II

Mais si la Roumanie n’est pas aussi jeune que le pense M. Bellessort, elle n’est pas aussi vieille que le croit notre savant collègue, M. Nicolas Iorga. D’après lui, les deux provinces de Moldavie et de Valachie, auraient été civilisées de tout temps, leur histoire serait une suite ininterrompue de progrès de toutes sortes, — le dix-huitième siècle lui-même ne déroge point à cette règle, — les Princes ou les hospodars phanariotes doivent être réhabilité au plus vite. A l’entendre, on dirait qu il n y a eu décadence en Roumanie que depuis le commencement du dix-neuvième siècle, c’est-à-dire à partir du moment où les Moldaves et les Valaques ont renoncé à leur ancienne manière d’être et ont adopté les idées politiques et les formes de civilisation de l’Europe occidentale. C'est tout le contraire de ce que l’on serait tenté de penser et de ce que nous allons essayer de prouver au cours du présent ouvrage. Dans la même année où nous faisions paraître notre étude sur l’Ancien Régime roumain, M. Nicolas Iorga faisait paraître son suggestif opusucule sur „La civilisation phanariote” où il essaie de formuler les principales raisons que font valoir les ennemis du régime phanariote et de les détruire. — Voici qulques-uns des ses arguments.

On accuse les « Phanariotes » d’avoir été des étrangers, des Grecs... Mais on oublie trois choses : d’abord que la cause de l’élévation de ces hospodars n’était point leur origine, mais bien les services éminents qu’ils avaient su rendre à la Sublime-Porte, en leur qualité de drogmans, — ensuite que, même avant le siècle qui porte leur nom, il y avait eu, en Moldavie et en Valachie, des Princes d’origine grecque, — enfin que, parmi ces Phanariotes même, on en trouve qui étaient d’origine roumaine, comme, par exemple, les hospodars qui ont porté les noms de Racovitză ou de Calimaki. La conclusion du savant historien est qu’on a tort d’appeler le « siècle des Phanariotes » de ce nom, et qu’on devrait s’en tenir au chiffre qui lui revient dans la série.

Le nom ne fait rien à la chose et je pense qu’on pourrait soutenir la théorie que combat M. Iorga, en appelant le siècle des Phanariotes « le dix-huitième siècle ». — Mais examinons les trois arguments :

Si on a choisi les Phanariotes parmi les drogmans, on choisissait les drogmans parmi les Grecs ou les grécisés de l’Empire, et c’est peut-être une simple querelle de mots que de vouloir appeler les gens par le nom de leurs anciennes fonctions, au lieu de les appeler, avec tout le monde, par celui de leur pays d’origine. Mais va pour le „Siècle des Drogmans » : Ces drogmans étaient, pour la plupart, d’une autre nationalité et parlaient une autre langue que les peuples qu’ils étaient appelés à administrer...

S’il y a eu un certain nombre de Grecs sur les deux trônes princiers de Bucarest et de Jassy, antérieurement au dix-huitième siècle, cela n’empêche point qu'il y en ait eu bien davantage pendant cette période : ce qui était auparavant l’exception est devenu maintenant la règle... Et puis, disons encore que les Princes grecs d’alors étaient élus par la masse même des boyars indigènes, tandis que, depuis, ils étaient nommés directement par le gouvernement même de Constantinople. — C’est être deux fois étranger que d’être imposé par une volonté étrangère...

Enfin, s’il y a eu des Roumains aussi parmi ces Princes étrangers, ces Roumains, anciens drogmans de la Porte, s’étaient si bien « hellénisés » à Constantinople, à l’école des Phanariotes proprement dits, que ceux-ci purent être vraiment fiers d’eux. Nous préférons, avec M. Iorga, les Mavrocordato ou les Hypsilantis aux Racovitză et aux Calimaki. Ces Roumains furent pires que tous les Grecs réunis, ils représentent mieux le Phanar que le Phanar lui-même... S’ils sont Roumains, c’est parce que leurs ancêtres l’ont été, et nullement parce qu’ils veulent encore l’être. Ils seraient très étonnés de l’argument que M. Iorga veut tirer de leur personne: ils se réclameraient des Grecs et souriraient des tentatives de notre collègue en songeant au grand nombre de boyars qu’ils traînaient derrière eux, en venant de Constantinople.

Mais cherchons encore une petite querelle d’allemand a M. Iorga. « Pendant l’époque phanariote », dit-il, « il y a eu trois Racovitză et quatre Calimaki. A côté d'eux, on ne voit que six familles grecques qui aient fourni un plus grand nombre de Princes ». Nous trompons-nous ou bien notre collègue compte-t-il d’une part les individus et de l’autre les familles ? Comptons autrement : 3 Racovitză et 4 Calimaki font 7 Princes «roumains » ; mais 6 Mavrocordato, 4 Ghica, 4 Soutzo, 2 Hypsilantis, 2 Caradja, 2 Morouzzi, 1 Mavrogheni et 1 Hangherii font 22 Princes grecs, — ou, si l’on ne veut tenir compte que des familles seules, on a deux familles roumaines pour huit familles grecques. — Mais nous proposons à M. lorga deux autres manières d’établir le bilan, qui lui seront, peut-être, plus favorables : de 1711 ou de 1716 (selon qu’on en a vue la Moldavie ou la Valachie), jusqu’en 1821, pendant cette période de 110 ou de 115 ans, les 7 Princes roumains régnèrent 12 fois, les 22 Princes grecs régnèrent 52 fois... Et si l’on additionne le nombre des années que représente chaque espèce de règnes, on trouve que, pendant notre période, les Roumains régnèrent 37 ans en Moldavie et 5 ans seulement en Valachie, les Grecs régnèrent 58 ans en Moldavie et 105 en Valachie...

Que l’on dise encore que le XVIIIe siècle n’est pas le siècle des Grecs. Mais nous voulons l’appeler « le XVIIIe Siècle » tout court ou « le Siècle des Drogmans ».

M. lorga pense encore que les Phanariotes n’ont pas été d’aussi détestables administrateurs qu’on le dit, et il nous oppose quatre noms: Nicolas Mavrocordato, Constantin Mavrocordato, Grégoire Ghica et Alexandre Hypsilantis. Mais les vingt-cinq autres noms, que doit-on en faire?... „Ce sont les Grecs qui ont dénigré les Grecs...” Ne nous adressons donc plus à aucun Grec! — En l’an 1790, le hospodar Hangherli donna des ordres sévères pour qu’un impôt très dur fût perçu dans un délai de quinze jours; ses fonctionnaires firent violence aux paysans; ces derniers se révoltèret et il y en eut qui pénétrèrent dans la capitale et jusque sous les fenêtres du hospodar. « Payez les impôts, leur crie celui-ci, et l’on ne vous tuera plus !» Qui est-ce qui raconte ce fait? Denyse l’Ecclésiarche.. En l’an 1800, le hospodar Morouzzi (Alexandre) voulut faire croire aux habitants que c’était dans leur intérêt que la Sublime Porte avait ordonné la mort de Hangherli ; il ordonna la cessation de toute levée d’impôt. Des fonctionnaires firent les levées quand même, à leur profit. Morouzzi punit ces fonctionnaires, les fit emprisonner et mettre à la torture, jusqu'à ce qu’ils eussent rendu les sommes encaissées. Les rendit-il seulement aux contribuables ? Nullement, il les fit entrer dans la caisse hospodariale. Celui qui raconte cette histoire s’appelle Zilot le Roumain... En 1801, Michel Soutzo reçut de la Sublime Porte les sommes nécessaires pour payer certaines troupes ottomanes envoyées contre le pacha révolté de Viddin, Pasvan-Oglou. Les principautés s’en réjouirent, car les incursions de ce pacha faisaient horriblement souffrir les habitants roumains des bords du Danube. Soutzo trouve bon de ne rien payer, laisse les soldats turcs non payés, aussi bien que les troupes de Pasvan-Oglou s’abattre sur les principautés et s’enfuit en emportant l’argent de la défense... Qui est-ce qui nous raconte ce crime ? Un Grec ? Nullement. C’est encore une fois Denyse l’Ecclésiarche.

S’il y a eu de mauvais Phanariotes, dit M. Iorga, en songeant à Caradja, ce n’est pas une raison pour accabler la classe entière des Phanariotes ; mais nous pensons qu’il faut dire le contraire : s’il y a eu, çà et là, quelques Phanariotes d’un caractère moins odieux, ce n’est pas une raison pour en féliciter toute leur classe. M. Iorga s’extasie devant le tempérament et la bonne administration d’Alexandre Hypsilantis, mais il oublie son fils Constantin Hypsilantis ; il vante Constantin Mavrocordato, mais il néglige de nous dire s’il étend la même bienveillance aux dix règnes de ce Prince ; il ne trouve point d’éloge digne de la Constitution de 1746 et de 1749 et nous prie de ne pas rendre ce hospodar responsable du mauvais usage que ses successeurs firent de cette œuvre législative. Mais les successeurs de ce hospodar ne furent-ils point encore des hospodars Phanariotes ? — Nous sommes d’ailleurs bien loin de partager cet enthousiasme de M. Nicolas Iorga pour la Constitution de Constantin Mavrocordato.

Notre collègue est encore d’avis que l’humiliation subie par les principautés roumaines au dix-huitième siècle n’est point aussi grande qu’on le croit d’ordinaire. Certes, dit-il, on décapite quelquefois les hospodars ; on ne les laisse pas régner longtemps ; les exigences des Turcs, sous leurs règnes, augmentent; ces Princes ne sont que des pachas à deux queues et, lorsqu’un pacha à trois queues passe par leur principauté, ils doivent descendre de cheval et lui baiser le pied ; ... plus d’armée nationale ; .... — mais enfin cet « esclave des Turcs » est oint par le Patriarche de sa foi; il défile à cheval dans les rues de la grande capitale ; la musique du Sultan l’accompagne ; des coups de canon saluent son entrée à Bucarest et a Jassy... les voisins, l’Autrichien et le Russe, le cultivent et l’appellent „Votre Altesse » !...

Il est curieux de voir à quel point la façon de penser de M. lorga est contraire à la nôtre. Pendant qu’il s ’exprime de la sorte, nous imaginons les deux plateaux d’une balance logique, où l’on mettrait ces deux ordres de considérations et nous suivons attentivement les mouvements de la bascule. Mais c’est tout le contraire que notre collègue aurait dû dire : cet « esclave des Turcs » est oint par le Patriarche — il défile à cheval, accompagné de la musique impériale — les indigènes le saluent par des coups de canon et les voisins de son Etat vont l’appeler «Altesse»; —mais on peut le décapiter demain — mais il a dû offrir des sommes colossales pour s’élever à cette place — mais les exigences des Turcs augmentent tous les jours — mais il ne régnera qu’un an ou deux — pendant ce temps, Dieu sait combien de fois il ne descendra pas de son cheval pour baiser en public (quelle servitude !) les pieds d’un pacha qui est son supérieur... Que d'humiliation pour quelques honneurs passagers!

On l’appellera «Altesse»?... Quelquefois!... Mais M. lorga oublie qu ’en 1743, la France ne trouva pas nécessaire d’envoyer un agent dans nos principautés. En 1760, le Prince Calmaki, protestant contre la fermeture des frontières autrichiennes, le ministre Caunitz ne daigna pas lui répondre.

M. lorga veut nous faire croire que les règnes de Grecs drogmans n’ont entravé en rien le développement du sentiment national chez les Moldaves et les Valaques. « Le service religieux s’est fait dans leur langue... on apprenait le roumain à l’école... Non seulement les Roumains n’oublièrent point leur littérature et leur langue mais des hospodars phanariotes même lurent les anciens chroniques du pays en langue nationale. Les Grecs seuls écrivirent en grec... En dehors des éloges officiels, toute la littérature du temps est en langue roumaine... »

On ne dirait jamais que l’auteur de ces lignes est le même que celui de la majeure partie des Recueils de Documents, oui nous ont permis d’établir, à la fin de notre second livre, les vérités suivantes :

„Même après le départ des Grecs phanariotes, il y eut des gens dans les deux principautés qui se servirent couramment de la langue grecque à la place de la leur. Le prêtre Naum Rîmniceanu, Transylvain d’origine, maudira les Phanariotes dans leur langue ; et les boyars exilés de Cronstadt correspondront avec leurs amis de Bucarest en langue grecque ; et le prêtre Poteca, boursier de l’état valaque à Pise, écrira, pour commencer, aux Éphores de son pays, en grec également ; et le jeune etudiant Constantin Brăiloiu rédige la majeure partie de ses lettres à son père dans cette même langue ; et le père du jeune Filipescu lui fera ses remontrances paternelles dans la langue des anciens envahisseurs ; c’est en grec que le Prince Grégoire Ghica sermonne, à l’occasion, ses boyars ; et, enfin, le logothète Constantin Golescu commence la rédaction de ses mémoires en cette même langue qui lui sembla plus naturelle. — On dut faire de grands efforts vers 1822-1828 pour sauver la langue roumaine ! »

Laissons dormir les Phanariotes et tout l’« Ancien Régime” !... Ne regrettons point ce que le temps et la justice se sont chargés d’abattre... Evoquons plutôt nos grands-pères, qui ont su nous donner une âme occidentale ; ils ont été les véritables créateurs de la Roumanie moderne.

Munich, 3o septembre 1905.

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