I

On n’a pas cessé de découvrir la Roumanie depuis la fin du dix-huitième siècle. Tous les voyageurs, qui ont dépassé, en Orient, la limite des « Portes de fer » du Danube se sont crus obligés, une fois rentrés chez eux, de mettre leurs compatriotes et tout l’univers au courant de leurs découvertes géographiques, et, certes, parmi celles-ci, il n’y en avait aucune qui valait celle de l’ancienne Dacie. Le premier écrivain qui ait consacré un livre à ces contrées parait être le jacobin Carra, qui publia à Jassy (1777), à Paris (1778) et à Neufchâtel (1781) son « Histoire de la Moldavie et de la Valachie », où il prend ces deux provinces sous sa protection et assure les voyageurs peureux que « leurs habitants ne sont adonnés ni au vol ni au brigandage ». Le second voyageur qui fit connaître les Roumains fut le général allemand De Bauer, auteur des « Mémoires historiques et géographiques sur la Valachie » (1778)..... Le vingt-neuvième, fut le journaliste Stanislas Bellanger, auteur, en 1846, du « Kéroutza, voyage en Moldo-Valachie », premier ouvrage sur ces provinces en deux gros volumes (458 + 471 = 929 pages !)..... Le soixante-huitième fut l’auteur de la « Turquie inconnue (!!) : Roumanie, Bulgarie, Macédoine; etc. », huit ans après la guerre roumaine pour l’indépendance, quatre après la proclamation du royaume roumain... Il s’appelle M. Léon Hugonnet, peut-être vit-il encore...

Tous ces écrits concernant la race roumaine ont pour but, avant tout, de faire connaître les Roumains à l’étranger, d’écarter le voile qui cache au reste de l’humanité cette « terra incognita », découverte néanmoins une première fois par Hérodote, il y a quelques dizaines de siècles. Ignorant complètement leurs devanciers et l’état actuel de la science, ne redoutant presque jamais le contrôle de leurs successeurs, ces voyageurs éminents — Français, Allemands, Anglais, Italiens, Belges, Russes ou Grecs d’origine — mêlent souvent des données réelles à des données fantaisistes ; leurs récits de voyage font songer à ceux de Jules Verne, ils font plutôt de la poésie, du roman, toujours de l’esprit, rarement de la description impersonnelle, en un mot, ils déroutent leurs lecteurs plus qu’ils ne les éclairent. On ne peut pas se passer d’eux, car ils n’inventent pas tout, et constituent parfois la seule bibliographie d’une époque ; en plus, il y a des choses qu’un étranger seul est à même d’observer et de dire. Mais quelle patience et quelle prudence ne doit-on pas avoir, quand on se sert de tels documents ! On tâche de les mettre d’accord, on essaye d’y supprimer ce qui paraît invraisemblable ou ce qui est contredit par des actes précis d’une autre nature, on se fie souvent à son bon sens... « Dit-il vrai, en ce moment-ci ? ... ne se contredit-il pas lui-même ?... quel intérêt a pu le guider dans cette circonstance ?... » — C’est à vous que je pense surtout, en écrivant ces lignes , Stanislas Bellanger, vingt-neuvième peintre de la Roumanie , auteur de „Le Keroutza » qui frappe dès ce premier mot, car ce mot, qui signifie « charrette » est du féminin dans notre langue... Vous n’étiez pas obligé de le savoir, mais vous ne l’étiez pas non plus de vous en servir... Vous avez interverti, dans votre livre l’ordre selon lequel se jettent dans le Danube, ses affluents valaques, — vous avez découvert que Mircea-le-Vieux (Prince de Valachie, mort en 1418) succéda, en 1394, à Étienne-le-Grand (Prince de Moldavie, mort en 1504), — vous avez donné comme père au hospodar Nicolas Mavrocordato, fils du très célèbre « Exaporite » Alexandre, un simple boucher de votre invention, — et vous vous êtes vanté, devant l’Europe civilisée, d’avoir facilité l’apparition, à Bucarest, en 1836, du premier journal en langue valaque « Le Courrier roumain, » qui paraissait pourtant depuis 1829 !... C’est à vous certainement que pensait l’auteur des a Voyages du Baron de Munchausen ».

Que Dieu nous préserve de mettre dans la même catégorie que les auteurs ci-mentionnés, M. André Bellessort, l’auteur de la «Roumanie contemporaine». Lui et Stanislas Bellanger sont le ciel et la terre. Son livre de trois cents pages est, avec la thèse de doctorat de notre camarade Emmanuel de Marionne sur « La Valachie », la monographie la plus circonstanciée et, en dépit de la jovialité du style, la plus sérieuse qui ait paru sur nos provinces. Je l’en remercie du fond du cœur. Je lui sais gré surtout d’avoir consacré à notre pays un des livres les plus suggestifs et les mieux écrits que je connaisse. Pour imiter une de ses belles périodes : Qu’on me donne une hacianda dans les pampas de l’Amérique du Sud, un domaine dans les labours moldaves... ou que le ciel m’envoie l’esprit d'observation, la force de dramatiser ou les dons de styliste de M. André Bellessort : voilà mon rêve.

Je reconnais dans sa description une bonne partie „la Roumaine contemporaine » : amour de l’étranger et pourtant fierté nationale, poussée parfois à l’excès, baucoup de témérité à côté de beaucoup de cireonspection, absence presque totale de sentiment religieux, amour de la parole, des beaux palais et des préoccupations politiques, une certaine légèreté de mœurs, une grande force d’assimilation, beaucoup d’optimisme, assez de discrétion dans la générosité, — voilà. pour dire tont le bien et tout le mal, le Roumain tel qu’il apparaît à M. André Bellessort et tel qu’il est, peut-être, en réalité, au commencement du vingtième siècle.

Mais nous écrivons simplement, tandis que le livre de M. Bellesort est une poésie sans fin ; nous nous attaquons aux idées essentielles, tandis que son livre vous saisit par la finesse des détails et par la forme littéraire. Nous pensons à l’exquise analyse de l’état d’âme d’un pellagreux (p. 153), au portrait de juif de Moldavie et de tous les pays (p. 179), à cette délicieuse psychologie... d’une paire de bottes (p. 180) :

« J’entre dans une des plus misérables boutiques. Un plat de farine, trois savons, six œufs, des gousses d’ail et deux poulets qui se débattent dans un coin : voilà tout le fonds de commerce. La femme, une « grande femme au profil dédaigneux et fin, et qui est enceinte de son quatrième enfant, assise sur un tas de hardes, ravaude des bas. L’homme est au champ de foire. L’arrière-boutique sert de chambre : une malle, des lits défaits et, au milieu, une grosse paire de bottes crottées, fatiguées, affaissées sur elles-mêmes, avachies. Elles m’en disent long ces bottes ! Elles étaient sorties de bonne heure, avant le jour ; elles avaient couru dans la boue des chemins de traverse, loin, bien loin ; elles avaient guetté le paysan et la paysanne qui s’en venaient au marché avec leur panier d’œufs, leurs légumes et leurs volailles. Et elles s’étaient faites très humbles, de pauvres petites bottes aimables, officieuses pleines d’attention pour les sandales campagnardes et désireuses de leur épargner a les mares et les fondrières qui les séparaient du bourg. L’eau tombait à verse. Le paysan s’était laissé « convaincre et débarrasser pour un prix modique. Et les bottes avaient repris leurs grandes enjambées afin d’arriver au marché de Bouhousi les premières de toutes les bottes qui couraient dans le crépuscule du matin.... »

D’où vient alors que le livre de M. Bellesort n’est pas le „livre définitif” que l’on s’attendait à voir paraître, que le peuple roumain n’ait point voulu se reconnaître dans sa peinture, qu’il n’ait réussi qu’à provoquer un mécontentement général parmi les Roumains? Car, aux autres qualités qu’il possède, il ajoute encore celle d’être un livre philo-roumain par excellence... et les Roumains sont très sensibles à la sympathie que l’on témoigne à leur race... Après bien de réflexions, il nous semble avoir découvert une triple cause à cet accueil peu favorable que l’on a fait en Roumanie à la « Roumanie contemporaine ». D’abord, on n’a pas aimé le ton jovial, presque ironique du livre. L’auteur a l’air d’avoir plus de sym pathie que de déférence-véritable pour notre race. « Certes, dit-on, nos ancêtres ont pu être très satisfaits ! de l’appréciation du jacobin Carra qu’« ils ne sont adonnés ni au vol ni au brigandage. » Mais les temps ont changé. Nos ancêtres de la fin du dix-huitième siècle avaient, comme le remarque très bien M. Bellessort, une mentalité un peu différente de la nôtre. « La Roumanie est, après le Japon, le pays du monde a qui a fait le plus de progrès pendant les dernières dizaines d’années. Nous avons, de plus, la qualité ou le défaut d’être très conscients de nos progrès. Nous n'aimons point qu’on nous tienne, au début du vingtième siècle, le même langage que l’on nous tenait à la fin du dix-huitième. Quand on dit à un petit enfant qu’il est très sage parce qu’il n’a pas poussé de cris déchirants au moment du réveil, on lui décerne certainement un éloge auquel il peut être très sensible, à la condition qu’il n’ait pas dépassé l’âge de sept ans. Or, nous avons dépassé cet âge. Il y a cent ans que nous luttons pour notre indépendance, pour le triomphe des idées humanitaires chez nous, cent ans que nous nous instruisons, chez nous et ailleurs. Aidés par les grandes puissances de l’Europe, — la France, en premier lieu — nous avons pu constituer, à la place des deux provinces demi-turques, dont parle Carra, le Royaume libre de Roumanie, dont parle M. Bellessort. Nous avons supprimé le privilège de nos boyars, l’esclavage de nos tziganes, nous faisons tous nos efforts pour découvrir une solution de la «question paysanne». Les Roumainsajoutent : « Si M. Bellessort avait bien voulu nous témoigner un peu moins de sympathie, un peu plus de considération dans son livre ! Son langage d’aujourd’hui nous aurait pleinement contentés.... il y a soixante-dix ans. — Nous le remercions donc.... au « nom de nos compatriotes de 1830 ... ».

En second lieu, il y a, paraît-il, un certain nombre de contradictions dans la « Roumanie contemporaine ». La plus importante serait celle qui concerne cette question vitale pour les Roumains, la question juive, il y un petit malentendu là-dessus entre la Roumanie et le reste de l’Europe. Le malentendu vient de ce que l'Europe ne sait pas très bien ce qui se passe, à ce sujet, en Roumanie. Elle se laisse impressionner soit par les cris exagérés des philosémites, soit par les déclamations des antisémites. Elle tire des conclusions de prémisses qu’on ne pose pas très nettement devant elle.

M. Bellessort a bien présenté les prémisses; en a-t-il tiré logiquement les conclusions? L’auteur du présent ouvrage n’exprime point ici ses idées propres ; il a écrit jadis un petit plaidoyer des Israélites de son pays et il se propose d’étudier à fond cette question dans les volumes qui suivront. Mais quelles que soient ses idées dans cette affaire, il ne peut s’empêcher de comprendre les raisons de la majeure partie de ses compatriotes et de reconnaître la petite inconséquence logique de M. Bellesort. S’il est vrai que, sur une population de six millions d’âmes, il y a soixante-huit mille Israélites en Valachie et trois cent soixante-huit mille en Moldavie (p. 119), que, dans une petite ville comme Neamțu, de huit mille âmes, il y a douze synagogues (p. 150), que l’eau de-vie vendue par les Israélites cabarétiers aux paysans laboureurs est mêlée avec du vitriol (p. 159), que ces étrangers sont arrivés récemment dans le pays, attendu qu’on n’en voyait qu’un très petit nombre avant 1840 (p. 124), qu’ils ne veulent nullement fusionner avec la masse de la nation qu'ils méprisent (pp. 171 et suiv.), et si enfin, on s’est posé, avec inquiétude, la question : « Que sera la Moldavie dans cinquante ans, dans un siècle, dans deux siècles? (p. 182) eh bien, étant donné de telles prémisses, on n’a plus le droit d’aboutir à la conclusion : „Si j’étais Roumain, je me plaindrais moins des juifs ! » Nous n’affirmons pas la vérité des données de M. Bellessort, nous nous attaquons seulement à sa conclusion qui, non seulement est vicieuse, mais qui a eu le tort de faire moins aimer qu'il n’aurait mérité de l’être, parmi les Roumains, un livre d’ailleurs exquis.

Enfin, on a cru apercevoir quelques petites lacunes dans le livre intitulé „La Roumanie contemporaine”. Souvent, il fait l’effet d’être le résultat des conversations de l’auteur avec quelques personnages sympathiques de Roumanie. Les personnages sont bien dessinées, cela va sans dire, avec l’intonation particulière de leurs voix, leurs gestes caractéristiques, leur tour d’esprit, leur manies, mais l’on a peu contrôlé leurs affirmations; on a trop insisté parler les personnes et trop peu les choses. M. Bellessort nous montre le portrait de M. Kalindero, l’Administrateur des domaines de la Couronne, il fait même son éloge (dans des termes qui feraient certainement grand plaisir à M. Kalindero, s’il avait quinze ans !), mais, il semble qu’il n’a pas eu la curiosité de visiter en personne ces domaines et de voir par lui-même les progrès qu’on y réalise. Il aurait, dans ce cas, laissé un peu de côté la personne de M. Kalindero, pour nous parler plutôt de l'œuvre même de ce grand personnage de la Roumanie contemporaine. — De même M. Bellessort veut bien citer quelques livres roumains, parmi lesquels (comment l’en remercier ?) il nous fait l’honneur de louer notre ouvrage sur l’« Histoire de l’Influence française en Roumanie » ... S’il avait voulu faire à cet ouvrage l’honneur de le lire, il n’aurait pas affirmé que le théologien Georges Lazar arriva à Jassy (p. 55), mais bien à Bucarest, — de même qu’il n’aurait pas soupçonné le général Kisseleff d’avoir marché sur les calpaks des boyars, s’il avait lu l’histoire de M. Xénopol. — Et de même, on pourrait lui demander s’il nous a fait l’honneur de visiter un peu nos deux Universités... Nous y travaillons bien pourtant, nous y avons même des cours, où nous nous faisons un plaisir d’exalter les productions littéraires de la France... Pour tout dire, M. Bellessort a oublié de s’occuper un peu de notre littérature actuelle : aucun de nos poètes, aucun de nos nouvellistes ne figure dans son livre très intéressant.

.... On m’avait dit tant de mal de la « Roumanie contemporaine»!... J’ai fait venir cet ouvrage exprès pour le combattre... Je l’ai quitté tout rempli d’admiration pour la finesse de l’observation, pour la beauté exquise du style, pour la sympathie qui s’y manifeste à l’égard de notre race... Je suis loin de garder M. Bellessort la rancune que lui gardent la majeure partie de ses lecteurs roumains.... Mais je trouve que ses lecteurs roumains, aussi, ont raison, et je ne puis fermer son livre délicieux sans murmurer : dommage ! »

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