On se demande comment, dans cette situation troublée, les gens de l’époque purent nourrir en eux cet optimisme qui est la marque distinctive de cette période qui va de 1821 à 1828. Un espoir sans bornes emplit les âmes ; on n’aperçoit qu’explosions de joie dans les écrits et dans les cœurs ; un mot domine parmi les autres, qu’on retrouvera bientôt sur toutes les lèvres, le mot de « patrie ».
Lorsque le 9 octobre 1822, le prince Jean Sturdza fit son entrée officielle à Jassy, il fut salué par bien des cris d’enthousiasme. On lui souhaita la bienvenue en vers et en prose. Un poète du temps, le logothète Costaki Konaki, seul, dit le mot de la situation, dans une lettre en style biblique qu’il adressa à son ancien ami, devenu son maître :
« Ô grande merveille de l’activité divine! La Moldavie gît depuis un siècle sous l’oppression étrangère et crie et se lamente en vain ! Dieu courroucé la laisse dévorer à dessein par les dragons du Phanar! il foudroie et il tonne... Des villes brûlent, des demeures restent abandonnées, des familles s’enfuient. Et voici que la pitié divine veut la guérir de toutes ses maladies par une maladie, de ses cris par un cri, de sa désolation par un désastre, de la méchanceté des Grecs par la méchanceté des Grecs encore !... Seigneur, que vous êtes grand ! Que vos merveilles sont extra-ordinaires ! un nouveau siècle s’ouvre sous nos yeux !... »
Le logothète fait allusion dans tout ce passage à l’époque ténébreuse de l’histoire roumaine nommée ordinairement le « Siècle des Phanariotes » (1711-1821) et qui ne devait être close que par la révolte de ces mêmes Phanariotes contre la Sublime Porte. Un peu plus loin, il rappelle au Prince son origine obscure, son élévation inattendue, où il voit encore une marque indiscutable de l’intervention divine, et il indique à son amî la voie à suivre, tout en lui faisant prévoir les obstacles qu’il aura à surmonter. Nous vivons, lui dit-il, à « un carrefour des temps », « le règne des étrangers finit, celui des indigènes commence », le rôle du nouvel élu est « de mettre tout à bas et de tout édifier à nouveau »... La tâche sera pénible, mais n’est pas irréalisable : le soleil de la vérité et le vent du siècle ont dissipé le brouillard qui faisait voir « plus grande que nature l’image du détenteur du pouvoir, lequel inspirait fatalement de l’obeissance et causait de l’humiliation” ... Jamais le poète Konaki n’a été plus poète que dans ces lignes de prose ; sa lettre constitue tout un pro gramme, contient tout une prophétie et on peut la considérer comme l’expression la plus exacte de l’état d’esprit des contemporains.
Le prince Jean Sturdza était un boyar d’origine obscure, ancien « spatar » et « ispravnic » ou préfet du prince Soutzo, nouvellement promu au rang nobiliaire de « logothète » par le Caimacam Étienne Vogoridès. Il ne faut pas que son nom nous abuse. Il y avait plusieurs branches de cette même famille Sturdza en Moldavie , à cette époque. Il descend des Sturdza les plus humbles. On ira même bientôt jusqu’à prétendre que la Sublime Porte s’était trompée en le nommant et qu’elle crut nommer, en sa personne, un membre de la branche la plus puissante des Sturdza. La Sublime Porte ne s’était nullement trompée et nous verrons prochainement à la suite de quelles circonstances fort naturelles le nouvel élu ne pouvait être que d’une condition très modeste. C’est son obscurité même qui éleva Jean Sturdza. C’est parce qu’il vivait retiré à la campagne, faute de moyens pour venir s’établir dans la capitale, qu’il obtint la première dignité du pays. Il fit partie de la députation envoyée à Constantinople pour exposer les griefs et les vœux de la principauté et réussit à plaire à la députation et au Grand-Seigneur....
Jamais prince ne fut pourtant plus décrié, de son vivant et après sa mort, que Jean Sturdza. On l’accuse d’incapacité, d’étroitesse ou de pauvreté d’esprit, de faiblesse, de folie, de tous les défauts. Nous sommes tout étonné de découvrir, en examinant ses actes, un Sturdza très différent de celui que nou présente la tradition historique. Commençons par rechercher ce qui lui manquait.
Ce n’était point un homme instruit. Un historien ultérieur, très jeune à cette époque, nous dira qu’« il n’etait ni plus ni moins instruit que les autres boyars et qu’il possédait son grec ». Le fait est qu’il ne connaissait pas autre chose, mais il y avait surtout parmi ses ennemis — bien des gens plus instruits que lui, en Moldavie, à cette époque. Il n’avait pas eu comme les autres Sturdza son professeur de français, son Dopagne, comme le conseiller Alexandre Sturdza, ni son abbé Lhommé comme les fils du Logothète Grégoire Sturdza. Il ne connaissait pas du tout le français, marque distinctive d'un esprit cultivé à cette époque. Un journal anonyme de la députation moldave à Constantinople nous le dit en propres termes, de même qu’un rapport officiel du pasteur Harte, vice-consul de Prusse en Moldavie. Lorsque cet agent vint faire sa première visite au prince, celui-ci l’aborda en ces termes : « Bonjour, bonjour, mon pasteur. »« Weiter kann er sich in der französischen sprache nieht aus d rüc k en »... Le pasteur s’assied et fait son discours en français. On dut le traduire au prince. C’est un ignorant. De cette ignorance, il résulte que de 1821 à 1828, il n’y eut aucune école nationale dans la capitale de la Moldavie... Mais si le prince ne connaît point le français, nous verrons, à notre grand étonnement, combien certaines idés françaises auront prises sur lui...
Il se peut qu’il ait été non seulment ignorant mais encore adonné à certains vices. Il avait la passion des cartes. Parfois des affaires considérables le trouvaient assis devant un tapis vert. Le grand incendie de 1827 lui-même ne fut pas capable de le faire abandonner tout de suite une partie commencée.
D’autres l’accusent encore d’ivrognerie. « Une fois échauffé par le vin ou le rhum, il n’écoute personne et se porte à des excès envers n’importe qui », dit Lippa, le consul d’Autriche. Et von Militz, l’ambassadeur prussien à Constantinople, est exactement de l’avis du consul. De son côté, le consul de France, voulant faire l’éloge du Prince de Valachie Ghica, force un peu la note et dit : « Grégoire Ghica a une qualité : la sobriété. Il est le plus sobre de tous les boyars, tandis que celui de Moldavie est continuellement en état d’ivresse ». Les avis sont unanimes. S. A. le Prince de Moldavie devait boire quelque peu !
Ce n’est point son dernier défaut. « Il manque à la fois de tempérance, de sobriété, d’éducation »... Quelques-uns de ses plus proches parents occupent les meilleures places publiques... Il rend parfois, comme chef suprême de la justice, quelques sentences iniques... Lui, si modeste autrefois, aurait un peu trop aimé, dans la suite, le faste princier et il ne serait plus jamais sorti dans une voiture attelée de moins de six chevaux et sans se faire précéder la nuit par six porteurs de torches, qui éclairaient sa marche. Cet ignorant, ce joueur, cet ivrogne, ce brutal, ce vaniteux était un grand homme. L’âme humaine est un chaos ou toutes les vertus et tous les vices se donnent rendez-vous au grand étonnement des psychologues, et il ne faudra jamais condamner ou exalter un être humain avant de l’avoir considéré dans son ensemble. En dépit de tous ses vices, le Prince Sturdza a une nature sensée, réfléchie, désintéressée, énergique. Il est très libéral, très patriote aussi, bien qu’il confonde assez souvent, comme on confond encore de nos jours, en Orient et ailleurs, l’amour de la patrie avec la haine de l’étranger. Il aima les paysans, à l’égard desquels il revint, au grand mécontentement de la classe des boyars, aux mesures prises en 1777 par son prédécesseur Grégoire Ghica. Ces mesures-là constituaient tout ce que l’esprit libéral pouvait se figurer de plus tolérable à cette époque. Bien que les circonstances très difficiles que traversait sa principauté lui imposassent parfois la nécessité d’établir de nouveat impôts, il fit des efforts inouïs pour accabler le moins possible les classes rurales. On possède un ordre qu’il donna à ce propos, en février 1823, au collecteur d’impôts du département de Bacău : « Il y aura trois sortes de contribuables, selon leur fortune : une première classe paiera cent cinquante piastres, une seconde cent piastres, une troisième cinquante piastres. Les pauvres seront exemptés. On procédera avec beaucoup d’attention, pour ne blesser personne ». Et de même, deux mois plus tard, lorsque la Sublime Porte exigera une nouvelle provision de foin : les boyars et les couvents, comme plus riches, paieront cet impôt en nature, les paysans le paieront en argent, — et l’on répartit, à cet effet, toutes les terres de la principauté en quatre catégories, d’après leur étendue, leur importance ou leur richesse. — En même temps, on le voit donner des ordres très sévères pour que les champs soient biet labourés : « C’est là un travail patriotique. Que les paresseux soient stimulés. Que ceux qui possèdent des bêtes de somme et ceux qui n’en possèdent point, s’associent en vue de cette grande œuvre ». — Trois ans plus tard, les sauterelles ayant amené une grande famine dans toute la principauté, il chargea un « medelnicer » de le mettre a courant, en moins de vingt jours : a) de la quantité de pain et de maïs qui peut se trouver chez tous les propriétaires et chez tous les paysans, b) de la quantité de de pain et de maïs dont pourraient avoir besoin les paysans jusqu’à la fin de septembre 1828. « Si vous faites cela avec la moindre partialité, et si vous ne m’indiquez pas d’une façon exacte la quantité de victuailles dont chacun dispose, vous serez responsables, vous et tous les fonctionnaires qui seront vos complices »... Nous sommes loin, quoi que l’on dise, de l’époque d’un Hangherliu (1798-1799) qui criait aux paysans suppliciés par ses receveurs : « Payez les impôts et l’on ne vous torturera plus», — ou de ceux d’un Moruzzi (1801) qui, pendant une période de famine, acheta tout le blé de la province à sept piastres la mesure pour le revendre quarante piastres à ses sujets.
Si, d’une part, le Prince essaie de faire le bien, de l’autre il s’efforce de combattre le mal. Les abus de pouvoir étaient punis par lui très sévèrement, dans la mesure de ses forces, dans la mesure où on les lui signalait, dans la mesure aussi où il les tenait pour tels, car il ne faut pas oublier que nous sommes encore très près des règnes des Phanariotes et que notre Prince avait fait toute son éducation administrative chez ces mêmes maîtres dont il voulait abolir la mémoire. On lui adressa des plaintes, en 1823, contre les fonctionnaires nommés « Beslegii» et «Vătăşeii » qui percevaient des droits de péage et de pâturage supérieurs à ceux qu’il avait fixés. Il donna des ordres rigoureux pour faire cesser cet abus. « Que l’on fasse désormais bien attention. On dressera « une liste des abus commis sur chaque propriété à chaque gué ; on se remettra, coûte que coûte, possession des sommes extorquées et on les distribuera aux paysans lésés. Si cela n’a pas lieu au plus vite, les fonctionnaires des départements paieront sur leur fortune des dédommagements au public; et encore, à titre de gens incapables, ils seront destitués et dénoncés, pour qu’ils ne soient plus jamais employés au service de la patrie. » — On a conservé, portant la même date, un autre ordre adressé à la préfecture du département de Vaslui (les préfets étaient à la fois, en ce temps-là, administrateurs et juges dans leurs départements). Il obligeait ce préfet : a) à juger les affaires avec plus d’impartialité que par le passé, b) à fixer dorénavant la date des différents procès qui seront évoqués devant lui... En septembre 1827, des fonctionnaires furent très vigoureusement punis dans le département de Bacău, parce qu’ils avaient commis des abus à l’occasion de la fourniture d’une grande quantité de bois de charpente commandée pour les besoins de la poste... On se souvient surtout de la punition infligée à un certaii « ban », — grand boyar, —dont il apprit qu’il avail été mêlé à des affaires malhonnêtes au moment de la Révolution grecque... Au contraire, il accordait des récompenses assez considérables, parfois même des promotions dans la boyarie, à ceux qui s’étaient signalés par des services rendus à la cause commune. Malgré son aversion pour les étrangers et l’ordre exprès de la Sublime Porte de chasser de sa principauté tous les Grecs, il anoblit en le nommant « căminar » en 1824, un Grec, Spiru Pavel, qui avait avancé de l’argent à la « patrie » en des temps difficiles et, en 1827, il nomma « aga » le professeur Georges Assaki, son ancien agent à Vienne, en récompense de mérites diplomatiques et littéraires.
Peut s’en fallut qu’il ne chassât les brigands de son pays, mais sa milice nationale fut insuffisante. Il voulut écarter à jamais le fléau de la peste, mais les Turcs brûlèrent ses quarantaines. Il entreprit de construire des ponts et des fontaines dans sa capitale, mais son règne fut trop court. Sa « Maison des Ponts » et sa « Maison des Fontaines » fonctionnèrent néanmoins, et il leur alloua les fonds nécessaires... De même il institua un petit hôpital de sept chambres dans le bourg de Tîrgu-Ocnii. Sa grande œuvre est, à notre sens, d’avoir su introduire l’ordre dans les finances de la Moldavie. On connaît toutes les charges qui pesaient sur la principauté depuis le commencement de la Révolution grecque. Le « Registre des Comptes de la Vestiairie » nous apprend que le Prince sut se tirer d’embarras et équilibrer revenus et dépenses. Nous avons vu comment, pendant la première année de son règne, les revenus n’atteignaient que le chiffre de un million sept cent quatre-vingt-trois mille huit cent cinquante-quatre piastres, tandis que les dépenses montaient — surtout à cause des exigences des Turcs — à deux millions sept cent huit mille huit cent soixante-trois piastres. Ce fut une dure période que cette première année. A peine nommé, le Prince apprend que, outre les dépenses régulières, le pays se trouve en présence d’un arriéré de plus de cinq cent quarante-deux mille six cent vingt piastres, qu’il devait aux Turcs, depuis l’année de la Révolution grecque, comme frais d’occupation du pays et entretien des armées impériales. Cette somme, les Turcs l’exigeaient tout de suite. En vain, les Caïmacams du nouveau Prince, le Dvornic Théodore Balş, et le Vestiaire Petraki Sturdza, firent-ils tous leurs efforts pour recueillir cette somme avant l'arrivée du Prince : ils ne réussirent à expédier que quatre cent un mille six cent quarante-neuf piastres. Le Prince s’en épouvante, de Silistrie, où il était, et leur écrit ce mot désespéré : « Mais le reste qui monte à près de cent quarante mille neuf cent quatre-vingt-un piastres, quand l’acquittera-t-on ? Boyars, ne plaisantez pas ; il faut que le tout soit payé avant la fin du mois ; car s’il se produit un retard d'un seul jour, on doit acquitter les traitements des soldat turcs pour tout un mois. Qu’on se dépêche donc et qu’on fasse l'impossible. Car il importe qu’on délivre de ce lourd fardeau notre pauvre pays”....
Cette pensée de déüvrer le pays du fardeau le poursuivit pendant tout son règne. Pour commencer, le Prince mit à contribution toutes les classes de la société, principalement les « Couvents dédiés » qui, d’après le firman de sa nomination, devaient être administrés désormais par des hégoumènes indigènes. Ces sommes ne suffirent encore pas. Chacun dut venir, pour sa part, en aide à la patrie. Le Prince ouvre une souscription publique de trois cent mille piastres, s’adresse aux boyars et aux boyarines et n’obtient d’eux, parfois, que des sommes ridiculement petites : tel « ban » prêta à la « patrie » la somme de quatre cents piastres, tel « căminar » la somme de cent cinquante piastres « pour une durée de deux ans ».
A la fin de cette première année, la situation financière de la principauté est encore mauvaise, mais incomparablement meilleure qu’au cours de l’année précédente. Les dépenses furent plus considérables, mais les revenus furent portés à deux millions huit cent seize mille hait cent soixante-et-une piastres, par l'augmentation forcée des impositions, par les soins donnés à l’agriculture, par de nouvelles taxes. Il n’y eut plus, à la fin de la deuxième année, qu’un déficit de six cent soixante-quatorze mille cinquante-trois piastres, — une créance des Turcs.
On ne possède point le cahier de la Vestiairie pour la troisième année 1824-1825. Mais celui qui donne les chiffres pour l’époque 1er juillet 1825—31 décembre 1826 indique un revenu de trois millions huit cent soixante-treize mille neuf cent soixante-quatorze piastres et des dépenses qui sont loin d’atteindre cette somme.
On a souvent accusé le Prince Jean Sturdza de rapacité, de concussion, d’avarice, de désordre... Il s’est vengé en laissant à la postérité des registres bien tenus et des ordonnances princières très claires qui prouvent, que si, en vérité, il a fait parfois encaisser un peu violemment les contributions, il n’a eu recours à ces procédés : 1) qu’après avoir essayé d’établir, lui le premier, comme une sorte d’impôt proportionnel en Moldavie ; 2) qu’inspiré par le seul but de soulager la « patrie » par ces temps extrêmement difficiles... Et il s'est encore vengé de ces injustes accusations, quelque dix ans après sa chute du pouvoir, en mourant pauvre, comme il était avant son règne, dans la principauté dont il avait rendu les finances si florissantes.
On ne connaît jusqu’à présent qu’un seul aspect de Sturdza, l’administrateur habile et l’honnête homme; il y en a encore un autre, peut-être aussi intéressant, le représentant très digne de sa nation, le détenteur énergique du pouvoir... C’est l’énergie, en effet, qui est la plus belle de ses qualités : il en fait montre, pour ainsi dire, à chaque instant de sa vie, dans ses relations avec les consuls des puissances étrangères, aussi bien que dans celle qu’il entretient avec ses propres sujets.
Il a beaucoup de déférence pour l’Autriche. Dès son installation, il envoie des cadeaux à Metternich : un châle turc, deux boîtes en racine d’olivier, un morceau de bois d’aloès...; mais il n’entend pas se laisser conduire par son agent. Tout son règne n’est qu’un conflit perpétuel avec le consul Lippa, qui veut intervenir dans la répartition des impôts, dans la nomination des principaux fonctionnaires.
— De même, il entretient au début, d’excellentes relations avec Tancoigne, l’agent de France. Celui-ci est de tous les agents consulaires celui qui dit du prince le plus de bien : il le considère comme « foncièrement bon » et affirme que, dans une conversation, le Prince lui aurait parlé avec un abandon auquel il ne s’attendait pas : « Je lui crois la ferme volonté de faire le bien »... « Jusqu’à présent, tous mes rapports avec Son Altesse ont été très satisfaisants et nos conversations sur le ton le plus familier et le plus amical ». Ceci en août et en septembre 1824. A quelque temps de là — en février 1826 — Tancoigne voulut, comme tous les autres agents consulaires, faire acte d’autorité et faire fi d’une mesure princière. La peste régnait dans la principauté et le Prince avait interdit par l’intermédiaire de son crieur, tout bal et tout rassemblement publics. Un certain Félix annonce, néanmoins, une fête, au mépris de l’ordonnance princière. On l’interdit formellement. Mais Félix, protégé français, la donna quand môme, et le vice-consul y assista. En ceci, le vice-consul ne se montra guère plus civilisé, — dans ce pays où il devait pourtant servir d’exemple — que les Turcs qui détruisaient les lazarets publics. De plus, il fit remettre au Prince une note des plus violentes. Le Prince, au lieu de répondre à cette note, en prit copie et envoya l’original à Guilleminot, ambassadeur du Roi de France, à Constantinople.
— Même attitude envers la Russie. Il dépensa cent mille piastres, en 1827, pour un bal en l’honneur de l’ambassadeur du Tzar, Ribeaupierre, et offrit force cadeaux à ce diplomate alors que les rapports de la Russie et de la Turquie étaient repris et que les hospodars sentaient que leur salut leur viendrait désormais surtout de la « puissance protectrice ». Mais, en la même année, un colonel russe, Leprandi, passa par Jassy, muni d’instructions secrètes. — On apprit que c’était un espion russe, venu pour étudier la topographie, les forces et l’état esprit de la Moldavie. Le Prince lui intima l’ordre de quitter la capitale dans les vingt-quatre heures. L’intervention du consul russe ne produisit aucun effet. Le colonel dut déguerpir immédiatement, en dépit de la maladie qu’il feignait. — En avril 1828, au lendemain du passage du Pruth par les troupes russes, ce même colonel fut chargé d’investir la cour princière et de se saisir du hospodar. Il entre au palais et demande ironiquement au Prince en français : « Mon Prince, de combien de gens avez-vous besoin pour votre garde? » Le Prince ne comprit point. Un parent, plus instruit, lui servit d’interprète. Alors il répliqua : « Dites-lui, s’il vous plaît, que, s’il a l’ordre officiel de me garder à vue, il n’a qu’à remplir son devoir; mais, s’il veut tout bonnement être courtois à mon égard, qu’il s’en dispense, je n’ai nul besoin le garde russe, Dieu seul est mon gardien: je l’en remercie. » Le troisième jour, il était conduit sous bonne escorte dans une de ses terres, puis en Russie, où on ne le traita — dit un contemporain — ni tout à fait comme un détenu, ni tout à fait, non plus, comme un homme libre. Enfin, et ceci paraîtra bien plus courageux encore il eut exactement la même attitude envers la puissance suzeraine. Lorsque, après la défaite de Navarin, la Sublime Porte lui demande sous forme de « secours amical » cinq millions de piastres, il comprend quel doit être son rôle et défère sans murmurer à la demande du Grand Seigneur. Mais il comprend également toutes les parties de son rôle. Aïp-Aga, le chef du corps d’occupation en Moldavie, effraya par ses menaces les boyars émigrés, nouvellement rentrés dè Kisinew, en janvier 1823, et demanda au Prince la destitution de dix-huit boyars peu sympathiques, nouvellement nommés. Jean Sturdza porta sa plainte au Pacha de Silistrie, chargé de la surveillance directe de la Moldavie et ne destitua aucun des dix-huit boyars. — De même, lorsque, un an plus tard, la Sublime Porte, pour sauver sa situation aux yeux des grandes puissances, chargea les deux Princes roumains, d’insister officiellement auprès d’elle pour la prolongation indéfinie de l’occupation, Jean Sturdza fit semblant de ne pas très bien comprendre ce qu’on exigeait de lui et laissa agir les puissances. — L’année suivante, il demanda des explications très nettes au chef de la garnison turque au sujet des excès commis par ses soldats. — Enfin, en 1826, lors de la retraite de la majeure partie des troupes turques, il prouve que la principauté peut très bien se suffire à elle-même, pour le maintien de l’ordre public, en organisant une petite milice nationale. Ce Prince, si énergique envers les étrangers, ne l’était pas moins envers les indigènes, surtout quand il s’agissait de sauvegarder sa propre autorité. On comprend qu’il ait fait administrer la bastonnade à un boyar qui avait osé frapper en public le ministre de l’intérieur ; qu’il ait fait enfermer à la « Cămara » sept grands boyars à barbe qui n’avaient point acquitté un arriéré dû à l’État ; qu’il ait fait enfermer chez lui un grand « spatar » jusqu’à ce qu’il ait payé les cent ducate qu’il devait à l’Agence d Autriche; qu’il ait puni très sévèrement un grand « hatman » accusé d’avoir tramé un complot... Mais on comprend surtout son attitude envers les boyars signataires d’une protestation contre son règne en 1824. Le Prince, ayant eu vent de l'affaire, agit auprès de ses protecteurs en Turquie et arrangea si bien les choses qu’il convainquit de trahison les boyars qui avaient signé. Un firman fut rédigé en sa faveur. Les quatre porteurs de la plainte furent enfermés dans des forteresses par le pacha de Silistrie. Il réunit tous les autres et leur adressa ces paroles mémorables, où il leur annonce en même temps le changement de sa politique intérieure : « La Providence, ayant voulu m’élever à cette hauteur, moi si petit jadis parmi vous, pour vous gouverner, je n’ai eu à votre égard ni l’attitude hautaine des Princes grecs ni je n’ai usé de leur sévérité excessive, pensant conquérir votre affection par la douceur. Mais je me suis trompé, car ma bonté n’a eu d’autre effet que de vous faire oublier les devoirs les plus élémentaires que vous aviez à remplir envers ce trône princier que j’occupe aujourd’hui. Souvenez-vous que nous l’avons jadis perdu par nos intrigues et par nos haines mutuelles et que c’est bien par notre faute que des étrangers l’ont eu en leur possession pendant tant d’années. Mais Dieu a eu pitié de nous et nous l’a rendu, comme autrefois. Que pensez-vous donc faire ? Le compromettre de nouveau pour ramener le pays encore une fois en arrière et même ?... Dieu sait entre les mains de qui notre pauvre trône peut tomber encore ! . . . Les Phanariotes, si sympathiques à quelques-uns d’entre vous, n’existent plus et ne peuvent plus revenir. Aussi prendrons-nous nos mesures princières en nous armant de tous les insignes du pouvoir que nous a conférés le Sultan, — de la massue et du glaive — pour contenir les indociles — et vous connaîtrez désormais qu’il est « déjà parmi vous, celui qui doit vous contraindre ». Après ces paroles du Prince, des diligences conduisirent aux couvents les boyars qui osèrent murmurer. Il y eut ce jour-là environ quarante grands dignitaires envoyés en exil.
Un mot avant de quitter cette intéressante figure. D’ordinaire on n’envisage les personnages historiques que superficiellement, en ne retenant que deui ou trois traits « caractéristiques » et en négligeai à dessein tout le reste. Cette opération qui a tou les apparences d’une opération sérieuse et scientifique n’est en réalité, à bien y réfléchir, que le procédé habituel de la caricature. — Mais ce travail paraît encore trop sérieux aux yeux de la plupart des historiens qui se contentent de se transmettre le même portrait invariable des mêmes personnages, appréciations y comprises. La besogne historique consiste alors à ramasser des faits innombrables autour de la formule traditionnelle, comme autour d’une théorie, et à transformer l’opération historique, inductive par essence et par ses prétentions, en opération déductive... C’est une réflexion banale et qu’on ne saurait pourtant assez répéter que l’homme doit être considéré dans son ensem ble et que, pour bien juger un personnage, il faut commencer par faire table rase de la formule traditionnelle.
Mais il faut encore prendre garde à ce fait que l’homme est un assemblage de qualité très diverses, les unes qu’il apporte en naissant, d’autres qu’il emprunte à son milieu, d’autres enfin qu’il ne doit qu’à lui-même, c’est-à-dire à sa réflexion et à ses efforts personnels. Lés premières représentent le passé, les autres le présent, les autres enfin ce qui n’a pas encore été, mais ce qui pourrait être, si le personnage est destiné à jouer un rôle et à exercer une influence. L’homme a le droit d’être défini par ce plus seulement qui lui appartient en propre. L’homme n ’est pas ce qui le rapproche, mais bien ce qui le distingue de son époque, non pas ce qu’il doit à l’humanité, mais bien ce dont l’humanité pourra lui être redevable.
Laissons donc de côté l’ignorance, l’ivrognerie, les cartes, les violences du hospodar Jean Sturdza.
Elles ne sont pas lui, mais bien son époque, avec laquelle il les partage. Ce qui le caractérise, ce qui constitue sa physionomie propre, ce sont ses qualités personnelles, dont la Moldavie eut particulièrement à se féliciter. La civilisation moldave doit trois choses au hospodar Jean Sturdza : 1) les mesures libérales envers les paysans; 2) l’ordre qu'il sut introduire dans les finances publiques ; 3) l’attitude énergique et digne de l'autorité princière.