VI

§ 1. — Tel était, au commencement de ce siècle, la société, tel l’état de « l'esprit public” dans les deux provinces que constitueront plus tard la Roumanie. Deux éléments principaux dans la société: des paysans d’un côté, des boyars de l’autre, les premiers devenant toujours plus misérables, — les autres s’hellénisant et se démoralisant de plus en plus. Le clergé et la « bourgeoisie”, qui devraient former la classe intermédiaire, se dérobent à ce rôle : le clergé ayant comme ses paysans et ses boyars ecclésiastiques à lui ; la « bourgeoisie », étrangère et peu nombreuse, vivant comme en dehors de la société. Enfin, tout en haut il y a un hospodar étranger, source changeante des mêmes maux, sans rapport avec la société qu’il ruine et corrompt par l’introduction d'éléments étrangers; tandis que, tout en bas de l’échelle sociale, tellement bas qu’il est impossible de l’y classer quelque part, on voit le pauvre esclave tzigane, dont les vices et les talents inexplicable étonnent les voyageurs du temps.

Dans chacune de ces conditions sociales, l’â me devait être distincte. Entre le Hospodar, presque toujours Grec, — le boyar, Grec on indigène, rejeton d'une grande famille ou ancien domestique, — l’ecclésiastique, pope on moine, et, dans les deux cas, indigène ou Grec — le commerçant ou l’artisan. Grec, Arménien, Turc ou Juif, très rarement indigène, — l’habitant des campagnes, paysan de père en fils on parfois descendant d’une famille noble de guerriers, — enfin le tsigane esclave. — que peut-il y avoir de commun ? — Le trait le plus caractéristique, le plus original et le plus malheureux de cette société, c’est de se composer d’une infinité d’éléments étrangers, indifférents les uns aux autres et qui ne peuvent même pas se comprendre entre eux. Pourtant, on peut trouver au moins un caractère commun à tous ces éléments divers, c'est l’ ignorance presque absolue où se trouve plongée la presque totalité de cette société si bizarrement imposée. Nous ferons la part des quelques exceptions, heureusement toujours de plus en plus nombreuses, dans les chapitres suivants . En second lieu, on a dù remarquer que, depuis le pauvre esclave tzigane et depuis le paysan, qui émigre ou devient brigand, jusqu'au prince qui dicte ses volontés et s’enrichit sans mesure, tout le monde est incertain du lendemain, tout le monde tremble : le paysan devant les gens de l’administration ou son propriétaire, l’esclave devant son maître et devant les domestiques de son maître, le boyar devant un édit du Prince, le Prince devant un firman. Ces gens malheureux forment comme une hiérarchie d’abus de pouvoir, où chacun opprime de son mieux son inférieur. Cette incertitude du lendemain, cette inquiétude perpétuelle, ce mécontentement du présent, qui se traduiraient par une révolution sociale, si les gens du pays étaient plus instruits ou moins déprimés, moins abrutis par la misère ou la corruption, constitue un deuxième trait commun à toutes les classes sociales. De ces deux premiers traits en résulte un troisième, qui est l’in différence complète de tous pour ce qu'on appelle les intérêts du pays, soit parce que l’on ne connaît pas en quoi consistent ces «intérêts », en quoi ils ont consisté jadis, soit surtout à cause de l'état maladif de la sensibilité, qui fait que chacun vit pour soi-méme. Ainsi toutes ces classes, si distinctes qu’elles soient par leur fortune, leurs origines, leurs manières, leurs costumes, se rapprochent par des traits négatifs de l’esprit, par l’inexistence, pour ainsi dire, de la pensée, et par des traits positifs de la sensibilité : ils souffrent tous, ils sont tous mécontents et ils sont tous enfermés, par leur souffrance, en eux-mêmes. On n’a pas le loisir de songer à autrui ou au lendemain. On est tout occupé de soi-même et du jour même.

C’est l’époque de l ’égoïsme étroite et à outrance — et c ’est l’époque de la vie au jour le jour.

§ 2. — Voilà donc la vie intérieure des Principautés : inconscience et misère. Leur vie politique offre le même triste spectacle : c’est une agonie. Les anciennes Capitulations avec la Turquie n'étaient plus respectées depuis longtemps. Les Turcs à qui elles interdisaient l’accès des Principautés, sont maintenaint répandus partout : commerçants et usuriers à la campagne « laji », parfois joueurs de fifre à la cour et chez les grands boyars (méterchénistes), souvent même fonctionnaires. Il y a le « divan-effendi », secrétaire turc du prince qui écrit les dépêches à la Porte et lit les firmans; le « Chaouch » , qui précède le Hospodar et porte un bâton garni de sonnettes d’argent; le « portar-bacha », introducteur des Turcs à la cour, avec ses satellites innombrables; le « beseli-aga », chef de la garde turque, créée pour réprimer les désordres des sujets turcs, toujours plus nombreux. Le pays est devenu, politiquement parlant, un pays turc. Le croissant règne sur les remparts de Giurgevo et d’ibraïlov. Les pachas de Chotin et de Bender sont chargés de surveiller la conduite des hospodars. Les procès entre Turcs et indigènes sont jugés par le « divan-effendi » assisté d’un « cadi » envoyé de la forteresse turque la plus voisine. — Nous ne faisons que rappeler le droit que se sont arrogé les Turcs d’approvisionner leur capitale avec les produits des Principautés et les excès qu'ils commettent à cette occasion. Le tribut s’accroît avec chaque Hospodar — Enfin, on apprend le turc dans bien des familles de boyars et l’un des hospodars, Nicolas Mavrogheni, philo-turc passionné, non content d'envoyer, è ses frais, de jeunes Roumains à Constantinople, pour y apprendre le turc, crée une chaire de turc à « l’Académie grecque » de Bucarest.

Ce n'est pas assez du joug turc; les Principautés ont encore d’autres maîtres: les Grecs du Phanar. Tout ce qu’il y a de richessses dans le pays est pour les Turcs ou pour les Grecs. Il y a deux parts à faire dans les finances : l’une qu’on appelle les „revenus des Hospodars » et l’autre les « revenus du pays ». La première est, en effet, la part des Phanariotes, la seconde est la part des Turcs. Le pays n’a guère de part dans ses revenus.

Aux yeux de l’Europe, les Principautés ne jouissent d’aucune considération. Elles sont ignorées ou méprisées. En 1743, la France refuse d’y envoyer un agent. En 1760, le hospodar Calimaki protestant contre la fermeture des frontières autrichiennes, le ministre Kaunitz ne daigna pas lui répondre. Pourtant, les voisins immédiats des Principautés, l'Autriche et la Russie, semblent se rendre compte de leur fertilité et de leur importance stratégique et commerciale. Un mémoire de 1771 les représente comme pouvant former pour l’Autriche un solide rempart vers l’Est :

Le versant oriental des Carpathes serait une bonne ligne de défense pour les armées impériales, en cas de défaite; les Principautés renferment des richesses minérales, végétales et animales de toutes sortes, — elles pourraient nourrir une armée aussi nombreuse que possible; la Moldavie met en communication directe la Galicie et la Lodomérie avec la Transylvanie; — c’est la voie de commerce la plus directe entre la Pologne et la Turquie.

D’un autre côté, les Russes n’étaient pas seulement attirés par les richesses du pays et l’identité de religion des habitants. Pour eux, les Principautés sont le premier pas vers Constantinople et, comme ils le disent dans un mémoire de la même année que le mémoire autrichien, ils en ont, avant tout, besoin « pour avoir le dos libre en Pologne ». — Tour à tour envahies et pillées par trois compétiteurs, la Turquie, l’Autriche et la Russie, les Principautés durent au moins à cette situation de n’appartenir enfin à aucun d’entre eux. En attendant, Iautriche en aura déjà pris un morceau à Passarovitz (1718), la PetiteValachie, qu’elle sera obligée de rendre à la Paix de Belgrade (1739) et elle profitera des complications suscités par le premier partage de la Pologne pour s’emparer définitivement de la Bukovine. L'Europe laissait faire. A leur tour les Russes profitèrent du trouble général des choses, en 1812, pour s’emparer de la Bessarabie. Les deux fois, la Valachie resta intacte. Ce fut la Moldavie qui dut renoncer à la moitié de son territoire, « province septentrionale de l’Empire ottoman, s’avançant entre les possessions russes et autrichiennes, comme un promontoire entre deux mers, prêtes à l'engloutir »...

Il y eut un moment entre tous, où ces deux puissances auraient pu s’emparer des deux Principautés plus facilement, peut-être, que jamais : ce fut au moment du premier partage de la Pologne; il est même étonnant de voir que ces deux petites provinces n’ont pas subi le sort du grand État voisin. On a essayé néanmoins de le leur faire subir, de les arracher à la Turquie, au nom de l'humanité et de la civilisation. Ce qui sauva les Principautés, c’est que là-dessus l’Autriche ni la Russie ne voulaient entendre parier de partage : chacune à sa manière travaille pour arrêter l’autre et garder tout pour soi. « Jamais l’Autriche ne souffrira que les Russes demeurent en possession de la Moldavie ou de la Valachie ». Puis elle réclame la Petite Valachie, pour aider la Turquie contre les Russes. Au milieu de guerres et de négociaciations sans issue, le jeune empereur Joseph II poursuit des rêves chimériques : ou bien la Turquie sauvée par l’Autriche lui cédera la Valachie, ou bien on laissera avancer la Russie et on se fera donner en compensation soit la Bosnie et l’Herzégovine, soit la Moldavie et la Valachie, soit enfin la Galicie. Ce fut presque l’histoire de la laitière al du pot au lait! Marie-Thérèse avait cru un moment arranger las affaires de Pologne en reconstituant ce royaume avec les débris du premier partage et les Principautés. Puis désespérant d’avoir un morceau de la Pologne, la prince régnant Joseph II s’écrie : « Il nous faut toute la Moldavie et la Valachie ! » « Qu’est-ce que la Pologne a à exiger de nous, quand nous ne lui prenons rien?” Enfin le ministre Kaunitz trouve un moyen terme: « Il nous faut toute la Valachie, la partie sud de la Moldavie et de la Bessarabie,... le reste de cet deux provinces aux Polonais » ! — Au milieu de toutes ces fluctuations, une seule tendance reste constante : empêcher les Russes de prendre la Moldavie ou la Valachie.

La Russie a une autre attitude. Elle n'intrigue pas, elle agit. Elle veut mettre l'Europe devant un fait accompli. Elle s’empare, de toutes les villes des deux provinces les unes après les autres et installe des généraux russes comme gouverneurs dans les deux capitales. Aucune réponse ouverte jusqu’à ce que la flotte turque soit détruite et Bucarest entre les mains du barou d’Elmpt. Alors seulement Catherine II confie à Frédéric II ses ambitious : elle veut « l'indépendance » des Principautés, ello voulait dire leur maintien sous la domination russe. D'ailleurs, il lui faut le „dos libre » pour agir en Pologne. Elle ne céderait les Principautés que contre un partage de l'Empire ottoman. Enfin, sûre de ne pouvoir obtenir que Bender ot Otchakof, Catherine déclare à Frédéric II qu’elle « renonce à ses prétentions sur la Moldavie et la Valachie ». Elle en avait donc eu !

Ce fut surtout à Frédéric II que Ies Principautés durent d’échapper au sort de la Pologne. Elles purent se féliciter de ne s’étre pas trouvées sur son chemin, de ne s’être pas fait désirer par lui. Frédéric II était tout entier dans chacun de ses actes.

Les deux grande principes : — « qu’il faut brider la Russie” — « qu’il faut se ménager des circonstances favorables” se retrouvent ici dans sa conduite: ne jamais céder les Principautés aux Russes, — sauvegarder toujours la Turquie, qu’il considérait «comme un fonds de réserve pour ses plans futurs” — C’est ainsi que les Principautés durent au grand Frédéric II de les avoir sauvées de Joseph II et de Catherine II, de les avoir Iaissé agoniser encore jusqu’au moment de la miraculeuse guérison, au lieu de les tuer tout de suite, au nom de l’«humanité » et de la « civilisation ».

Le partage de la Pologne fut néanmoins comme un premier avertissement pour les deux Principautés roumaines. Comme la Pologne, elle s’étaient convoitées par trois puissants États voisins comme elle , elles avaient une aristocratie intrigante et corrompue et manquaient d’une monarchie stable, héréditaire, puissante et aimant le pays, par cela même; comme la Pologne enfin, les Principautés n’avaient pas de classe intermédiaire nationale : des étrangers, des Juifs, — comme en Pologne — détiennent le commerce et empêchent la formation d’un tiers Etat.

Les Principautés avaient encore d’autres désavantages qui leur étaient propres : une aristocratie, en grande partie étrangère, manquant de patriotisme, encore plus corrompue, plus dépourvue de toute valeur que l'aristocratie polonaise; un territoire naturellement divisé en deux provinces qui n'avaient jamais constitué un seul État puissant; enfin, elles sont bien moins connues que la Pologne en Europe. Si, par hasard, les trois empires qui les entourent et les convoitent, pouvaient parvenir à s’entendre entre eux, ce serait une affaire conclue entre eux seuls, et l’« Europe » ne pourrait que pousser un cri d’exclamation, en apprenant la nouvelle : « Il y avait donc des Principautés danubiennes. Heureusement, bien des circonstances s’opposaient à une rui

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