théologiques et philosophiques; il fit imprimer — chose inouïe! — un livre a Bucarest, en 1719 : Περι καθηκοντος. Son fils Constantin fut le premier en Moldavie et en Valachie à avoir une bibliothèque. Plus tard, le prince Nicolas Carageà (1782-83) „éblouira » à son tour ses administrés par ses connaissances en politique et en histoire contemporaine. Le fils du terrible Hangherliu possédait à fond, outre les principales langues modernes, l’arabe, le persan, le turc; il se fit une réputation européenne par ses dissertations relatives aux littératures grecques ancienne et moderne, par son grand Dictionnaire français-arabe-persan-turc, ayant pour base celui de l’Académie française, par sa traduction en français des Proverbes arabes anciens et modernes, etc... Agé de près d’une centaine d'années, des amis français réclameront pour lui, vers I8S0, une des trois places de correspondant vacantes à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. On apprendra à ce propos que ce « Français d’âme et de cœur, heureux, dans ses hautes fonctions, de rendre des services aux Français qu’il rencontrait dans l’Orient, — parle et écrit le français comme sa langue maternelle », que „le français est devenu la langue de sa famille », qu’« il le parle avec ses enfants ».
Peut-être ne faut-il rien exagérer non plus. Quand on songe à la manière dont la plupart des hospodars administraient les Principautés, on ne peut se défendre d’une certaine méfiance à l’égard de leur culture intellectuelle. Les princes vraiment instruits devaient être des exceptions. La plupart présentent tous les caractères de gens qui n'ont qu’un vernis d’instruction superficielle et sont d’autant plus dangereux. En réalité, on peut constater que les moins mauvais des princes phanariotes sont ou bien ceux qui avaient reçu une solide éducation, comme par exemple Nicolas Mavrocordat ou Alexandre Ypsilanti, ou bien les plus ignorants, comme ce bizarre Nicolas Mavrogheni, qui a besoin d'un interprète français pour s'entendre avec les étrangers passant par le pays, et dont tout le savoir se bornait à parler le turc et un patois grec, sa langue natale. La plupart de ces Phanariotes savaient seulement le français, le grec, le turc; ils n’avaient guère reçu qu'une instruction utilitaire en vue du drogmanat, et savaient juste ce qu’il fallait pour servir d’interprètes ou pour entamer une négociation.
Il faut aussi tenir compte de la vénalité du titre de Hospodar. Plus on approche de la fin du siècle, plus la nomination du hospodar devient une pure affaire d'argent, plus la fortune passe avant la culture intellectuelle, et plus on voit disparaître le type du prince cultivé. A l’exception d’Alexandre Ypsilanti et du philologue Hangherliu, c'est parmi les premiers Phanariotes qu’il faut chercher les princes les plus éclairés, et dans la famille Mavrocordat elle-même, qui eut le privilège de fournir les princes les plus instruits, ce sont toujours les ancêtres qui l’emportent. Déjà la réputation de Nicolas Mavrocordat est plus locale que celle de son père, le fameux Exaporite, son éducation moins scientifique, son influence moins large et moins efficace; son fils, Constantin Mavrocordat, se contentera d’avoir une riche bibliothèque et de vanter aux
étrangers les écrits de son père et de son aïeul „qui sont curieux et intéressants, et dont on pourrait faire la traduction en français”; un des derniers Mavrocordat, Alexandre (1785-86) n’étonnera plus que parce que „si loin de la France, il sait si bien le français”.
Enfin, n'oublions pas que si les princes phanariotes „éblouirent” par leur savoir les boyars roumains el les Turcs, cest qu’il n’était point difficile d’éblouir ces gens-là. Quand des savants étrangers arrivaient à Constantinople, « ces princes de Moldavie et de Valachie déposes, qu’on rencontrait le long du Bosphore, plus nombreux que les rois de Candide », s'empressaient autour d’eux, très flattée quand on leur parlait ou qu’on leur demandait des renseignements sur l’antiquité grecque. Le drogman Constantin Calimaki aida de son mieux l’abbé Le Chevalier à visiter, l'Iliade à la main, l’Asie Mineure; le prince Constantin Moruzzi procura à Dansse de Villoison des lettres de recommandation pour les communautés du Mont Athos. Mais il s’en fallut de beaucoup que ces savants français fussent aussi éblouis du savoir de leurs hôtes que les Moldo-Valaques ou les Turcs. Dansse de Villoison visita les « palais délabrés » de ces Phanariotes, où il trouva des manuscrits « plutôt nombreux qu’intéressants »; des traités ascétiques, des homélies, des Vies de saints et « autres drogues de cette nature ». « Les possesseurs, dit-il, n’étaient eux-mémes guère moins ignorants de là langue d’Homère que des écoliers français ». Le seul manuscrit précieux qu’il découvrit, après bien des déceptions, ce fut un exemplaire de deux Traités d’un certain Lydius sur les Magistratures romaines et les Augures; l’auteur, ayant écrit pour ses compatriotes, et au VIe siècle, était entré dans des détails superflus pour des Romains et introuvables, pour cela même, chez les écrivains latins. C’était un ancien serviteur du prince Moruzzi qui détenait le précieux livre. Choiseul-Gouffier intervint dans l’affaire et se le fit céder, à titre gratuit.
Il faut donc tempérer l’ardeur de quelques historiens qui voient dans les Phanariotes, par définition, des savants hors ligne. Sauf de rares exceptions, les hospodars de Moldavie et de la Valachie étaient des gens médiocrement instruits, qui possédaient, bien entendu, leur langue, le grec moderne, mais presque pas le grec ancien, qui devaient savoir le turc, langue de leurs maîtres, et les langues modemes dans lequelles on rédigeait les traités, en première ligne le français. Avec ces connaissances, ils étaient néanmoins les gens les plus instruit de toute la péninsule des Balkans, y compris la Moldavie et la Valachie.
§2. — Une autre cause devait rapprocher les Phanariotes de la France: c’était l’influence de l’Ambassadeur français à Constantinople. Nous avons vu comment les puissances européennes ne tardèrent pas à tirer profit du nouvel état des choses créé en Orient, par l’entrée des Phanariotes au service de la Sublime Porte. Ce fut peut-être la France elle-même qui en donna l’exemple. Déjà Louis XIV payait une gratification annuelle à Panaïote Nicoussias, puis à Alexandre Mavrocordat, pour maintenir les Turcs dans de bonnes dispositions envers la France, pour provoquer, au besoin, une diversion de leur part. En 1724, le neveu d'Alexandre Mavrocordat, Grégoire Ghica, alors drogman, fait humblement connaître « qu’il était d’usage que le drogman de laPorte travaillât sous la direction de l’ambassadeur de France », et on lui continua la pension de mille écus qu’avaient touchée ses prédécesseurs. Dès lors, les relations deviennent toujours plus intimes entre les futurs princes et l’Ambassade. Quand l’ambassadeur Des Alleurs passe par Jassy en 1710, pour aller à Constantinople, il rend visite au prince régnant, lui fait cadeau d’une tabatière, et gratifie d’une montre son secrétaire. Quand l’abbé Sévin se rend à Constantinople, le cardinal de Fleury le charge de remettre un catalogue de la Bibliothèque royale au prince bibliomane Constantin Mavrocordat. Celui-ci fut peut-être, de tous les princes, le plus choyé par la France :
S'il obtint la Moldavie, en 1741, ce fut grâce à elle; et quand, en 1753, il était poursuivi à Constantinople, à cause des accusations de ses ennemis, par les Turcs irrités, ce fut l’ambassadeur du roi qui le cacha dans son palais pendant près de huit mois, l'entretint aux frais de l’Ambassade, et put enfin obtenir son pardon.
Quoi qu'il en soit, les ambassadeurs du roi voulaient avoir à leur dévotion les Phanariotes, et, comme ils s’aperçurent de bonne heure que ce n'étaient point là des gens à inspirer beaucoup de confiance, ils cherchèrent à les surveiller de loin, quand ils devenaient hospodars, comme ils les surveillaient de près, à Constantinople, quand ils n'étaient que simples drogmans. Ils imaginèrent d'envoyer auprès d’eux, à Bucarest et à Jassy, des agents de confiance. L’histoire de ces agents secrets est des plus curieuses.
Déjà M. de Fériol, ambassadeur en 1701, avant qu’il fût question des hospodars phanariotes, avait voulu avoir un homme de confiance auprès du prince Constantin Bràncoveanu, dont les sympathies autrichiennes n’étaient que trop connues. Lantier, chirurgien français de Constantinople, qu'il choisit pour cette mission délicate, était un homme qui avait grand besoin de s’éloigner un peu de ses anciennes connaissances; tout marié qu'il fût, il avait trouvé bon d’enlever une femme arménienne: puis, dans la crainte d'être puni, il s'était fait Turc ; ensuite il s’était repenti aussi bien de l’enlèvement que de la conversion : on le réconcilia avec l’Église catholique et on l’envoya en Valachie. M. de Fériol l’avait muni d’une lettre de recommandation pour le Prince Bràncoveanu qui, parait-il, le prit à son service. L’histoire ne dit pas dans quelle langue il s’entendit avec son nouveau maître, qui, probablement, ne savait pas un mot de français. Ce fut encore un émissaire de ce genre, et encore un médecin, qu’envoya, dix-huit ans plus tard, l’ambassadeur Des Alleurs auprès du premier hospodar phanariote, Nicolas Mavrocordat. Ce prince, élevé déjà à la française par son célèbre père, devint tout à fait Français de cœur, après sa captivité chez les Autrichiens. M. Fonsega, médecin de l’Ambassade, envoyé auprès de lui, pour le maintenir dans ces dispositions, était un Juif portugais. Il eut la chance de trouver dans le pays un prince sachant le français, sa mission parait avoir été plus efficace que celle de son prédécesseur... Nous n'osons rien soupçonner, mais nous constatons la coïncidence: deux jours après l’arrivée du médecin de l’Ambassade, le « caimacam », ami des Autrichiens, mourut empoisonné, dit-on.
Ce ne furent là encore que de simples émissaires, envoyés dans des circonstances particulières. On prit bientôt l’habitude de charger de la surveillance des princes de Moldavie les consuls de Crimée. On les voyait venir à Jassy, sous prétexte de se soigner, « les médecins et pharmaciens de la capitale moldave étant bien supérieurs à ceux qu’ils auraient pu trouver en Crimée », ou, plus souvent encore, sous prétexte de faire des achats. Ils s’informaient de la conduite des princes, faisaient parler les gens, allaient rendre visite aux personnes notables de la ville et rapportaient le tout à l’ambassadeur de Constantinople. Ce fut comme la deuxième phase par où passa la surveillance des hospodars phanariotes.
Bientôt les hospodars indiquèrent comme d’eux-mêmes une manière plus sûre de les surveiller. Parmi leurs secrétaires, chargés de rédiger la correspondance officielle, l’un Turc, le « Divan-Effendi », était chargé de la correspondance avec la Sublime Porte, un autre, Français, rédigait celle avec les agents secrets des hospodars chez les diverses Puissances et parfois avec les Puissances elles-mêmes. Peut-être le secrétaire de Nicolas Mavrocordat auquel l'ambassadeur Des Alleurs fit cadeau, en 1710, d’une montre, était-il déjà, un Français. Du moins «le seigneur Millo », par qui le prince de Moldavie Grégoire Ghica fait complimenter M. Des Alleurs, en 1747, était certainement Français. C’est de la famille de ce Millo que devait sortir le fameux acteur qui, cent ans plus tard, sera une des figures caractéristiques de la renaissance littéraire roumaine. Les secrétaires français étaient naturellement pensionnés par l’ambassadeur de France à Constantinople, et correspondaient par chiffre avec lui.
Ils étaient nommés avec l’assentiment, puis bientôt sur la proposition de l’ambassadeur. Le « Secrétariat » fut donc, avant le « Consulat », la troisième forme que prit la surveillance des ambassadeurs sur les hospodars pùanariotes. L'histoire de tous ces secrétaires est des plus curieuses et des plus instructives, par les éclaircissements qu’elle fournit sur la suite.
Après « le seigneur Millo », le plus connu de ces secrétaires fut « le sieur Linchou », ami particulier du hospodar Constantin Racoviță, qu’il suivit, pendant plus de dix ans, de Jassy à Bucarest et de Bucarest à Jassy. Ce fut surtout en Moldavie qu’il se fit connaître. De 1750 à 1760, il fut attaché à la cour de Jassy, tour à tour comme agent secret de l’Ambassade de Constantinople, secrétaire particulier du Prince, agent secret à Varsovie, et directeur des douanes. A la mort de la femme du Prince, des ennemis l’accusèrent de l’avoir « ensorcelée » de concert avec le médecin autrichien et « à l’aide des médicaments ». Linchou sut si bien se défendre que le Prince lui accorda de nouveaux privilèges, et fit enfermer le médecin autrichien dans une cage, d’où il ne sortait chaque jour que pour recevoir la bastonnade en sa présence . Vers 1760, Racoviță voulant renverser son collègue de Moldavie. Il y tint plusieurs conférences avec les boyars, auprès desquels il se fit passer pour un agent secret de la Porte, en leur produisant une lettre du Grand Vizir à son adresse. Mais le prince Calimaki, avisé des menées du secrétaire-douanier, le fit arrêter et l’envoya à Constantinople, où on lui coupa la tête, pour avoir osé contrefaire la signature du Grand Vizir.
On connaît encore les noms des secrétaires Gian Pietro Nagny, Italien d'origine, sous Grégoire Ghica, et de Simian (1769) sous Grégoire Calimaki, qui fut fait prisonnier par les Russes, en se rendant à Jassy, et resta captif pendant trois ans.
Le premier des ambassadeurs qui imposa directement son secrétoire aux hospodars fut M. de Saint-Priest. Non content de recommander au hospodar Nicolas Carageà (1782-83) Pierre La Roche, il lui fit accepter un second secrétaire, le jeune Tissandier, chargé spécialement de correspondre avec l’Ambassade de France. Ce M. La Roche était déjà depuis quinze ans dans les Principautés; il avait servi, comme secrétaire, la plupart des princes, tantôt en Moldavie, tantôt en Valachie, il avait même été agent secret de Grégoire-Alexandre Ghica à Varsovie (1764-67). Après la déposition de Carageà, il garda sa place auprès de Michel Şuțu (1783-86) et ne quitta définitivement Bucarest qu’en 1786, à l’avènement du prince Mavrogheni, qui amenait avec lui son secrétaire. Il était donc resté en tout vingt-huit ans dans les Principautés. Son traitement comme secrétaire du hospodar Carageà n’était pas, selon lui, fameux : « Il se résigne néanmoins, parce qu’il peut être utile à la France”. Deux dépêches de 1773 nous apprennent cependant qu’il gagnait auparavant plus de vingt-cinq mille livres par an, et qu’il espère recouvrer plus de cinquante mille francs « tant pour arrérages
d’appointements que pour avances faites au service”; — une troisème dépêche, de 1783, le propose pour le consulat de Durazzo: „On porterait son traitement”, dit M. de Saint-Priest, „à dix mille francs: cinq sur la Marine et cinq sur les Affaires Etrangères: ce qui ne ferait pour votre département qu’une augmentation de cent pistoles”: une pistole valant dans ce temps-là onze francs, il est évident qu’il touchait déjà : 5000 – 1100 = 3.900 francs.
En même temps que La Roche, et lui faisant comme une sorte de concurrence, nous voyons celui qui fut le fameux jacobin Jean-Louis Carra, mort sur l’échafaud en 1793, et qui devait écrire, vers 1777, le premier livre français sur les deux Principautés: „Histoire de la Moldavie et de la Valachie avec une Dissertation sur l’état actuel de ces deux provinces, par M. C... qui a séjourné dans ces provinces”. Il le fit imprimer à Jassy même. La deuxième édition, publiée à Paris, un an après est dédiée au cardinal de Rohan, qui l’avait pris à son service, paraît-il, rien que „pour voir comment est fait un ancien secrétaire d’un hospodar de la Valachie”, — On apprend dans ce livre que Carra avait été occupé à l’éducation des fils du Prince de Moldavie et à sa correspondance française pendant une année (1775). Il y avait contracté une haine vive contre les Grecs. A la suite de l’histoire d’un Français volé par un Grec, il ajoute:
Sur ces entrefaites, je demandai mon congé à Son Altesse qui, pour me témoigner, de son côté, sa reconnaissance à la grecque, me refusa la moitié de la somme convenue dans mon contrat, pour mon voyage de retour.
Et Carra, qui avait été et qui devait être encore journaliste, continue:
Après cela, si M. Rousseau vient nous dire encore que les peuples barbares et sans loi valent mieux que les peuples policés, je le prierai d’aller vivre un an dans les forêts de la Moldavie.
Choiseul-Gouffier, nommé ambassadeur en 1785, se décida à imposer aux Princes comme secrétaires des hommes marquants.
Il n’eut qu'à choisir dans sa suite. En 1785, ce fut son attaché d'ambassade même, Alexandre-Maurice Blanc de Lanautte, comte d’Hauterive, appelé à jouer un rôle important sous le Premier Empire, et en 1787, le philologue Le Chevalier, futur conservateur de la Bibliothèque Sainte-Genevieve. — Mais ni l’un ni l’autre de ces grande personnages ne purent supporter le séjour de la Moldavie. Le comte d’Hauterive, qui, destiné à la prêtrise, y avait renoncé, se sentant, comme dit un biographe, de « tempérament amoureux », songea plutôt aux divertissements qu’à sa fonction, pour laquelle il recevait quinze mille livres par an. Il ne resta à la cour de Jassy que juste le temps de rédiger à la hâte son Tableau de quelques usages de la Moldavie et de l’ idiome moldave, s’ennuya vite, demanda son congé et rentra en France, où... il se maria. — Son successeur, l’ecclésiastique philologue Le Chevalier, s’il ne songea pas à l’amour, ne s'occupa pas plus de sa fonction que son prédécesseur. Il ne pensait qu’à sa Troade, qui avait si bien fait justice des accusations de l’Anglais Wood contre Homère et fixé définitivement la position de Troie. Peut-être ruminait-il déjà la théorie qu’il devait plus tard soutenir sur l’identité d’Homère et d’Ulysse. Toujours est-il que ce savant, qui avait parcouru avec tant d’attention l’Asie Mineure, passa, aveugle comme Homère, à travers la Moldavie, qui ne l’intéressa pas du tout et dont il ne dit pas un seul mot dans aucun de ses nombreux ouvrages. Un matin, des janissaires envoyés en Moldavie, se révoltèrent, envahirent Jassv et attaquèrent le palais du Prince. L'abbé Le Chevalier, secretaire du prince Alexandre Ypsilanti, prit la fuite, sans attendre I’arrivée des troupes albanaises qui réprimèrent aussitôt la rébellion. Le gouvernement français fut très mécontent de ce qu’on appela „la lâcheté” du savant secrétaire.
On voit, par cette rapide revue, combien ces secrétaires, les premiers Français qui aient vu les Principautés, étaient, en somme, peu propres à y faire aimer ou même connaître la France. Si l’on met de côté le comte d’Hauterive et l’abbé Le Chevalier, trop haut placés peut-être par leur condition sociale ou par leur savoir, et qui demandent aux Principautés: le premier, la gaieté spirituelle; le deuxième, la tranquilité dans le travail ; — à part ces deux personnages, dont l’un s’ennuie et l’autre a peur, — on peut dire que ces „secrétaires”, n’étaient pas des gens d’un talent exceptionnel ni même, la plupart du temps, des gens d’une honnéteté irreprochable. C’étaient, le plus souvent, des aventuriers, des indigeants sans emploi et sans aveu. On n’a pas de renseignements sur ce brave „seigneur Millo”, le premier en date de ces secrétaires. — Mais Linchou était un ancien négociant de Marseille, où l’état des ses affaires ne lui permettait plus de remettre pied. La manière dont il s’était enrichi comme directeur des douanes montre qu’il n’avait pas eu de mal à se faire au système d’administration phanariote. — Simian et La Roche étaient des gens qui attendaient depuis longtemps une place : le premier avait été consul aux Dardanelles, on ne savait plus où le caser; l’autre, peut-être le plus honnorable de tous, avait rendu forces services à l’Ambassade de Constantinople, on lui avait promis le consulat de Durazzo; en attendant, on l’avait envoyé chez Caragea. On sait que, après avoir gagné régulièrement, pendant quinze ans „par au-delà de vingt-cinq mille livre”, il sollicitait, en 1773, le secours de l’Ambassade de Constantinople, et M. de Vergennes nous le représente comme „très sensible aux présents et à l’espérance de quelque grâce ultérieure.” — Carra était un ancien journaliste, accusé d’un vol grave et qui n’était venu dans les „forêts de la Moldavie” que pour échapper à une condamnation certaine. Il se croyait un grand diplômate, et c’est à force de suivre ses conseils que le prince Grégoire Ghica fut poignardé par les Turcs. La caractéristique de ce futur jacobin, c’est c’est de ne jamais pouvoir se tenir tranquille; on le voit encore envoyer projets sur projets, à Paris: tantôt il veut qu’on crée un consulat à Bucarest, tantôt que I’on partage l’empire ottoman.
Entré plus tard au service du cardinal de Rohan, il se fit mettre à la porte; pendant la Révolution, il joua le rôle d’un démagogue insupportable et perdit, dans des querelles politiques, une tête qu’il aurait dû perdre, comme Linchou, pour sa mauvaise conduite. — Mais l’exemple suivant montre encore mieux que la place de secrétaire des hospodars n’était guère considérée que comme une place d’espion, quand ce n’était pas une simple sinécure. Un jour, un Français se présente inopinément à Choiseul-Gouffier et décline en rougissant son nom: il s’appelle Retaux de Vilette : il a figuré dans le procès du Collier de la reine, comme ayant contrefait la signature de la reine, et on l’a expédié en Turquie. Choiseul-Gouffier réussit à lui procurer une place « chez un Hospodar ».
Peut-être après tout étaient-ce là les seuls Français que méritaient les hospodars; il fallait des motifs bien forts de s’expatrier pour accepter des places aussi remplies de désagréments et de dangers, où l’on était sûr de s’ennuyer, où l’on courait le risque de n’être point payé, comme Carra, de rester prisonnier en Russie, pendant des années, comme Simian, ou de se faire couper la tète par les Turcs, comme Linchou.
Et cependant, malgré le peu d'influence que devaient excercer ces secrétaires recrutés au hasard, ils ne laissèrent pas d’être utiles, à leur manière: ils furent les premiers qui firent connaître un peu en France la Moldavie et la Valachie, par leur publications et préparèrent l’établissement, à Bucarest et à Jassy, de consulats français.
On pourrait peut-être taquiner un peu Carra et le comte d’Hauterive sur les erreurs historiques et ethnographiques qu’ils répandirent dans leurs écrits. C'est surtout le livre de Carra, Histoire de la Moldavie et de la Valachie, qui frappe le lecteur d’aujourd’hui par ses inexactitudes. L’auteur ne se gène pas pour inventer de toutes pièces presque toute l’histoire des deux Princpautés: ni les noms propres, ni la chronologie, ni les faits n’y sont respectés. La forme ne vaut guère mieux que le fond. Voici le début de l’ouvrage:
L’Europe est aujourd’hui le théâtre des grands événements et, pour ainsi dire, le siège de l’Empire du monde. La France, l’Angleterre, une partie de l’Alemagne et de l’Italie occupent le centre de ce continent, et de ce centre partent les lumières qui vont éclairer les autres contrées du monde. L’univers s'agrandit aux yeux du philosophe; le génie perce à travers les obscurités de la morale, et la vérité brille.
Tout est de ce ton. On n’est plus surpris, dès lors, par des réflexions comme celle-ci :
Il en résulte (de la connaissance des autres peuples) pour la raison, réflexion, de comparaison et d’appréciations; pour la morale des idées neuves d’industrie, de combinaison et de vertu, peut être; pour la politique : 1° des certitudes démontrées de l'impossibilité où sont ces mêmes peuples d’inonder; comme autrefois, nos campagnes, et de nous chasser des nos foyers... etc.
On apprend dans son livre que :
Le caractère des Valaques est en général plus gai que celui des Moldaves; ils ont aussi plus d’esprit et de courage; mais on peut dire qu'elles ne sont portées ni au vol ni à l'assassinat ; elles observent même l’hospitalité avec une sorte de satisfaction.
Les deux petits écrits du comte d’Hauterive, Journal d'un voyage de Constantinople à Jassy, et Renseignements moraux et curieux sur quelques usages des habitants de la Moldavie et sur l’idiome moldave sont loin de tomber dans le même ridicule mais ils ne laissent pas d’induire les lecteurs dans des erreurs aussi énormes que le livre de Carra, ce qui était d'autant moins permis à leur auteur qu'il était un homme d’esprit et qu'il ne raconte pas des choses d’autrefois, mais des choses qu’il a vues lui-même. II croit avoir entendu vingt-et-un idiomes en Moldavie : le grec, le turc, le moldave, l’arménien, l’arabe (?), le persan (?), le russe, le polonais, le saxon „qui est une espèce d’anglais”, le hongrois, l’illyrien (?), le bohême (?), le morave (?), l’allemand, le danois (?), l’espagnol (?), le tartare, l’anglais (?), le français, l’hébreu (?) — il affirme que « depuis que cette langue (le moldave) existe, on n’a rien écrit », que « au moins les Écossais, les Dalmates, les Gallois ont des chansons : ici les tziganes sont les poètes de la nation, on apprend leur s chansons, on les oublie », etc., — et, en donnant des spécimens de la langue moldave, il découvre que l'imparfait du verbe laudare en moldave, fait: « laudavam, laudavai, laudavate », — que le plus-que-parfait fait: «am fost laudat ». Jamais l’imparfait ni le plus-que-parfait « moldaves » n’ont eu, dans cette langue, ces formes. On pourrait objecter encore au comte d’Hauterive qu’il n’a vu que le côté extérieur des choses, qu’il aurait pu, sous l’aspect parfois grotesque et ridicule des choses, remarquer la tragédie qui se jouait, à cette époque, dans la Principauté moldave, et donner un ton moins gais à ses descriptions.
Mais, avec de nombreux et graves défauts, les écrits de ces secretaires furent les premiers, qui firent entendre en France les noms de Moldavie et de Valachie; ils apprirent à leur nombre restreint de lecteurs où se trouvaient placées les deux Principautés, de quelles manière, à peu près, elles étaient administrées, par qui elles étaient habitées. Les opuscules du comte d’Hauterive ne furent publiées qu’en 1821, mais le livre de Carra eut tout de suite trois éditions, la première parut à Jassy en 1777 „aux dépens de la Société typographique des Deux Ponts”, — une autre édition partu, l’année d’après, à Paris, une troisième parut en 1781 à Neufchâtel „augmentée des Mémoires historiques et géographiques” publiés par M. de Bauer”... On fit l’honneur à ce livre de le traduire en allemand (Nuremberg, Francfort et Leipzig, 1789), — on lui fit même l'honneur d’un comple-rendu dans le Journal de Bouillon et Carra, journaliste, engagea, de Vienne où il était, une polémique en règle avec les auteurs de ce compte-rendu...
Les nombreux mémoires que les secrétaires envoyèrent, soit à l'ambassade de Constantinople, soit à Paris même, sur les deux Principautés, ne sont pas moins curieux que leurs rares publications. L’objet de ces mémoires est presque toujours de faire nommer un consul français dans les Principautés, et bien que la conclusion naturelle soit toujours qu'il y faut choisir l’auteur du mémoire, — les arguments qu’ils donnent ne sont pas sans valeur, et ce sont toujours les mêmes :
Il y a d’abord l’intérêt politique de la France: surveillance des Hospodars de Moldavie et de Valachie, et des projets des cours de Saint-Pétersbourg et de Vienne sur ces provinces. — Puis, pour les affaires de Pologne, Bucarest et Jassy sont le centre de correspondance entre Vienne, Varsovie et Constantinople. — Il y a ensuite l’intérêt commercial : étant donnés le luxe et la vanité des habitants, le commerce français pourrait écouler là une quantité considérable de draps, de galons, de mousselines, de soies, or, de montres d’or, de tabatières; tandis que la Russie et l’Autriche se disputent le commerce de ces deux provinces, la France, favorisée par la Turquie, pourrait bien le garder pour elle seule; — ce serait encore une occasion de faire pénétrer le commerce français en Crimée, province encore moins civilisée que les Principautés, et dont les consuls sont déjà depuis longtemps obligés de venir à Jassy pour faire leurs achats.
Il était réservé à un gouvernement plus aventureux que celui de la vieille France royaliste d’établir dans les Principautés des représentants directs de la France. Mais quand le Directoire s’y résoudra, ce ne sera pas pour d'autres raisons que pour celles qu’invoquaient et répétaient à satiété les anciens secretaires.
§3. — L’introduction des secrétaires français n'est encore qu’une des moindres causes qui contribuèrent à faire connaître la France dans les Principautés sous les Phanariotes. Ces anciens drogmans de la Porte ne pouvaient oublier leur ancienne éducation, leurs anciennes études, ni surtout négliger de faire donner à leurs enfants l'instruction qui leur avait permis d’arriver aux plas hautes places auxquelles pût prétendre un « raia ». Par intérèt autant que par esprit d’imitation, boyars grecs, parents ou créanciers du Prince, boyars indigènes qui veulent se maintenir à leurs anciens rangs et places, tous se mirent à suivre l’exemple du mettre. Bientôt à la cour du Prince, dans les maisons des grands boyars, on entendit parler, plus ou moins bien, à défaut des vingt et une langues du comte d’Hauterive, le grec moderne, l’italien, le français. Il n’y manquait qu’une langue ; la langue du pays, que les hospodars n'avaient pas le temps d’apprendre et qu’on décréta « incapable d'exprimer les hautes beautés de la philosophie et les finesses de l’art ». Les voyageurs sont tout étonnés d’entendre parler tant de langues : „On parle dans la haute société le turc et le grec moderne, un peu d’italien et de fraaçais ». « Beaucoup de boyars savent la français et parlent très bien l’italien”. Les boyars instruits parlent plusieurs langues, il n’est pas rare de les voir joindre à la leur, le grec, le turc, l’allemand et le français » « On nous a fait voir — à Craïova, les principaux boyars, et nous trouvâmes les premiers échantillons de moeurs orientales. Plusieurs parlent français et assez bien”. „Le français est beaucoup en vogue, et il y a même des dames qui le parlent », etc., etc. La plus répandue de toutes ces langues c'était, bien entendu, la langue des maîtres, le grec. — puis l'italien, langue encore usitée dans les traités et bien plus proche du roumain que le français, ne fût-ce que comme accentuation. — en troisième lieu seulement, — en troisième lieu seulement, le français. Mais cette langue était destinée à supplanter peu à peu les deux autres. Toujours est-il que son introduction dans les deux Principautés se fit sous les hospodars phanariotes, et grâce à eux.
C’est encore à eux qu’on doit l'introduction des premiers livre français, On sait que le prince Constantin Mavrocordat était un amoureux passionné de la France et de tout ce qui était français. Un voyageur français, M. Flachat, nous apprend qu’il était instruit, parlait parfaitement l'italien et l’allemand, entendait fort bien le français, quoiqu'il eût de la peine à s’exprimer en cette langue. « Il eût été capable de former et d’exécuter les projets du tzar Pierre » (?). Sa bibliothèque contenait un grand nombre d’ouvrages français. Le prince lisait régulièrement les publications de l'abbé Des Fontaines, dont il se faisait envoyer la feuille périodique : O bservations sur les écrits modernes, pour se tenir au courant des nouvelles publications. Ce publiciste fut tellement étonné du « genie », de „l’érudition”, du „goût”, de „l’estime” de cette Altesse „pour les bons écrivains français”, qu’il ne put s’empêcher, à son tour, de lui dédier, en 1744, sa traduction des Oeuvres de Virgile, en trois volumes. On y lit en vérité, sur la première page, la curieuse dédicace :
A SON ALTESSE
SERENISSIME
CONSTANTIN MAVROCORDATO
Despote
des deux Valachies et de la Moldavie
La lettre de dédicace nous apprend des choses curieuses :
« Avant que j’eusse l'honneur d’étre prévenu par un de vos secrétaires d’État (sic) qui m’écrivit la lettre la plus obligeante, vous me faisiez déjà celui de lire mes écrits : vous aviez donné ordre de les rechercher et de vous les envoyer, et chaque semaine vous faisiez traverser des pays immenses à ma feuille périodique, consacrée à l’entretien du goût et à l’éloge dea bons écrivains...” Il ajoute encore : „Dans un pays où toutes les langues ont cours, où la langue française, regardée comme une langue savante, est préférée à toutes les langues modernes, est cultivée par les nobles, ainsi que le latin (!) et le grec... : quelle gloire pour moi..., etc. », etc.
On sait enfin que, bien avant d’appliquer sa « Réforme » , le Prince Mavrocordat s’était empressé d’en envoyer une première ébauche au journal Le Mercure de France, où on lit, dans le numéro de juillet 1742 :
Constitution faite par M. le prince Constantin Mavrocordato, prince des deux Valachies et de Moldavie, le 7 février 1740, portant suppression de plusieurs impositions onéreuses aux habitants de la Valachie et prescrivant plusieurs règles utiles au gouvernement de cette province.
L’influence du hospodar Constantin Mavrocordat sur les boyars dut être réelle, s’il faut en juger d’après ce témoignage du voyageur enthousiaste, M. Flachat :
Son premier secrétaires, M. Andronaqui avait une bibliothèque nombreuse et bien choisie; il avait plusieurs tableaux de prix et quelques morceaux de sculpture admirable, quantité d’outils de toute espèce, etc. Je crois faire son éloge quand je dirai qu’il était savant sans préjugé et sans partialité (!). Il parlait toutes les langues de l’Europe, il en connaissait les meilleurs auteurs; Il s’appliquait à se les rendre familiers...
Non moins amoureux de la France et de la civilisation française, bien que dans un genre un peu différent, fut le prince de Moldavie Grégoire Ghica (1764-67; 1774-77), dont Carra se plaint amèrement, dans son livre ; le futur jacobin était, comme nous l'avons vu, en même temps secrétaire particulier du Hospodar et instituteur de ses enfants. On sait que le prince Ghica, se souvenant de l’éducation occidentale qu’il avait reçue à Constantinople, s’était entouré « dans les forêts de la Moldavie » de tout ce qu’il y avait trouvé de moins ignorant : du docteur Jacques Drakaki, du professeur Théodor, des boyars Carageà, Fotaki et Kogălniceanu, et s’était abonné « aux journaux de Cronstadt », ce qui veut dire évidemment, vu le peu de journaux qui paraissaient dans cette petite ville, « aux journaux arrivant par le courrier de Cronstadt.. »
Mais de tous les hospodars phanariotes celui qui contribua, peut-être le plus à faire faire les premiers pas à l’influence française, fut le prince de Valachie Alexandre Ypsilanti (1774-1782). C’est, sinon le meilleur, à coup sûr le moins turbulent des hospodars phanariotes, et celui qui tenait le plus à l’apparence extérieure de sa cour, en même temps qu’à la bonne éducation de ses enfants. Il cherchait, paraît-il, à imiter la cour de Versailles et s’entourait de tous les Français qu’il pouvait trouver. Dans la correspondance de l’Ambassade de France à Paris, on voit qu’on cherchait partout, vers 1781, un certain L. Étienne Meynard de Marseille, disparu du sein de sa famille : renseignements pris, on répondit que M. Meynard était sain et sauf, et fort content de sa situation ; « cuisinier en chef de Son Altesse Sérénissime le prince Alexandre Ypsilanti ». Mais l’admiration du Prince pour tout ce qui était français ne s’arrêtait pas à la cuisine. Il fit venir, pour son entourage et pour l'instruction de ses enfants, outre le secrétaire La Roche, le « savant Italien » Panzini, le « fin Ragusin » Raicevich, qui devait bientôt entrer dans la diplomatie autrichienne, et à qui l’on doit des renseignements très intéressants sur les deux Principautés, le Marseillais Linchou, frère du négociant de Moldavie, — tous les trois lecteurs de l’ Encyclopédie. Musique, métaphysique, algèbre, astronomie, histoire, médecine, rien ne fut oublié, le tout étant enseigné sous la direction du père. — Par sa conduite calme et régulière, ce hospodar avait su en imposer à la Sublime Porte et à ses administrés, de sorte qu’on eût dit que la première avait oublié de déposer le Prince, et les autres de s’en plaindre. Il régna pendant huit ans et il aurait régné plus longtemps encore, sans un événement qui montre déjà les progrès qu’avait faits, grâce à lui, la culture européenne dans son entourage. Tout calme de nature qu’il fût, le Prince s’était permis, à la suite d’une légère contestation, d’administrer de sa main de père oriental une correction en règle à ses deux fils. Ceux-ci, déjà d’un certain âge, avaient décidément trop dépouillé leur enveloppe orientale pour supporter un pareil affront. Ils prirent la fuite et se réfugièrent en Autriche, d’où ils refusèrent de revenir, malgré toutes les promesses du Prince, et malgré l’ambassade qu’il envoya à l’empereur d’Autriche, conduite par « le savant boyar » Ienăkiță Văcărescu. Cette affaire provoqua l’abdication du père, car, au moment d’un différend très vif entre l’Autriche et la Sublime Porte, on aurait pu voir dans la fuite des deux jeunes princes une trahison. Les raisons que donnèrent de loin les deux « beïzadés » pour expliquer leur fuite sont trop intéressantes et montrent trop bien l’influence exercée sur les esprits des jeunes gens par leurs professeurs d’Occident, pour les passer sous silence. Les « beïzadés » s’étaient enfuis : parce qu’ils, ne pouvaient plus supporter des corrections de ce genre; parce qu’ils sont épouvantés du manque de sûreté dont on souffre en Turquie, et ne veulent plus endurer le mépris des Turcs; parce qu’ils ne peuvent satisfaire en Turquie leur amour pour les belles-lettres (ici, des éloges adressés à l’abbé Panzini montraient de qui leur venait cette inspiration) ; parce qu’ils veulent servir la maison d’Autriche (ici, on sent l’inspiration du secrétaire Raicevich); parce que, enfin, ils veulent voir Paris, après avoir vu Vienne (ici, on reconnaît l’influence du lecteur de l’E ncyclopédie, Linchou). Toutefois, comme pour prouver qu’on ne passe pas d'un coup, malgré tous les professeurs, de la barbarie orientale à la civilisation européenne, les deux « beïzadés », pour subvenir aux frais de leur voyage et de leur curiosité », avaient emporté, en s’en allant, la modique somme de vingt mille piastres. De ces deux « beïzadés », l’un appelé Démètre devait mourir tout jeune, et sans avoir régné, dans la Principauté, l’autre deviendra le fameux Constantin Ypsilanti, dont il est bon de retenir, dès maintenant, le nom. — Le voyage des « beïzadés » est le premier qu’entreprirent des Grecs phanariotes en Occident, dans un autre but que celui de se préparer au drogmanat ou de faire du commerce : ce fut le premier voyage ayant pour objet de connaître l’Europe par curiosité, au souvenir des leçons de leurs maîtres.
Les boyars imitaient, comme nous l’avons dit, le Prince. Ils surent bientôt le français, — les plus vieux sans connaître ni la grammaire, ni l’orthographe, — et se mirent à constituer des bibliothèques d’ouvrages grecs et français, qui devaient servir à leur fils; ils firent surtout venir des gouverneurs. Les données sur ces gouverneurs sont loin d’étre aussi nombreuses et aussi précises que celles qu’on a sur les secrétaires. On doit se contenter sur ce chapitre — le plus intéressant d’ailleurs et le plus fertile en conséquences — des aflirmations des voyageurs et de ce que certains écrivains roumains de la génération qui nous précède racontent avoir entendu dire à leurs parents.
Le premier professeur fut le maître grec « dascăl » : c’était souvent un moine, qui remplissait la double fonction d’aumônier et d’instituteur. L’instruction qu’il donnait à l'enfant ne dépassait guère la connaissance du grec moderne, et la connaissance superficielle du grec ancien, surtout la grammaire. On commençait par une sorte de « Chrestomathie », on continuait par la « Terpsitea », sorte de grammaire, on lisait quelques « Dialogues des Morts » de Lucien, quelques pages du « Cyrus » de Xénophon ou des Vies de Timoléon et d’Épaminondas de Plutarque..., après quoi le « dascăl » grec, tout fier, prenait l’enfant par la main et le conduisait devant les parents, en s’écriant : — Il a fini d’étudier!... La nouvelle allait de « dascăl » en « dascăl » jusqu’au palais... Si le jeune homme était de famille riche, le Prince le mariait avec sa fille, ou avec sa nièce ou avec quelque jeune fille du palais. Les « dascăli » grecs n’étaient pas toujours en haute estime auprès de leurs élèves. C'étaient toujours de pauvres diables que les boyars, les parents, traitaient de haut et que leur enseignement pédantesque et ennuyeux rendait souvent la risée des enfants. Dans les souvenirs des plus vieux Roumains, on trouve le « dascăl «comme une sorte de personnage bouffon qui divertissait la maison du grand boyar.
Le « dascăl » grec ne tarda pas à passer tout à fait au second plan. Il était rare qu’un prince grec amenât avec lui un gouverneur grec pour ses enfants. La plupart du temps, il faisait venir un étranger ou en prenait un parmi ceux qu il trouvait dans la Principauté. Le hospodar N. Carageà fit venir un Allemand, Weber. Mais le plus souvent, c’était aux Français qu’on s’adressait; les boyars firent de même. Les Orléanais étaient surtout recherchés, à cause de leur prononciation. Parfois c’était le même professeur que celui des « beïzadés » qui courait les maisons des boyars. Ou sait que le sieur Linchou (l’instituteur de la famille Ypsilanti, et non le grand douanier de Constantin Racoviță) allait dans plusieurs grandes familles, et ce fut lui qui enseigna le français au futur fameux Ban Ienăkiță-Văcărescu, tandis que l’Allemand Weber lui enseignait le latin. Il est à croire que parfois aussi le secrétaire du Prince, qui faisait aussi fonction d’instituteur à la cour hospodariale, donnait des leçons de français en ville. C’est la seule manière de s’expliquer comment le secrétaire La Roche gagnait, avant 1773, plus de vingt-cinq mille livres. Ce ne sont certainement pas les Princes auxquels il avait servi d’agent à Varsovie qui auraient pu lui servir ce traitement. Quoi qu'il en soit, le nombre des professeurs ou gouverneurs français dans les grandes familles fut très restreint au début, mais la tradition s'établit bientôt que, pour arriver à une grande position sociale, pour être un « boyar instruit », ou, comme on disait « avec du livre » ( c u carte), il fallait posséder « les trois langues » (le grec, l’italien, le français), et surtout avoir fréquenté un professeur français. L’éducation des garçons, nous apprend le secrétaire et professeur Raicevich, est maintenant confiée, dans les bonnes maisons, à des maîtres français et allemands. « Le maître grec n’a plus que la langue grecque littérale » (le grec moderne) à enseigner. »
On ne sait rien sur la méthode qu’employaient ces professeurs de français, on ne peut dire au juste en quoi consistait leur enseignement. On sait seulement que cet enseignement était souvent entravé pour des raisons pratiques et, que d’autres causes fort curieuses contribuaient, au contraire, à son extension. Ainsi cet enseignement de famille, né de l’esprit d’imitation et de vanité, était extrêmement coûteux et l’on connaît l’instabilité des situations et des fortunes dans les Principautés ; parfois on était obligé de cacher sa richesse et le gouverneur français était remercié; d’autres fois l’empressement de parvenir au plus vite aux fonctions publiques faisait achever trop tôt une éducation bien commencée. — D’un autre côté, l’enseignement du français fut favorisé par un autre enseignement, aussi éloigné de lui que possible, l’enseignement du turc. Si l’on suivait l’exemple du Prince, c’était bien moins pour instruire ses enfants, que dans la perspective de leur faire briguer un jour les plus hautes places, dans l’espoir de les voir arriver un jour au grand drogmanat, peut-être même au hospodariat. Mais pour en arriver là, il fallait absolument savoir le turc. Aussi vit-on, dans toutes les grandes familles, figurer avec honneur, à côté des professeurs de grec et de langues modernes, le hogea ou professeur de turc. Il avait le pas sur les autres professeurs, on l’entourait de toutes sortes de prévenances : « le jour où son élève arrivera prince, on le nommera « Divan-Effendi », sûrement. Mais le « hogea » était loin de trouver auprès de l’enfant, rebuté par l’aridité et les difficultés de la langue turque, la faveur dont il jouissait auprès des parents. D’un autre côté, le Hospodar, craignant la concurrence que pouvaient faire un jour à Constantinople les fils des boyars à ses propres enfants, se réservait, pour ainsi dire, le monopole du turc et n’accordait que très difficilement aux boyars l’autorisation de le faire enseigner à leurs enfants. Il alléguait comme prétexte que « l’enfant doit, avant tout, être instruit dans les langues grecque et française ». Et c’est ainsi qu’il fallut savoir le français pour apprendre le turc. Plusieurs grandes familles surmontèrent cet obstacle, et le fameux Ban Ienăkiță Văcărescu avait appris le turc avec un « hogea ». Mais la plupart du temps, le charme des idiomes grec et français, et l’attrait des ouvrages qu’on lui faisait lire dans ces langues contribuaient à rendre encore plus ennuyeuse et plus difficile àl’enfant la langue turque. C’est pourquoi il y eut, en somme, peu de boyars indigènes qui parvinssent au trône, sous le régime phanariote, il y en eut peu qui connussent le turc, mais il n’y en eut guère qui n’eussent au moins quelque vague idée de la langue et de la littérature françaises. Il va sans dire que le Prince faisait suivre à ses enfants un système tout opposé : il ne leur apprenait aucune langue étrangère avant qu’ils sussent parfaitement le turc.
§4. —Après l’introduction des gouverneurs français dans les grandes familles, le développement des écoles grecques fut une des principales causes des progrès de l’influence française sous les Phanariotes. Qu’est-ce qu’on apprenait dans ces écoles? D’abord exclusivement du grec et de la grammaire grecque. Les professeurs grecs eux-mémes n’auraient pas su aller au delà des remarques grammaticales élémentaires. Pourtant tout ce que la péninsule des Balkans avait de mieux comme professeurs, allaient à Bucarest et à Jassy, qui étaient devenus les centres de l’hellénisme : Jassy vit tour à tour comme directeurs de son école Jean Agraphiotis, Nicolas Zerzoulis, Nicéphore Théotokis, Josiphos Mesiodax —traducteur de l’ Arithmétique de A. de la Caille, — Procopios de Péloponèse, Demetrios Gobdelas, etc. — Bucarest : Georgios Trapezuntios, Alexandros Tyrnavitis, Lazaros Scrivas — secrétaire de Constantin Mavrocordat —, le grammairien Néophytos Cavsocalybitis, Manasse Hiliadis, Lambros Photiadis, Constanlinos Bardaiachos, etc.
L’Occident, il est vrai, ne connaît point tous ces grands noms. C'est à peine si quelques curieux ou spécialistes ont entendu parler de Agraphiotis, le traducteur du Dictionnaire d’Henri Estienne ou du grammairien Cavsocalybitis, dont les ouvrages sur Homère avaient su trouver grâce devant le difficile Dansse de Villoison. C'est une première raison de se défier des éloges outrés qu’on trouve de cet enseignement, et de l’érudition sans bornes de ceux qui l’ont professé, non seulement chez les Grecs, mais même chez certains écrivains roumains. Mais les élèves sont restés aussi parfaitement obscurs que les maîtres. Cet enseignement superficiel et pédantesque à la fois n’a pas porté de fruit. En vérité « où est l’œuvre, où est le savant, ou est le grand personnage qui soient sortis de ces écoles ? » Enfin, il y a des preuves plus précises et plus directes de l'insuffisance de cet enseignement. Un voyageur allemand, le Dr Sulzer, nous raconte son étonnement à la vue de la publication d'un moine, professeur au collège princier: un grand in-4º de commentaires sur la IVe partie de la Grammaire de Gazi :
Une grammaire de 4 volumes in-4º! s'écrie-t-il ; maintenant je comprends pourquoi les Grecs et les Valaques étudient cette langue pendant vingt ans!...
Un autre Allemand trouve que, parmi les professeurs grecs, en Moldavie,
à peine si l’on en peut trouver un ou deux qui sachent lire avec profit, encore moins commenter les anciens écrivains grecs.
Et c’était l’époque où les écoles grecques étaient le plus florissantes (1796). Le secrétaire Raicevich raconte que les professeurs grecs sont tous très ignorants :
Occupés toute leur vie de minuties grammaticales, sans aucune teinte de science, de belles-lettres, et sans aucun bon goût. Des opinions subtiles et superstitieuses font tout leur savoir...
On comprend, dans ces conditions, cette exclamation d'un métropolitain du pays, instruit de ce qui se passait à I’étranger:
Il n’y a que chez nous qu’on apprend le grec et le latin pendant des dizaines d’années sans le savoir; dans les autres pays de l’Occident, il suffit de quatre ou cinq ans, pendant lesquels on fait d’autres choses encore, et au bout desquels on sort un érudit et un homme de bien.
On comprend aussi que l’enseignement grec n’ait laissé aucune trace dans les Principautés et que l’influence grecque soit restée superficielle et passagère.
On n’est redevable que d’un seul service à l’école grecque : c’est d’avoir enseigné l’italien et le français à ceux qui la fréquentaient : aux fils de négociants, aux fils de prêtres, aux fils de boyars du deuxième et du troisième état, qui ne pouvaient se permettre le luxe du gouverneur étranger, aux fils mêmes des boyars de la « Protipenda » quand, par suite d’une circonstance ou d’une autre, le professeur français leur était retiré. Il faut dire pourtant que le français ne fut pas enseigné officiellement dans les deux Principautés avant la fin du XVIIIe siècle. Le prince Constantin Mavrocordat réorganisa l’école grecque en 1761, en Valachie, et le prince Grégoire Ghica la réorganisa deux fois en Moldavie, en 1747 et en 1766, sans songer ni l'un ni l'autre à y introduire l’étude du français. Ce fut ce curieux hospodar Alexandre Ypsilanti, si amoureux des Français, des manières et de la cuisine françaises, qui songea le premier à introduire publiquement le français au collège princier de Valachie (1776), et son exemple ne tarda pas à être imité en Moldavie. Il fit un nouveau plan d’études. Programmes et matières, tout fut changé, bouleversé. On admit des élèves internes, qu’on voulut prendre même, pour commencer, parmi les fils de paysans. Les cours furent divisés en plusieurs sections : trois ans de cours primaire, six ans pour l’étude du latin, du grec, de l’italien et du français, les trois dernières années, consacrées à l’étude des sciences mathématiques et naturelles. Aristote présidait à tout : c’était d’après lui qu’on devait enseigner la rhétorique, la poétique, la morale et les sciences naturelles. Le professeur de mathématiques fut chargé d’enseigner aussi... l’histoire ! La musique et la gymnastique étaient obligatoires. On supprima les peines corporelles, ce qui prouve qu’elles existaient auparavant. Le « dascăl » Manasse Hiliadis, traducteur de la Philosophie chimique de Fourcroy, fut envoyé « en Europe » chercher des instruments pour les expériences de physique qu’il inaugura à son cours. Mais la grande nouveauté fut l'introduction du français d’une manière officielle, obligatoire. Malheureusement, on n’a pas de données sur la manière dont on enseignait cette langue et sa littérature aux élèves. Pourtant il est sûr qu'on l’apprenait pendant neuf ans, qu’un maître spécial y était affecté, et même, bien que tous les autres cours se fissent en grec, le professeur de mathématiques avait la faculté de Caire le sien en grec, en latin ou en français !... soit qu'il ne se trouvât aucun professeur grec capable d'enseigner cette spécialité, soit que les élèves, indigènes pour la plupart, fussent déjà plus familiers avec le français qu’avec le grec « άπλᾶ ».
Parmi les livres déchirés et couverts de poussière qu’on a trouvés dans les archives des écoles grecques, dans les greniers des églises métropolitaines de Jassy et de Bucarest, et dans les bibliothèques privées des boyars, on trouve les suivants, qui sont fort caractéristiques :
— Principes généraux et raisonnés de la grammaire française par M. Restaut. Paris, 1757.
— Grammatica Gallica brevis et facili, Varsaviae, 1763
— Γραμμαtixῆς Γαλλιχῆς άχρϊβής Διδασχαλία. παρά J. Carageà. — 1785
— Γραμμαtixῆ τῆς Γαλλιχῆς διαλέκτου, παρά Βεντότη. Vienne, 1786, IIe édition en 1793.
— Λεξικὀν τρίγλωσσον τῆσ γαλλικῆς, ἰταλικῆς καὶ ρομαἴκῆς διαλεκτου παρά Γ. Βεντότη,Vienne, 1790.
Et même, comme si les gens étaient devenus plus forts en français même que dans leur propre langue classique, on trouve le livre suivant qui montre qu’ils se servaient parfois du français comme intermédiaire pour comprendre les œuvres de leur littérature antique :
Ἠθιχὴ περιήγηςις Κύρου βασιλεως Περσών, ὲχ τῆς ’Αγγλικῆς εἰς τὴν Γαλλικήν, και έξ αύτῆς εἰς τἠν ἠμετέραν διάλεκτον μεταρραθεῖσα. Vienne,1783.
§ 5. — Ce furent donc, en résumé, les hospodars phanariotes qui répandirent les premiers l’influence française dans les deux Principautés roumaines. Ils y contribuèrent par leur exemple personnel, par leur entourage français de secrétaires et de gouverneurs, par les soins qu’ils eurent pour l’école grecque. L’esprit d’imitation des boyars, le désir d’être agréable au Prince, le rêve de voir un jour les siens parvenir aux plus hautes fonctions, furent les sentiments qui firent suivre le mouvement par la masse de l’aristocratie.
Ce sont les Phanariotes qui firent venir les premiers Français dans les Principautés. Ce n’étaient pas toujours des gens d’une grande valeur intellectuelle, ni d’une honnêteté irréprochable, mais du moins ils familiarisèrent les boyars avec les gens de leur pays, ils furent les premiers étrangers qu’on ne vit pas en ennemis, avec lesquels on établit des relations presque amicales. Ils furent sans doute parfaitement accueillis et il est vraisemblable qu’ils furent pour les boyars une occasion d’exercer et même de développer ce sentiment de l’hospitalité, qui était leur seule vertu. Nous savons qu’il y avait tout un appartement dans la maison d’un grand boyar destiné aux voyageurs, aux étrangers. Carra nous apprend qu’on trouve chez quelques-uns « des chaises et des tables en bois » (à côté des sophas), « mais c’est un luxe européen, réservé pour les étrangers”.
D’autres Français de passage par le pays pous racontent les manières charmantes des boyars à leur égard :
Un caporal pandour, à mon arrivée à la frontière — dit un de cee voyageurs — prit mes bagages et les fit porter à la hâte chez un boyar qu’on condamnait à nous loger. Le lendemain, quand je vis cet hôte, je lui fis mes excuses pour le dérangement. Le bon hôte dit que, à la brusquerie de notre arrivée, il nous avait pris pour des officiers allemands; que, s’il avait su que nous fussions des étrangers, il nous aurait offert sa chambre...
On leur offre des confitures, du tabac... A la fin :
« Je lui ai tendu la main pour lui dire adieu ; je me souviens qu’il me l’a prise et l'a mise sur son cœur”
Un autre Français de passage raconte :
Le lendemain, les boyars auxquels je m’étais présenté, ainsi que beaucoup d’autres que je ne connaissais pas, sont venus me rendre visite et m’offrir leurs services : c’est l’usage, m'a-t-on dit, de faire toujours les premières avances aux étrangers.
Mais, peut-être, de tous les Français, aucun ne jouit d’un meilleur accueil que le prince de Ligne. Etonné d’entendre parler le français à la cour du « bey Mavrocordat » « comme le jeune Potoveri trouvant une plante de son pays dans le jardin du roi », ce prince ne le fut pas moins d’être admis dans l’intimité et dans les confidences des grands boyars, chez lesquels, couché sur le sopha, fumant la pipe, habillé comme eux à la turque, il passait des heures entières « à écouter le silence », à admirer les riches perles des femmes des boyars, les nombreux séquins ou demi-ducats, « parfois jusqu’à trois cent mille sur le même habit. »... « Ce prince réussit, chose rare, à donner même chez lui un bal auquel 100 boyars ! » osèrent se rendre avec leurs femmes » ; on y dansa la « pyrrhique » et d’autres danses, grecques, moldaves, turques, valaques et égyptiennes. » Le prince de Ligne, enchanté, écrivait au lendemain de cette fête, une lettre charmante, où son transport éclate en vers :
Ton ami, respirant du fracas des conquêtes
Parlera des boyars qu’il invite à ses fêtes...
Si les Principautés durent aux Phanariotes de connaître les premiers Français, c’est à eux aussi qu'elles sont redevables de la vulgarisation de la langue française. Jusqu'où allait cette connaissance du français chez les boyars? Là-dessus, les avis sont partagés. Mais il est certain que si tous ne possédaient pas la langue également bien, il y en avait qui la parlaient couramment, et les jeunes la possédaient toujours mieux que leurs parents. Chez les Mavrocordat, chez les Ypsilanti, le français était presque devenu la langue quotidienne et il devint bientôt par suite la langue des salons. Toutefois, il ne faut pas oublier que, dans cette société, il ne pouvait y avoir que les hommes à profiter de l’introduction du français par les Phanariotes. Nous verrons, dans le chapitre suivant, qui se chargera de l’apprendre à la femme roumaine, et à qui elle devra de faire les premiers pas hors de son harem, et de sortir de sa condition d’esclave. Une étrangère de mérite qui traversait la Valachie au temps du prince Mavrogheni, nous raconte : « La Princesse (femme du Prince) a cru que j’usais du privilège qu’ont les voyageurs de mentir, quand je lui dis que les dames, dans mon pays, apprenaient à danser et à écrire ».
Enfin, on dut aux hospodars phanariotes l’introduction des publications françaises. Par simple esprit d’imitation ou par vanité, les boyars se firent, à l’instar des Princes, des bibliothèques. Lisaient-ils? Les avis des voyageurs ne sont pas moins partagés là-dessus, mais nous croyons que, — comme pour la langue, — il faut se dire qu’il y avait un petit nombre d’exceptions honorables et que, en tout cas, le premier pas pour lire un livre, c’est de le voir, de le feuilleter. Il parait même que chez quelques-uns de ces boyars, chez les jeunes surtout, les livres étaient non seulement lus, mais avaient commencé déjà à exercer une certaine influence. Parmi les livres français, les écrits philosophiques du XVIIIe siècle étaient les plus répandus, et il est assez naturel que — vu l’état de l'Église roumaine, ces lectures aient commencé à ébranler ce qu'on appelait « la foi » des jeunes boyars, c’est-à-dire les superstitions du pays et le respect immérité qu’on accordait à un clergé indigne. Il parait même que les ravages étaient allés si loin que le patriarche de Constantinople songea à arrêter les progrès de l’irréligion. Ce prélat s’avisa un jour que le mal venait de l'Occident, c’est-à-dire « de la propagande des papistes ». Il prit donc ses mesures et, un bon matin, menaça « de la colère du ciel » tous ceux qui liraient des livres catholiques romains, et particulièrement ceux de « M. de Voltaire”. — Si la chose est vraie, c’est pour la première fois qu'il arrivait, dans sa vie, au patriarche de Ferney d’être accusé de catholicisme... et, pour lui lancer cette accusation, il fallait être patriarche de Constantinople.