III

§ 1. — Des événements aussi importants qu’inattendus devaient se produire sur le sol roumain en 1821, et devaient faire de cette année la première date importante de l’histoire de la régénération roumaine. L’étude rapide de ces événements nous permettra devoir pour la première fois à l’œuvre les hommes de la fin de l’Ancien Régime, et de distinguer avec plus de précision dans leur esprit la part due à la simple histoire antérieure du pays et la part des idées nouvelles.

L'année 1821 vit naître dans les Principautés roumaines deux révolutions qui furent deux protestations violentes contre l'oppression et les abus des maîtres du jour : l’une est la Révolution des Grecs, que l’on connaît ordinairement sous le nom du « Mouvement de l’Hétairie », et qui eut pour point de départ la Moldavie; l’autre fut la révolution des paysans roumains ou plutôt la Révolution de la milice des « Pandours », qui eut pour point de départ la Petite Valachie. La première reconnaissait pour chef Alexandre Ypsilanti, fils du fameux hospodar de Valachie Constantin Ypsilanti; l'autre était dirigée par un boyar valaque du troisième état, aussi obscur jusqu’en ce moment qu'il était destiné à devenir célèbre dans la suite, le sluger Tudor Vladimirescu. De ces deux révolutions, la première était la suite directe de la diffusion, parmi les Grecs, des idées de la grande Révolution française, et des progrès de l'instruction; la semence jetée jadis par Rhigas avait produit ses fruits: une société littéraire fondée à Bucarest en 1810, un journal littéraire fondé à Vienne en 1811, une deuxième société, moitié littéraire, moitié politique, fondée à Athènes, trois ans plus lard, et, enfin, une troisième société purement politique fondée à Odessa, en 1815, avaient suffi pour répandre en peu de temps dans une nouvelle génération tout imbue de l’étude des ancêtres et admiratrice passionnée de Rhigas, les idées de régénération et d’indépendance nationales. Cette seconde Hétairie ne différait de la première qu’en deux points : au lieu d’être conduite par la classe bourgeoise grecque, comme un quart de siècle plus tôt, c’étaient, pour la plupart, des riches aristocrates du bourg de Phanar qui en avaient pris la direction, parmi lesquels les deux hospodars régnants de Moldavie et de Valachie, — et, au lieu de s’appuyer sur la France, elle fondait des espoirs sur la Russie. A ce double point de vue, on pourrait peut-être dire que la seconde Hétairie valait moins que la première; elle n’en était pas moins la fille et elle n’avait pas moins son point de départ dans les idées nouvelles qui circulaient depuis un certain nombre d'années dans la péninsule. — Quant à la révolution des paysans ou des « Pandours » roumains, qui nous intéresse en première ligne, on a malheureusement sur elle des données bien moins nombreuses et moins précises : il semble néanmoins qu’elle ait subi l’influence de l’Hétairie, soit qu’elle se fût d’abord inspirée des idées et des tendances qui s’étaient propagées dans le monde grec des Principautés, soit qu’il y ait eu, comme prétendent quelques historiens, une certaine entente préalable entre les deux chefs de ce mouvement, Ypsilanti et Vladimirescu. On pourrait alors considérer cette seconde révolution, du moins eu partie, comme un contrecoup lointain de la grande Révolution française, comme l’effet curieux et tardif sur les esprits de la Valachie des idées nouvelles qui avaient commencé à circuler.

Les documents authentiques que l’on possède sur la marche de cette double révolution, surtout si l’on n’y veut voir comme on le fait d’ordinaire — qu’un seul et même événement, ne nous permettent d’affirmer de positif que ce qui suit :

L’armée insurrectionnelle de Tudor Vladimirescu, partie vers le milieu du mois de janvier 1821 de Cloșani, le point le plus occidental de la Petite Valachie, se dirigea vers Bucarest, grossissant dans sa marche le nombre de ses combattants, pillant, massacrant ou menaçant de mort riches et pauvres. L’armée insurrectionnelle d’Alexandre Ypsilanti partit vers le commencement du mois de février de Jassy et se dirigea également vers Bucarest, s’accroissant aussi dans sa marche, tuant les Turcs, épouvantant les populations par ses cruautés ou par ses rapines. Les deux armées, parvenues chacune au chiffre d’environ 4000 hommes, se rencontrèrent à Colentina, près de Bucarest, vers le milieu du mois de mars. Dans les derniers jours de ce mois, les deux chefs Ypsilanti et Vladimirescu eurent ensemble un long entretien, dont ils sortirent mécontents l'un de l’autre, après s’être aperçus qu’il ne pouvait y avoir entre eux ni action ni but communs. Ypsilanti et ses hétairistes se retirèrent alors à une plus grande distance de Bucarest, sur la ligne qui conduit de cette ville à Tîrgoviște (ancienne capitale de la Valachie), tandis que Tudor Vladimirescu entrait avec ses pandours dans Bucarest, où il devait régner en maître pendant deux mois. Mais les Turcs passant le Danube, on vit Tudor Vladimirescu se retirer dans la Petite Valachie, tandis que Alexandre Ypsilanti continuait à se replier sur Tîrgovigte. Des environs de cette ville, ce dernier envoya son officier principal, Georges de Pathmos, dans la Petite Valachie, pour s’y rendre maître de Vladimirescu. Délaissé de la plus grande partie de son armée, le chef des pandours tomba facilement entre ses mains et fut emmené prisonnier au camp de Tîrgoviste, où il fut tué par ordre d’Ypsilanti. Une bonne partie de son armée se dispersa, le reste vint grossir l’armée des hétairistes. Les Turcs cependant gagnaient de plus en plus de terrain et serraient toujours de plus près les hétairistes. ils n’avaient pas seulement une armée, comme on l'aurait cru au commencement, mais bien quatre : outre les Janissaires envoyés de Constantinople qui poursuivaient Ypsilanti, trois autres corps commandés par les pachas de Viddin, de Silistrie et d’lbraïlov, avaient pénétré dans le pays de trois côtés différents et avaient l'ordre d’appuyer par derrière l’armée des Janissaires, en même temps que de couvrir la Moldavie. En effet, le chef des hétairistes avait maladroitement laissé ou envoyé une partie de son armée dans cette Principauté. Trois batailles suffirent aux Turcs pour anéantir les révoltés. Ypsilanti, avec le plus vaillant de ses régiments « la Légion sacrée », fut acculé par les Turcs dans les montagnes de la Valachie. Presque tous ses défenseurs furent massacrés dans la bataille de Drăgășani, le 6 juin. Il s’enfuit presque seul en Transylvanie, où il fut fait prisonnier par les Autrichiens. — L'armée de Moldavie fut écrasée à Sculeni et à Galatz, vers la fin de ce même mois. Après cette défaite complète de tous les révoltés, les Turcs, maîtres incontestables des deux Principautés, les mirent à feu et à sang, répandant la terreur parmi les habitants.

On ne saurait rien affirmer de plus avec certitude sur le mouvement de 1821 dans les Principautés, à moins de séparer ce mouvement en deux et de n’envisager que le côté grec de la Révolution. Gervinus nous présente dans son Insurrection et régénération de la Grèce un tableau vivant, judicieux, véridique de ce côté grec du mouvement : le portrait d’Ypsilanti, celui de ses Grecs, les excès commis de part et d’autre, par les Grecs sur les Turcs dans les Principautés et par les Turcs sur les Grecs dans toute la péninsule, les espoirs des Grecs et la fureur des Turcs, la vénalité de quelques-uns des Grecs, la conduite douteuse du patriarche de Constantinople qui favorise d’abord les révolutionnaires, puis les anathématise, sans d’ailleurs échapper lui-mème au supplice, — l’attitude également équivoque de la Russie, — les raisons multiples qui ont décidé les Grecs à choisir les Principautés pour théâtre de l’insurrection et les avantages de toutes sortes qu’ils auraient eus à transporter la guerre dans la Grèce proprement dite, enfin les causes de toutes sortes qui ont amené le désastre complet de l’insurrection aussi bien en Moldavie qu’en Valachie, — tout cela est esquissé, traité de main de maître. Malheureusement Gervinus est loin d’être aussi complet, aussi clair pour la révolution valaque, et il ne s’est trouvé aucun autre Gervinus pour traiter l’insurrection roumaine d’une façon aussi magistrale que l’avait été I’insurrection grecque. La cause en est que le nombre des documents authentiques concernant celte face de la question est tout à fait insuffisant, et que ceux qui existent se prêtent à des interprétations aussi contradictoires que possible. Après lecture des documents et toute réflexion faite, nous voyons que l’on ne peut rien affirmer avec assurance, et, loin de connaître les intentions finales de Tudor Vladimirescu, nous ne savons même pas contre qui il a voulu diriger son effort, ni quelle circonstance déterminée a pu lui fournir le prétexte de se révolter. Les historiens grecs anathématisent le mouvement révolutionnaire des Roumains plutôt qu’ils ne l’éclaircissent; mais il n'y a point une seule lettre dans les actes authentiques du temps ni aucune raison logique qui puisse justifier leurs anathèmes. De leur côté, les historiens roumains, exaltant la personne et le rôle de Tudor Vladimirescu, en font, à l’heure actuelle, le principal et le premier auteur de la régénération roumaine : ils sont tous unanimes sur ce point, mais ils ne le sont point sur cette question autrement précise et qui s’impose avant toutes les autres : contre gui ce mouvement a-t-il été dirigé? — Il résulte, en effet, des premières proclamations et lettres écrites par « Tudor » pendant le mois de janvier 1821, qu’il s’est soulevé contre l’aristocratie du pays, indigène ou grecque ; il s’appelle l’organe du peuple opprimé contre les oppresseurs de toute nationalité. En même temps, il se déclare le sujet fidèle de la Porte et demande, par l’intermédiaire de Derviche-Pacha, bey de Viddin, l’envoi d’un délégué « qui ne soit pas de notre religion » et qui s’informe par lui-même de l’état déplorable de la province, où l’ont mise « les seigneurs du pays de connivence avec le Prince »... — Cela semble tout à fait clair, l’acte est absolument authentique, mais, comparé avec les autres actes du temps, et avec le peu que l’on sait de la vie antérieure de Tudor, il ne laisse pas de faire naître un petit doute. De même qu’Alexandre Ypsilanti était général russe, au moment de l’insurrection, de même on sait que Tudor avait servi avec une troupe de pandours contre les Turcs, pendant la campagne de 1806. Il avait même été décoré de l’ordre de Saint-Vladimir (ce qui l’avait décidé à prendre le nom de Vladimirescu, rappelant aussi son lieu de naissance, le bourg de Vladimir); il avait encore reçu des Russes le grade de paroucinic (officier). Devant ces faits, on a pu se demander un instant si Tudor n’avait pas été, comme on l’a soutenu d’Alexandre Ypsilanti, un simple agent des Russes. Après la cessation de la guerre russo-turque, en 1812, on sait que sa tête fut — malgré les promesses d’amnistie des Turcs — mise à prix par eux, un envoyé spécial vint même le chercher à Bucarest : il fut obligé de se tenir caché pendant bon nombre d’années, chez un ami ou dans an convent de la Petite Valachie, revêtu d’habits sacerdotaux. Il dut même séjourner quelque temps en Transylvanie et à Vienne. On comprendrait donc difficilement son rapprochement des Turcs, sa confiance en eux et surtout la confiance qu’il espérait en obtenir. Du reste, dans un discours du mois de février, qu’il tint devant ses soldats, il semble qu'il leur ait dit qu’il s’agissait de la délivrance des Grecs et des Roumains : c’est ce qui expliquerait la présence, parmi ses officiers, d’un certain nombre d’hétairistes, de même que l’abandon d’une bonne part de ceux qui passèrent si facilement à Ypsilanti. — Enfin, tout le monde rapporte que, dans son entretien avec Ypsilanti à Colentina, il fit voir au chef des hétairistes que son but était tout différent de celui des Grecs, qu’il s’était soulevé pour délivrer son pays du joug des Phanariotes. Il lui aurait môme dit, entre autres choses, ces mots, qui seraient tout à fait clairs, s’ils ne contredisaient pas tout le reste . « La Grèce appartient aux Grecs, et la Roumanie aux Roumains ».

Est-ce donc contre les nobles? est-ce contre les Turcs, est-ce contre les Grecs, que s’est soulevé Tudor Vladimirescu? Les historiens roumains sont unanimes à l’appeler le « Régénérateur Tudor », sans décider contre qui il s’est révolté, et ils affirment indifféremment que c’est contre les boyars, contre les Turcs ou contre les Grecs, sans s’apercevoir eux-mêmes que cela fait trois choses bien distinctes. Selon que l’on admet l’une ou l’autre de ces trois solutions, on voit changer complètement l'aspect de la révolution populaire de 1821, aussi bien que le portrait du « régénérateur » lui-même. C’est surtout la question des rapports avec la révolution des Grecs qu’il importerait d’élucider; mais cette question reste pour l’instant aussi parfaitement obscure que cette autre aussi importante peut-être : Quel a été, au juste, le rôle de la Russie dans les deux révolutions? les a-t-elle soutenues? les a-trelle au moins inspirées? les a-t-elle sincère ment combattues?... Les textes que nous possédons sont impuissants à donner une réponse. Les historiens grecs feraient bien de suspendre leurs anathèmes et ies historiens roumains d’apaiser leur enthousiasme pour le mouvement insurrectionnel des pandours, jusqu’au moment où l’on sera en possession de textes authentiques plus clairs et qui se prêtent à des conjectures moins contradictoires.

§ 2. — Mais ce qui n’est pas clair au point de vue de l’histoire proprement dite, c’est-à-dire du simple récit des événements, de leur enchaînement et de la recherche de leurs causes immé-

diates, — peut le devenir tout à fait pour la psychologie de la société, c’est-à-dire pour cette partie de l’histoire qui laisse de côté les événements, pour n’envisager que l’état d’esprit des hommes. A ce point de vue, la révolution de Tudor, telle qu’elle se présente, obscure, confuse, est, par cela meme, l’image exacte de la société du temps, où des idées vieilles et des idées nouvelles, des idées sorties du fond même du pays et des idées venues des quatre coins de l’horizon, par l’intermédiaire de tous les peuples, s’étaient rencontrées sans se détruire les unes les autres. Par sa composition même, l’armée de Tudor Vladimirescu reflète cette confusion du temps : à côté des pandours, on y voit de petits bourgeois, des commerçants, des élèves de l’école de Lazar, des boyars, des étrangers, et même des Grecs hétairistes. Cette révolution est surtout précieuse pour faire comprendre l’état d’esprit du paysan valaque à cette époque. Il est fort douteux que même dans l’esprit de ceux qui l’ont conduite, elle ait procédé d’idées claires, à plus forte raison dans l’esprit des paysans, des pandours. Le fait capital qui en ressort, — fait suffisant pour établir comme une sorte de barrière entre l’histoire de l’esprit public roumain avant et après 1824, — c’est qu’à ce moment le paysan, pour la première fois, ne veut plus supporter toutes les misères qu’on Iui fait endurer, qu’il a éprouvé comme une sorte de besoin irrésistible de se soulever... Jamais boyars indigènes ou grecs ne s’étaient conduits dans le pays d’une façon plus arbitraire que sous les derniers règnes phanariotes, jamais les impôts et les vexations ne s’étaient plus accrus que sous les deux derniers hospodars, Carageà et Alexandre Șuțu : le premier s’était enfui, comme on sait, emportant la caisse des Principautés pour mener à l’étranger une vie de nabab ; l’autre était mort dans le pays, à la veille de la Révolution, laissant une fortune de plusieurs milliers de piastres !..

Deux ou trois ans après l’événement, certains boyars, parmi ceux qui avaient émigré, feront cet aveu sur les causes du mouvement et ses effets :

L’appauvrissement du peuple l’a porté au désespoir, et le désespoir à manifester ses tendances pour la liberté; la Révolution de Tudor est le soulèvement des pauvres contre les riches. De gens timides et ignorants, ils sont devenus féroces depuis la Révolution, et il sera difficile de les ramener à la soumission.

Comme le paysan ne connaissait pas au juste ses oppresseurs, ou plutôt, comme il s’était aperçu que ses oppresseurs, c’était tout le monde, on n'a même pas eu besoin de lui indiquer un ennemi déterminé, ni de lui désigner avec insistance le même ennemi, pour le décider à devenir révolutionnaire ; il s’est soulevé sans aucun but précis, sans même savoir au juste contre qui il se soulevait, — pour se soulever. Que Tudor Vladimirescu et les autres chefs de l’insurrection eussent désigné comme l’adversaire à combattre, l’aristocratie grecque ou l’aristocratie du pays dans son ensemble, qu’on parlât aujourd’hui d’un ennemi et demain d’un autre, cela n’aurait rien embrouillé dans l’esprit du paysan, cela n’impliquait aucune contradiction. Pour lui, l’affaire est plus claire qu’on ne pense, son ennemi est tout le monde ; si l’on veut préciser ce « tout le monde », on ne saurait trouver que le terme de « ciocoi ». Mais il faudrait encore ajouter aux ciocoi les Turcs. Le paysan était disposé à marcher contre tous les maîtres du pays, de quelque nationalité et de quelque religion qu’ils fussent. Il avait à se plaindre de tous; il ne voyait pas les distinctions de classe, de religion ni de race. Tous, depuis le petit boyar indigène du troisième état, jusqu'au Hospodar grec et jusqu'au Sultan même qu’il n’avait jamais vu, étaient ses oppresseurs. Il se serait soulevé même contre les Russes, si l’on avait eu la bizarre idée de le faire marcher contre eux. La confusion même qui règne dans les documents à propos de l’objet de la révolution est de nature à nous éclairer tout à fait sur l’état d’esprit des révoltés : il nous semble difficile de croire qu’on arrive unjour à établir que la révolution ait été envisagée d’une façon fort précise par les paysans. Cette confusion même restera toujours comme la marque dominante de leur état d’esprit. L’année 1821 fixe néanmoins d’une manière tout à fait nette le moment où le paysan sentit le besoin de traduire en pillages, en meurtres, en batailles, toutes ses souffrances séculaires. — Si l’on ajoute à ces considérations que les pandours et leurs associés, enrôlés sous le drapeau de Tudor Vladimirescu, ne sont pas payés, que ce sont des paysans abrutis par l’ignorance et la misère, qui voient soudain l’occasion de s’enrichir et chez qui le souvenir des souffrances passées s’associe nécessairement avec la conviction vague que le droit est au plus fort, — on comprend entièrement la conduite des révoltés pendant toute la durée de l’insurection : ce fut l’anarchie la plus complète qu’on puisse se figurer. Le paysan ne fait que piller, incendier ou massacrer, il ne s’attaque pas seulement aux boyars du pays, mais à tout individu possédant quelque chose. Toute fortune est pour lui une fortune mal acquise : tout doit donc être soumis au pillage et au meurtre. Jamais on n’avait révélé d’une façon aussi complète la brute qui sommeille au fond d’une âme humaine exaspérée par la souffrance. Mais nous ne saurions trop le répéter, c’était pour la première fois que le paysan faisait présager sa régénération future ; il ne peut plus supporter les maux qu’on lui fait endurer depuis plus d’un siècle : à partir de ce moment, il s’est produit un changement en lui, et l’histoire de l’esprit roumain ne peut négliger ce fait capital.

Une question se pose encore : il y a cette grande différence entre le paysan valaque de vingt ou trente ans auparavant et celui de 1821, que le premier restait inerte devant ses misères, tandis que le dernier ose se révolter. Jamais auparavant l’idée de se soulever ne serait venue au paysan valaque. Il fallait des circonstances particulières. Ne serait-il pas possible de voir dans ce changement comme un vague retentissement, comme une influence toute à fait indirecte et lointaine de la grande Revolution française qui préoccupait alors tous les esprits? — Il est vrai que toute influence étrangère est, par principe, une influence essentiellement aristocratique, et que la révolution des paysans valaques pourrait s'expliquer, à la rigueur, par la simple histoire intérieure des Principautés ; il est encore vrai qu il y a entre le paysan valaque de 1821 et le bourgeois français de 1789 une distance aussi grande que possible. Néanmoins, il nous semble difficile de croire qu’aucun des vagues bruits qui couraient alors dans les villes n’eût pénétré jusque dans les campagnes, et ne leur eût appris que « très loin de leur pays, une grande révolution du peuple avait éclaté ». Tout au moins les paysans qui venaient de temps en temps à la capitale, Bucarest, celte ville des nouvelles de toutes sortes, devaient-ils en avoir entendu parler. Ils avaient certainement connaissance des préparatifs secrets des Grecs. Pour les Pandours, qui avaient fait la guerre de 1806, il est certain qu’ils devaient être au courant. Pour quoi d’ailleurs fallait-il que la Révolution des paysans éclatât juste au milieu de cette fermentation universelle des esprits, tandis qu’auparavant, elle n’avait même pas menacé de se produire ?

§ 3. — Si chez les paysans même on trouve des traces des idées nouvelles, à plus forte raison doit-on reconnaître l’indice des temps nouveaux dans l’attitude des boyars de Moldavie et de Valachie pendant la Révolution. On doit pouvoir distinguer plus pleinement encore dans leur conduite ce qui est explicable par la seule histoire antérieure des Principautés et ce qui est dû à l’influence des échos de la Révolution française. Ce qu’il y a en réalité de plus curieux en eux, c’est précisément ce mélange du nouvel esprit et des anciennes habitudes, de l’ancien caractère. Au fond, ils n’ont certainement pas beaucoup changé pendant ces derniers temps. L’état de passivité, l’habitude de s’humilier, d’obéir, de ne rien faire, de considérer en général ce qui arrive comme l’expression de la force, peut-être aussi l’influence du fatalisme turc, l’absence de toute réflexion au sujet du lendemain, le manque de toute culture historique, — tous ces défauts joints à quelques qualités comme : une certaine souplesse, une sorte d’instinct à se tirer toujours d’affaire en profilant de toute situation, expliquent, d’une part le manque d’initiative des boyars, même dans les circonstances les plus difficiles, de l'autre leur manière étonnante de se plier aux circonstances et de changer de parti du jour au lendemain. Au fond du cœur ils n’aiment pas les Grecs, ils n’aiment pas les Turcs, ils n’aiment pas les Russes non plus, ils aimeraient autant être maîtres chez eux, mais ils n’osent encore avouer leurs désirs, ils ne font aucun effort pour les réaliser, il faut pour cela que les circonstances se présentent d’elles-mémes et leur offrent l’accomplissement de leurs vœux : alors, quand ils verront que la chose ne leur demande pas beaucoup de mal, qu’ils ne risquent rien et qu’ils ont tout à gagner, peut-être se décideront-ils à faire un tout petit pas. — Cependant, à tout prendre, « ces idées nouvelles », dont ils parlent tant, n’avaient pas été sans produire un certain changement réel. Elles leur ont fait connaître ou comprendre bien des choses, elles leur ont ouvert des perspectives inconnues, elles ont éveillé en eux des vanités nouvelles et fait germer de nouveaux sentiments. Peut- être, si l’on examine les choses de très près, trouvera-t-on que cette génération des boyars de 1821, qui compte déjà dans son sein quelques jeunes gens élevés par les émigrés dans les idées philosophiques du XVIIIe siècle, à côté d’un assez grand nombre de membres de l’ancien Parti National, était un peu meilleure que celles qui l’ont précédée. Peut-être est-elle capable, sinon d'accomplir par elle-même, du moins de comprendre déjà la pos sibilité de l’accomplissement de certaines choses.

Mais voyous-la plutôt à l’œuvre, considérons-la tour à tour dans les deux Principautés. Nous l’avons dit : depuis environ uu demi-siècle, la société moldo-valaque marchait a la fois vers sa ruine et vers sa régénération : mais elle allait bien plus vite vers sa ruine que vers son salut, — on pourrait dire qu elle s’améliorait en progression arithmétique et qu’elle dépérissait en progression géométrique. — C’est surtout la Moldavie qui nous donne l’exemple du summum de la corruption, — c’est surtout la Valachie qui nous montre l’influence qu’avaient exercée, jusqu’à ce moment, les « idées nouvelles ».

En Moldavie, le boyar commence par être hétairiste. « Il n’est pas dit que les princes phanariotes ne resteront plus dans les provinces ». Les Grecs se vantent d’avoir la promesse de l’appui de la Russie : le Tzar va les délivrer du joug des Turcs et incorporer les Principautés à leur patrie délivrée. D’un autre côté, les Grecs ont promis de passer le Danube et de faire la Révolution chez eux, à l'autre extrémité de la péninsule : c’est de ce côté-là que les Turcs concentreront leurs forces, qu’auront lieu les batailles. Couverts dans une certaine mesure par la protection dela Russie, et se croyant assurés de voir s’éloigner les Grecs, qui pour l’instant ne font que les compromettre, les boyars sont, pour laplupart, des hétairistes. Ils accueillent comme un roi Ypsilanti à son arrivée à Jassy, le métropolitain du pays lui ceint l’épée, ils versent tous de l’argent, en faveur de l’Hétairie, entre les mains du prince régnant de Moldavie, Michel Şuțu... — Mais à peine Ypsilanti est-il parti avec ses troupes pour la Valachie, qu’un oucaz du Tzar annonce qu’il désapprouve l’Hétairie et raie même des cadres de l’armée russe le chef Ypsilanti. En même temps une bulle du patriarche de Constantinople excommunie tous les membres de l’Hétairie, leur chef et leur entreprise, — un firman du Sultan dépose le « prince traître » Michel Şuțu et le menace du dernier supplice : alors les boyars, le métropolitain en tête, se rendent en pompe chez le hospodar et lui déclarent courageusement qu'il ne lui reste plus qu’à s'en aller au plus vite. — Le prince s’enfuit. L’armée des hétairistes est depuis longtemps loin de la ville; un certain nombre de boyars descendent le Pruth, à la suite d'Ypsilanti pour demander du secours au pacha d’Ibraïlov « contre cette bande de brigands qui infestent leur pays » : ils n'oublient pas de demander qu’on rende au pays les couvents dédiés qu'administrent des moines grecs et que le gouvernement et la représentation de la Principauté auprès de la Sublime Porte soient confiés dorénavant aux boyars indigènes”. — Ce n’est pas tout. Le bruit se répand que les Turcs vont entrer dans la province et punir les rebelles. Un « Căminar », un « Paharnic » et un « Spătar” parcourent les villes et en chassent tous les administrateurs hétairistes, qu’ils remplacent par des Moldaves. Ils vont même dans les villages, conviant tous les paysans à se soulever contre les Grecs, à délivrer le pays du joug, « à le conduire à la liberté, à s’armer de tout ce qu’ils trouveront sous leur main, fusils, faulx, lances ou haches pour chasser les brigands qui infestent le pays »... Mais en Moldavie le paysan, s'il ne distinguait pas très bien entre ses innombrables oppresseurs, savait très bien que, quelle que fût l’issue du mouvement, il serait le seul à en pâtir. Il se tint tranquille.

Jamais les progrès de la corruption de l'Ancien Régime ne s'étaient montrés plus clairement que dans cette conduite, toute patriotique en apparence, des boyars moldaves. Il est vrai que, depuis le commencement jusqu’à la fin de l’insurrection, ils avaient eu continuellement à se plaindre de la conduite des hétairistes. Nature enthousiaste et imprudente, ne connaissant point le pays où il entrait, Ypsilanti est à peine arrive qu’il lâche tous les grands mots qu’il a appris et parle, pour s’attirer « les Daces », — d’introduire chez eux « les Réformes de la grande Révolution », à commencer par la suppression des privilèges des boyars ». — C’en était assez pour éloigner à jamais de lui l’aristocratie ; mais sa conduite, pendant toute la durée du mouvement, porta l’irritation au comble. Lui, qui voulait supprimer les privilèges des autres, n’entendait rien abandonner de ceux qu’il s'arrogeait. Aussitôt arrivé, il commence à se conduire comme s'il était déjà vainqueur des Turcs, et prince des Grecs et des Daces. Il traite de haut les boyars indigènes, leur fait faire antichambre des heures entières. Il a une troupe de comédiens attachés à sa personne; au milieu du plus grand désarroi, il entend maintenir l’étiquette : un escalier particulier doit être réservé pour ses frères et pour les visiteurs de sang princier. A la tête de son armée, on ne voit que ses frères ou des princes grecs, tels que le prince Cantacuzène. — Si encore il n’avait blessé les boyars que dans leur amour-propre, mais il les obligea à desserrer les cordons de leurs bourses et leur fit songer qu’il était bien le fils d’un des pires Phanariotes qui ait régné dans les Principautés. Pendant le court séjour qu'il fit à Jassy, il fit arrêter un banquier, Pauolos Andreas, qu’on accusait de détenir une somme appartenant à l’Hétairie. L'accusation fut reconnue fausse : le banquier ne fut pourtant relâché que contre le paiement d’une grosse somme d’argent. Les riches du pays furent consternés : il y en eut qui prirent la fuite, — des boyars valaques apprenant la nouvelle firent de même, avant qu’Ypsilanti et son armée eussent foulé le sol de la Principauté. — Mais si Ypsilanti s’était contenté de blesser la vanité ou les intérêts des boyars, les autres chefs hétairistes achevèrent de discréditer le mouvement grec par la peur qu’ils inspirèrent. Pentedekas, envoyé de Valachie à Jassy par Ypsilanti, substitua au Divan — composé en grande partie de boyars indigènes — qui gérait les affaires de la province depuis le départ du prince Şuțu, un gouvernement militaire hétairiste. Ceux qui osaient murmurer furent pendus, et les soldats, suivant l’exemple de leur chef, répandirent l’effroi, la confusion et l’anarchie dans toute la capitale de la province. Ce fut alors que les boyars restés à Jassy, d'accord avec les fugitifs de la Bessarabie, résolurent d’adresser une plainte commune aux Turcs et de les appeler à leur secours. Enfin, lorsqu'à l’approche des Turcs, les hétairistes furent obligés d'évacuer Jassy, ils ne se retirèrent qu’après s'être livrés aux derniers excès.

Entre les hétairistes et les boyars indigènes de Moldavie, on ne saurait décider. Les uns ne valent pas mieux que les autres. C’est l'« Ancien Régime » arrivé au comble de tous ses vices, — au moment même où il touche à sa fin.

En Valachie, l’attitude des boyars fut un peu différente. Bucarest étant un plus grand centre que Jassy, l’écho des événements de l’Occident et le bruit des « idées nouvelles » y avaient pénétré plus tôt et plus largement. En outre, ce n’était plus à des étrangers révoltés que les boyars valaques avaient affaire, mais à des paysans, à des compatriotes. Aussi trouve-t-on que dans les événements de Valachie, c’est plutôt le « Nouveau » que l’« Ancien Régime » qui se manifeste, les boyars montrent à l’historien plutôt leur nouvel esprit que leur ancien tempérament. Malgré le caractère de révolution sociale qu’affectait le soulèvement de Tudor Vladimircscu, il parait que le groupe de ses partisans comptait dans la capitale un certain nombre de boyars. C'est ce qui semble résulter d’une proclamation où il reconnaît qu'il y a de bons et de mauvais boyars et déclare qu'il prend les premiers sous sa protection. Le fait est intéressant. Quel que fût le but de la Révolution de Tudor Vladimirescu, qu’elle ait été dirigée contre l’aristocratie en général, ou contre les Grecs, ou contre la Sublime Porte, — le fait que des boyars, projetant une révolution, s’associent à des paysans, avant même que l'insurrection ait éclaté, lorsqu'on aurait pu prendre ses mesures et l’étouffer à sa naissance, — est de la plus haute importance et bien caractéristique pour l’époque.

Mais la plus grande partie des boyars ne veulent pas entendre parler de Révolution, ni, encore moins, de revendications populaires. Le Divan, qui gérait les affaires de la Principauté depuis la mort du hospodar de Valachie Alexandre Şuțu, répond aux premières proclamations de Tudor, en fulminant contre les rebelles. L’esprit du boyar de l'Ancien Régime est tout entier dans cette apostrophe à Tudor : « N'ose pas te croire plus que ce que la nature a voulu faire de toi ». — Pourtant, effrayés par les succès des révoltés, les boyars commencèrent à réfléchir. Fut-ce conscience des maux du pays, effet des souvenirs réveillés de la « grande Révolution », triomphe du parti avancé, — toujours est-il qu’à l’approche des troupes révolutionnaires, on vit les boyars faire aussi une manière de révolution. On baissa le prix de la viande, on chargea l’ispravnic du département de Mehedinți (où était née la révolte) de dresser un mémoire de tout ce qui avait été pris injustement aux paysans pour le leur restituer. Enfin, les ispravnics de la Petite Valachie publièrent que les pandours seraient désormais exempts de tout impôt. Ainsi les boyars reconnaissent les torts qu’on a eus envers les paysans, ils font des promesses. Ce fait caractéristique est aussi important pour la psychologie du boyar, que le fait de s’être révolté pour la psychologie du paysan : c’est la marque d’une certaine évolution dans l’esprit public, où l’on ne peut s’empêcher de voir l’influence des échos de la « grande Révolution » et de l'introduction des « idées nouvelles »... A l’extérieur, les boyars du divan se montrèrent moins résolus qu’à l’intérieur : ne sachant plus où donner de la tête, tantôt ils appellent les troupes turques à leurs secours, tantôt ils demandent au Sultan « d’accéder aux propositions de Tudor », tantôt ils croient pouvoir se suffire à eux-mêmes, et annoncent qu’ils combattront avec leurs propres armes ! Enfin quand Tudor s’approche de plus en plus avec ses pandours, un grand nombre des boyars divanistes prennent la fuite...

Tudor Vladimirescu entre donc à Bucarest, où il devait gouverner en maître pendant deux mois. Tous les boyars qui n’avaient pas fui (ils n’étaient pas moins de 66) le reconnaissent ! Quelle qu’ait été la part de la peur dans ce revirement, nous croyons qu’il faut y voir aussi en partie l’effet d’un travail assez curieux dans l’esprit des boyars, qui avaient eu pour professeurs des émigrés et qui avaient connu les agents et consuls de la République. Les scènes de la Révolution française étaient présentes à leur esprit; au lieu de les laisser se répéter en Valachie, mieux valait tirer de cette insurrection des paysans tout ce qu’elle pouvait leur apporter d’utile à eux-mêmes, et, peut-être aussi au pays, c’est-à-dire l’expulsion définitive des Grecs. Pour cela, il ne fallait qu’un peu de bonne volonté et quelques concessions, qu’on serait d’ailleurs bien forcé de faire tôt ou tard. En vérité, quelque mauvaise que pût être l’administration d’un prince et des boyars du pays, elle n’aurait jamais pu atteindre le degré de corruption et d’oppression des derniers règnes phanariotes, et les intérêts personnels d’un prince indigène avaient chance de concorder sur plus d’un point avec les intérêts du pays. Comme les paysans n’avaient pas l’air d’être bien fixés sur leurs véritables ennemis, les boyars se mirent de leur côté et il ne leur fut pas difficile de leur montrer que c'étaient les Grecs phanariotes qui étaient les ennemis véritables du paysan, comme ils l’étaient en réalité de tout le pays. A partir de ce moment, Tudor Vladimirescu devint un simple nom, le seul responsable. Les véritables chefs de la Révolution furent les boyars. Ce mouvement si confus de tendances plutôt sociales au début, changea de but entre les mains des boyars; il fut dirigé dès lors contre les princes phanariotes, contre l’aristocratie grecque, contre le mouvement hétairiste en général, et eut désormais des tendances plutôt politiques. Les boyars purent donc reconnaître sans aucun danger le mouvement de Tudor. Ils adressèrent une supplique au grand Seigneur, ainsi conçue :

Les soussignés, très fidèles sujets de la Sublime Porte ottomane, — le métropolitain du pays, les évêques , les abbés, les nobles, les capitaines et l’Assemblée générale (?) des habitante de la Valachie, osent se prosterner aux pieds du trône Impérial, pour informer Votre Hautesse que Tudor Vladimirescu est entré ici accompagné d’un peuple nombreux et couvert des haillons de la misère, pour se plaindre des rapines exercées sur lui, et de la perte des droits et privilèges anciennement accordés par la Sublime Porte ottomane, et dans la suite abolis, non par la faute des boyars du pays, comme le peuple le croyait, mais par l’injustice des princes précédents à qui les soussignés ôtaient obligés, par défaut de pouvoir, de se soumettre.
        
Les soussignés, tenus par devoir d’entendre les justes plaintes d’un peuple malheureux et de se joindre à lui pour demander le rétablissement de leurs droits perdus et aujourd’hui réclamés par le peuple à la S. Porte, — considérant donc l’état pitoyable de ce peuple qui a tant souffert, — ont osé unir leur voix à la sienne pour exposer à Votre Hautesse le détail des calamités et des vexations qu’ont fait peser sur lui les précédents gouverneurs et la spoliation de ses droits et privilèges, dont le rétablissement a été l'objet des requêtes des boyars pendant les interrègnes (sic), etc. ...

Opposition aux Grecs, fidélité à la Sublime Porte, reconnaissance des maux dont souffre le pays, — voilà çe qui ressort clairement de cet acte des boyars valaques, et voilà, peut-on dire avec assurance, ce qui constitue l’« Esprit Nouveau » en 1821 dans ses traits les plus caractéristiques, dans ce qu’il peut avoir de plus avancé.

Sous la pression des événements, cet « Esprit Nouveau » allait faire encore un pas en avant. L’évolution commencée sous l’influence des bruits de la Révolution devait s’achever par la force des choses. Après avoir reconnu « les maux du pays », le boyar était amené à formuler des vœux précis d’amélioration. La panique soulevée par l’insurrection des Pandours avait montré que les paysans constituaient un élément avec lequel on devrait désormais compter. Il fallait donc, tout en tirant parti de la situation pour son propre compte, donner quelque satisfaction à cet élément nouveau. Aussi, pour peu qu’ils soient débarrassés des princes grecs, ou, comme ils disent : pour peu que le pays soit affranchi du joug étranger, les boyars promettent d’améliorer la condition du paysan, de rétablir les finances du pays, de créer des « écoles pour le peuple »... Ce besoin des réformes s’étend à toute la classe des boyars. On voit naître une sorte d’émulation entre les boyars émigrés en Transylvanie et ceux qui sont restés pour accueillir Tudor. Ils rivalisent de beaux projets de réforme. Ceux qui ont émigré, inspirés par des professeurs français qui leur servent de secrétaires, l’emportent encore sur le parti avancé de Bucarest. Ils s’adressent de préférence à la Russie, à laquelle ils demandent, en français, en russe, et parfois en grec, l'expulsion des hospodars phanariotes, la création d’une milice nationale, l’incorporation au pays des forteresses turques de Giurgevo et d’Ibraïlov, la liberté du commerce.

C’était trop demander pour obtenir quelque chose. Par le nombre et la variété de leurs prétentions, aussi bien que par leur confiance dans la Russie, ces émigrés de la Révolution roumaine de 1821 représentent plutôt le parti de l’avenir. Celui du présent est représenté par les boyars restés à Bucarest, dont les vœux ne dépassent guère les besoins les plus urgents du moment, et qui s’appuient sur la seule puissance de qui l’on puisse attendre quelque chose, la Turquie. C’est encore le « Parti National » reconstitué une fois de plus et qui compte dans ses rangs tout ce que Valachie pouvait contenir de plus remarquable : l’évêque Ilarion, le grand logothète et poète Văcărescu, le métropolitain Denyse Lupu, les grands boyars Baleanu, Filipescu, Grădisteanu, etc.

§ 4. — Après le paysan et le boyar, il nous reste à considérer un instant celui qui fut l’acteur principal de 1821, Tudor Vladimirescu, et à démêler, s’il est possible, dans son esprit, la part des anciens préjugés et des idées nouvelles. Nous avons vu qu’on ne pouvait rien affirmer sur le rôle véritable qu’il a joué dans le mouvement, non plus que sur le dessein final de son entreprise. Sa vie ne nous est pas beaucoup mieux connue que son rôle. C’était, au moment de la Révolution, un homme de quarante à cinquante ans, qui avait gagné une certaine fortune dans le commerce des grains et une certaine autorité parmi les paysans à cause de ses allures démocratiques, pendant son passage au « commissariat » (sorte de sous-préfecture), sous le règne du prince Carageà. C’est à ce moment qu’il aurait — affirment ses biographes — exempté d’impôts la majeure partie de ses administrés. Nous l’avons vu, en 1806, combattre à côté des Russes contre les Turcs, décoré par les premiers, menacé de mort et poursuivi pendant de longues années par les seconds. Si l’on ajoute qu'il était de basse naissance, boyar du troisième état, c'est à peu près tout ce que l’on sait de positif sur le personnage. Le reste est une série de petites anecdotes qui ont l’air assez véridiques et sont assez d’accord entre elles pour peindre un homme, mais n’ont pas assez de suite pour reconstituer une vie.

Examinons un peu le portrait moral de cet homme. Les historiens, selon qu’ils sont Roumains ou non, le dépeignent d’une façon flatteuse ou injurieuse. On trouve chez eux plus d’épithètes que de véritables traits de caractère, et, phénomène curieux !, le personnage devient plutôt sympathique dans les récits des historiens étrangers qui en disent du mal, et plutôt antipathique chez les historiens roumains qui l’exaltent d'une manière outrée. Par une sorte de fatalité, chacun prend précisément le chemin contraire de celui qu’il faudrait prendre pour soutenir sa thèse. Les uns se contredisent manifestement, les autres n’ont que des phrases déclamatoires ; les premiers se croient quittes s’ils ont prononcé le mot de « traître », les seconds s’ils ont lancé celui « régénérateur de la Roumanie ». Quant à justifier ces épithètes, c’est à quoi ni les uns ni les autres n’ont pensé. Gervinus lui-même, après nous avoir dit qu’un lieutenant d’Ypsilanti avait trompé Tudor, dès le commencement, sur le véritable but du mouvement, qu’on voulait le faire agir pour les intérêts de la cause grecque, sous le faux-semblant d’un mouvement valaque et même anti-grec, oublie tout cela quelques pages plus loin et, quand Tudor, pénétrant les embûches d'Ypsilanti, brise avec lui, dans l’entretien de Colentina, l’historien allemand, si précis et si scrupuleux d’ordinaire, se croit obligé, sans aucune explication, de lancer contre Tudor l’épithète de « traître », empruntée aux sources grecques. Il faut avouer que, si les choses se sont passées comme Gervinus les raconte au début, la révolution des Pandours devient tout à fait claire, et la personnalité de Tudor fort sympathique : le « traître », s'il y en a un, ne peut être que le lieutenant Georgakis ou Ypsilanti lui-même. — Dans l’Annuaire Lesur pour l’année 1821, on voit que, dès le commencement de la Révolution, Tudor « envoyait soumission sur soumission à la Porte, demandant seulement le redressement des griefs dont se plaignent les Valaques et implorant pour eux la médiation de la Russie, garante des traités ... » Quelques pages plus bas, sans autre explication, on lit que le même Tudor convaincu de trahison, fut fusillé le 7 juin sur l’ordre d’Ypsilanti ! — Enfin, M. de Pouqueville, consul de France à Janina au moment de la Révolution, fait dire à Tudor devant Ypsilanti :

que son but différait du sien; qu’étant armé uniquement pour délivrer ses compatriotes du joug pesant qui les accablait, ils ne pouvaient s’entendre. — Ainsi, Prince, votre objet est d’émanciper la Grèce, votre place n’est pas ici. Allez, passez le Danube, mesurez-vous avec les Turcs ; quant à moi, je ne prétends pas combattre contre eux.

Ce discours est aussi net et aussi droit qu’on puisse le désirer, ce qui n’empéche pas le même auteur d’écrire plus loin : « Le traître Vladimirescu, qui n’avait pas cessé d’agir de concert avec les Turcs... » — En face de ces contradictions des historiens grecs et de ceux qui s’en inspirent, il n’y a à placer que les apologies déclamatoires des historiens roumains. Tudor est pour tous « le régénérateur du pays ». Ils n’hésitent pas à dire cette énormité que c’est lui qui a forcé la Turquie à nommer des princes indigènes, — puis aussitôt, se dégageant des faits, ils s’élancent dans le monde du sentiment, et l'on n'entend plus que des hyperboles ou des comparaisons : « L’élu de Dieu, le prince Tudor, arbore l’étendard du roumanisme; les montagnes, les eaux, les vallées saluent le soleil de la patrie... Mais qu’est-ce que Tudor n’aurait pas pu accomplir? L’épée de Trajan était entre ses mains, la sagesse de Mircea dans son esprit ; le courage et la vérité de Michel le Brave, dans son cœur !! »

Il semble que Tudor Vladimirescu ait été une personnalité originale, caractéristique, mais il nous serait difficile de découvrir en lui une seule vertu, une seule qualité. De basse naissance, sans culture, il est le type de l’homme du peuple endurci par le malheur, qui semble avoir concentré en lui les souffrances séculaires de tout un peuple, avec ses haines sauvages prêtes à faire explosion. Son trait principal est surtout une sensibilité excessive, transformée en rancune et en fiel. Dissimulé, aussi p e u parleur que possible, défiant et soupçonneux à l’extrême, son principal mérite semble avoir été l’énergie et la bravoure, mais il rachetait ces dons par une cruauté sans bornes. On raconte que pendant la guerre russo-turque, une poignée de Serbes, qu’on croyait être des espions turcs, ayant passé le Danube, il réussit à les surprendre et en tua sept de sa propre main, comme dans une sorte de délire. On l’arrêta difficilement et il fit battre cruellement les sept autres : ceux qui l’ont vu en ce moment racontent que ses lèvres ont saigné de dépit; au bout de trois jours, il se tourna braquement vers celui qui l’avait arrêté et lui dit : « Si tu n’étais pas l’homme d'un tel, je t’aurais mis en morceaux... » — Vindicatif, il n’oublie aucun des torts qu’on a eus envers lui et ne pardonne rien. Pendant sa jeunesse, il servait, dit-on, chez un boyar et fut envoyé en Transylvanie pour y vendre du bétail, avec défense de le céder au-dessous d’un certain prix. Il réussit à vendre le troupeau à un prix bien plus élevé, et pondant le retour, il proposa au domestique qui l’accompagnait de partager la différence; son

compagnon accepta, mais il révéla la tromperie à son maître : Tudor fut gifllé et mis à la porte : « Tu m’as trahi, Judas, dit-il en s’en allant à son camarade, je m’en souviendrai »! Dix ans plus lard, la Révolution éclatait. A peine était-il à la tète de ses pandours, qu’il passait chez son ancien compagnon et le faisait mourir sous les coups. — Il était sans cesse accablé de procès et les perdait régulièrement. Une fois il lui arriva même d’être précipité par l’escalier du Divan. Ou l’aurait entendu dire alors : « Là où vos femmes mettent leurs rubans, mes pandours à moi mettront bientôt les courroies de leurs savates », — et l’un des désirs qu'il exprima le plus fréquemment pendant sa marche sur Bucarest était de « couper la tète à dix boyars du Divan ». — A la cruauté et à la rancune, il faut ajouter quelques défauts naturels chez l’homme du peuple ayant beaucoup souffert : une avarice telle qu’on trouva, à sa mort, dans la doublure de son dolman, une valeur de cinq mille ducats en or et en pierreries,— une vanité et une bigoterie incroyables : il ne quittait jamais la décoration de Saint-Vladimir; chez ses amis il refusait de s'asseoir: « Moi ! être obligé de me lever devant n’importe quel ciocoi qui pourrait survenir ici ! » — Dans un testament fait avant de partir pour la Russie, il consacre la moitié de sa fortune à des offices pour le salut de son âme, et laisse de quoi entretenir à perpétuité un cierge à l’église de Jérusalem et à une chapelle du bourg de Vladimir bâtie par lui. — Les circonstances firent encore découvrir chez lui un autre trait de caractère : il était d’une vanité qui conlinait au ridicule ; arrivé avec ses pandours dans la Grande Valachie, il s’y conduisit en véritable prince, et se fit

même mettre du drap blanc au fond de sa toque, à la manière des anciens princes indigènes; — il punissait sévèrement ses pandours pour les moindres excès. Arrivé à Bucarest, heureux de se voir reconnu par les boyars et de s’entendre appeler le « Prince Tudor », il oublia beaucoup de rancunes et jusqu’au but de sa révolte (à moins que ce but même fût de devenir Prince), il gouverna deux mois de concert avec les boyars et donna même des ordres pour qu’on levât les impositions. Ainsi, s’il a été traître envers quelqu’un, ç’a été envers ses propres soldats. Sa sévérité et celle sorte de trahison à la cause des paysans ne furent peut-être pas étrangères à l’abandon où on le laissa, quand l’agent d’Ypsilanti vint l’enlever pour le conduire à la mort.

Dans ce tempérament plein d’intrépidité, dans cette âme vindicative, dans cette cervelle étroite et obscure, une foule de bruits, d’aspirations, de mots s'étaient rencontrés. — Nous avons dit que Tudor Vladimirescu n'avait reçu aucune espèce d’instruction : un chantre de son village, qui lui avait enseigné la lecture des livres d'église, avait été son seul professeur; mais les « idées nouvelles » qui circulaient alors partout devaient agir d’autant plus fortement sur cet esprit inculte, qu’elles avaient pour lui un sens moins précis. Il en avait entendu parler dans le pays, dans l’armée des Russes, chez les quelques hétairistes avec lesquels il était lié avant la Révolution, — en Autriche et en Russie où il avait voyagé. Un homme semble avoir surtout exercé de l’influence sur lui, ce fut l’évéque d’Argeș, llarion : Tudor descendait chez lui chaque fois qu'à cause de ses nombreux procès, il était obligé de venir à Bucarest. L'évéque aimait à s’entretenir avec lui et Tudor lui-même prenait, paraît-il, un plaisir extrême à ces conversations, surtout quand le prêtre lui parlait des grands patriotes des autres pays, de la nécessité de fonder des écoles nationales, du mouvement transylvain ou encore des grands faits de la Révolution française. « Raconte-moi encore, prêtre, de ces histoires-là qui me plaisent tant »! — Ce fut Ilarion qui servit de principal conseiller à Tudor pendant la courte durée de son règne à Bucarest et qui apaisa de temps en temps les transports de son tempérament violent. — Les biographes enthousiastes de Tudor disent encore que, par l’intermédiaire de l'évêque Ilarion, il s’était mis en correspondance avec Stroganoff, ambassadeur de Russie à Constantinople, et qu’on aurait même découvert, vers 1838, parmi les papiers de Tudor, une correspondance en français avec Stroganoff. Nous n’avons pu trouver celte correspondance. — D’autres disent encore que Tudor aurait été pendant très longtemps en rapport d’intimité avec un certain Allemand ou Français du nom de Zalic, qui lui aurait inculqué les principes de la grande Révolution. Mais aucun document n’existe là-dessus et les témoins dont la déposition aurait pu confirmer la légende sont morts depuis longtemps. — Du reste, on n’a pas besoin de tant d’hypothèses pour expliquer que les échos de la Révolution et les idées novatrices, qui agissaient sur les esprits de quelques boyars, aient pénétré profondément dans l’âme aigrie de Tudor et l’aient, en partie, déterminé à l’action.

Autrement, on ne saurait s’expliquer certaines expressions que Tudor a lancées dans ses proclamations et qu'il répétait dans ses entretiens. Dès le début du mouvement, il demande l'abolition des impôts et exprime le désir de couper la tête à dix boyars divanistes, alors qua la punition ordinaire dans le pays était le gibet. Ailleurs il parie de la cessation des abus; il engage, dès le commencement, les provinces à lui envoyer des délégués pour délibérer sur le bien public appelle son armée l’ Assemblée du peuple et déclare que c'est au peuple seul qu'il appartient à l'a renir de s'imposer et de demander compte de l’ emploi des deniers publics.— « Quoi, vous prêtendez que nous nous sommes soulevés contre la Patrie et vous nous en faites un crime? Mais la Patrie, c’est bien le peuple, et non la horde de ses spoliateurs. Quelle démarche ai-je donc entreprise contre le peuple ? »

§ 5. — De juillet 1821 jusqu’en juillet 1822, les Principautés furent mises à une rude épreuve par l’occupation des armées turques. Tout ce que la vengeance politique at religieuse, de concert avec la sauvagerie orientale, peuvent inventer, les Turcs le mirent en application pendant cette malheureuse période. Grecs ou indigènes, innocents ou coupables, tout le monde tremblait, et il n’y eut guère de quartiers dans les villes ni de petits villages dans les campagnes qui ne fussent dévastés. On vit les églises pillées et incendiées, les habitants empalés ou pendus, tués dans la rue à coups de sabre ou de pistolet, — les enfants enlevés, — les femmes violentées, jetées à l’eau avec des pierres au cou, — ou ensevelies par dizaines, toutes vivantes, dans les fosses communes — Quand des boyars du pays furent reçus, au mois d’août 1821, par Kehaia-Bey, ils durent monter ches lui entre deux rangées de têtes coupées d’Arnautes et de chrétiens. Les exactions, les pillages et les meurtres montèrent à un tel excès que Kehaia-Bey, qui dirigeait les armées, effrayé lui-même, se travestissait pour épier la conduite de ses soldats, et que le Grand-Seigneur dut menacer de mort les plus fanatiques, et décider, en juillet 1822. la retraite subite des troupes. Les Juifs furent, paratt-il, les plus grands persécuteurs des chrétiens, ils servaient d'espions et désignaient aux Turcs comme traîtres tous ceux qui étaient leurs ennemis personnels.

En juillet 1822, la Porte se décida enfin à mettre un terme à l’anarchie sanglante où se débattaient les Principautés. Les Grecs, qui s’étaient réfugiés à l’autre bout de la péninsule, pour continuer la résistance, devaient être punis. D’autre part, il importait d’éviter le retour de nouveaux troubles dans les Principautés, d’y éteindre, au moins, le foyer de l’agitation hellénique, en en faiéant même une sorte de citadelle contre les Grecs. Il fallait aussi prendre des mesures contre l’influence croissante des Russes, dont la conduite avait inspiré, pendant les derniers évènements, de vives inquiétudes au cabinet du Grand-Seigneur. Pour toutes ces raisons, la Turquie dut reconnaître que le mieux était de renoncer à faire gouverner la Moldavie ou la Valachie par des Phanariotes. Les princes des deux Principautés seront désormais nommés parmi les boyars indigènes, de même que les « Kapi-kehaia » ou représentants des Principautés auprès du Gouvernement turc. L’administration intérieure aussi bien que la représentation extérieure deviennent ainsi purement nationales. On peut dire que de ce jour l’« Ancien Régime » a vécu dans les Principautés : non pas qu’au lendemain des événements de 1821 la société moldo-valaque se trouvât par enchantement transformé de fond en comble, ou que le mot de « national » ait la force magique de changer en un clin d'ueil l'état d’esprit et les mœurs d'une société, mais parce que la cause principale qui conduisait les Principautés vers leur ruine, — le règne des hospodars phanariotes,— avait cessé d’agir.

L’histoire de l’influence française sur l’esprit public en Roumanie entre, à partir de ce moment, dans une nouvelle phase.

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