageux qui se montre pour un instant, vingt ou trente ans avant qu’il fasse sa complète apparition dans la société roumaine. A la même époque, le prince de Moldavie, Calimaki, ne peut pas se passer des conseils du jeune boyar indigène Michel Sturdza, élève de l'abbé émigré Lhommé. Il l’emploie même à la confection de son code, et c’est à lui qu’on doit, paraît-il, les parties les plus claires et les moins malvenues de cette élucubration. — En même temps on voit la chaire épiscopale d’Arges, occupée — enfin ! — par un prélat respectable, par l’évêque Ilarion. Ce n’est pas à vrai dire comme prêtre que sa supériorité se manifeste. C’était même l’évêque le moins pontife qu’on se puisse figurer. Le métropolitain Dosithée lui avait appris jadis le français, et c’est au commerce des auteurs français qu’il doit tout ce qui constitue sa personnalité. Véritable merveille pour le temps où il vit, sceptique, ironique, il a l’amour du paysan, la haine de la boyarie. Son tempérament gai et ses idées libérales étonnent les boyars qui l’entourent et qui ne comprennent point comment de telles idées ont pu pénétrer dans l’esprit d’un évêque. Il se permet force sarcasmes à leur adresse ; à leur tour les boyars le traitent de « voltairien », de « bouffon »,ce qui veut dire pour eux la même chose, — et, quand la chaire métropolitaine devient vacante, il est écarté à l’unanimité. On raconte plusieurs anecdotes bien propres à faire connaître l’humeur et les opinions sociales de cet évêque original. Quand il entrait au Divan, il laissait son manteau à son domestique et lui recommandait à haute voix « d’avoir bien l’œil sur lui, car le grand logothète ecclésiastique pourrait bien le lui prendre ». Une fois, passant en voiture à côté d’un grand boyar, devant le palais, il cria au cocher « d’aller plus vite, — ici, c’est la forêt obscure des brigands de la Vlăssia ». La légende veut même qu’un dimanche, à l’église épiscopale, on ait entendu au lieu du chant habituel qui célèbre la gloire de Notre-Seigneur, résonner sur une musique populaire, une sorte de cantique dont le refrain était :
Torturez, Seigneur, les « ciocoi »,
De la même façon dont ils nous torturent... .
Nous rencontrerons plusieurs fois dans la suile, et à des moments décisifs, la figure intéressante de l’évêque Ilarion. Nous le verrons mêlé à l'événement capital du temps, la Révolution agraire de 1821. Mais l’acte de sa vie qui compte le plus pour sa gloire, est encore celui qui précéda de quelques jours sa mort. Se sentant près de sa fin, il se fit apporter les reçus de ses nombreux débiteurs, des paysans pour la plupart, et les fit déchirer : le montant des sommes qu’on lui devait dépassait deux mille ducats. Voilà donc encore un nouveau type, l’esprit éclairé et l’âme généreuse, qui se fraye déjà un chemin dans cette société ténébreuse et compliquée des Moldo-Valaques.
§ 4 . — Il nous faut, pour compléter cette étude des premiers résultats de l’influence française, mettre à part deux formules dont les boyars du temps se servent constamment, les seules précises parmi les nouvelles formules dont ils se servent, les seules aussi caractérisant la classe entière des boyars des deux Principautés.
Les boyars de tous les «états» de la Moldavie et de la Valachie appellent communément les pays civilisés de l’Europe qu’ils admirent du simple nom d’ « Europe »; ils disent : ceci est une mode ou un objet d’art ou une idée venant de l’« Europe »; ils désignent les Français, les Italiens, les Allemands de toutes sortes, les Anglais du nom unique d’ « Européens » ; ils appellent les mœurs policées des officiers russes ou des consuls : des « mœurs européennes »; ils se servent journellement d’expressions comme vivre « à l’européenne », s’instruire « à l’européenne », danser « à l’européenne ». — Ils ne sont donc pas des «Européens » et leur pays ne fait pas encore partie de l’« Europe ». Le mot d'Europe a pour eux le sens restreint de « réunion des pays civilisés » ; — s’ils avaient eu des connaissances précises sur les États-Unis, par exemple, ils les auraient sûrement appelés encore «Europe». De cette Europe, ils ne pourront faire partie que le jour où ils ressembleront totalement aux autres pays qui excitent leur admiration, le jour où ils seront eux-mêmes un pays civilisé. Ce mot n’a donc nullement pour eux un sens géographique; il suffit à caractériser l’état d’esprit des boyars du temps, et à nous faire sentir les progrès réels accomplis déjà : il montre à la fois l’admiration des boyars pour ce qui dépasse en civilisation leur petit pays misérable et obscur, en même temps que leurs vagues tendances. Les boyars du commencement du siècle, au contact des Européens, ont vite établi une comparaison dans leur esprit. Ils se doutent déjà que tout ne marche pas à souhait dans leurs Principautés. Ils rêvent déjà une vie meilleure.
Une autre expression caractérise encore l'époque ; elle équivaut à peu près à la précédente, mais elle est plus précise et plus énergique encore. Nous avons vu que, depuis quelque temps, l’esprit d’indépendance qui se réveille, aussi bien que l’admiration pour l’Occident, poussent quelques boyars à entreprendre des voyages en « Europe », c’est-à-dire en Autriche, en Italie, en France. Ils appellent cela : voyager « en dedans » (înăuntru). — Bientôt une autre idée lumineuse, « providentielle » — dira-t-on plus tard — passera par leur esprit, idée qui, mise à exécution, et réalisée toujours dans de plus larges proportions, sera capable de révolutionner complètement l’état d’esprit des Principautés. Les boyars se décident à se séparer de leur fils pendant un an ou deux et à les envoyer étudier en Autriche, en Italie, en France. Ce fut d’abord en 1803, un boyar moldave Bogdan, qui envoya son fils à Paris, puis, deux ans plus tard, un autre boyar moldave, Furnaraki, puis quelque dix ans après, des boyars valaques, des Manega, des Bibescu prirent la même résolution. Enfin la chose devint à la mode : le jeune homme, sous la conduite de son ancien gouverneur français, était envoyé dans les grandes capitales de l’Europe, à Paris, avant tout. En 1818, l’Éphorie des Écoles prit elle-même l’initiative d’envoyer des jeunes gens pauvres, parmi les meilleurs élèves des écoles du pays, achever leurs études à Rome et à Paris. Tout le monde dit alors qu’on envoie les jeunes gens aux études « en dedans ». Cette expression est d’une précision et d’une énergie extrême. Elle veut dire: Nous autres Moldaves et Valaques sommes « en dehors » du monde civilisé de l’Europe. Elle signifie : « Tout ce qui est à l'étranger est bon », et pourrait vouloir dire encore : « Tout ce qui est chez nous est mauvais ». Mais en quoi consiste au juste le bonheur dont jouissent les pays civilisés de l’Europe? et en quoi consiste au juste le mal dont souffre le pays? On ne le sait pas encore. A la première de ces questions, on pourra répondre quand les jeunes gens d’ « en dedans » rapporteront des renseignements précis sur l’état des choses dans les pays qu’ils sont en train de visiter.
A la deuxième question, on ne répondra qu’une génération ou deux plus tard, quand les idées humanitaires et généreuses auront fait quelques progrès chez les boyars. Pour l’instant, on ne peut saisir qu’une tendance vague vers quelque chose de meilleur que le présent, tout n’est encore qu’à l’état de sentiment.