III

§ 1. — La lutte qui s’engagea autour de cette œuvre législative est pour le moins aussi intéressante que cette œuvre elle-même. Nous en connaissons, heureusement toutes les péripéties jusqu’en 1826 et nous pouvons ainsi suivre pas à pas, pendant quatre ans èncore, l’histoire des partis politiques en Moldavie.

Et d’abord Jean Sturdza fit tout ce qu’il put pour gagner les sympathies de la boyarie, de toute la boyarie. Dès le mois de novembre 1822, il rappela les émigrés et leur chef, le Métropolitain. En mars 1823, Lippa, l’agent d’Autriche, annonce à son gouvernement que « des boyars moldaves sont rentrés dans leurs foyers; d’autres sont retenus à l’etranger par la crainte que leur inspire la nouvelle constitution ». « J’ai été témoin », écrit vers la même époque, l’auteur d'une des premières correspondances qu’ait publiées le Journal des Débats sur les principautés du Danube, «j’ai été témoin du retour de M. Benjamin, primat de la Moldavie : il a été reçu avec tous les honneurs et le respect dus à son caractère et à ses vertus. La plupart des boyars sont déjà rentrés, le reste se prépare à s’en retourner aussi... » Le correspondant des Débats se trompait. En vain le consul russe Minciaky avait-il usé de son autorité pour conseiller à tous les émigrés de « rentrer sans délai dans leur patrie ». Tous ne rentrèrent pas ; tant s'en faut. Et ce fut un cercle vicieux : plus ils tardaient à rentrer, plus la Constitution qu’ils redoutaient se fortifiait ; car le Prince fut obligé, en raison de leur éloignement, de gouverner avec les boyars qu’il trouva dans les pays, c’est-à-dire avec les petits boyars, avec les « charbonniers », avec les constitutionnels. Il dut leur confier les meilleures places de la principauté, les promouvoir dans la hiérarchie nobiliaire, se conformer, de plus en plus à leurs tendances libérales, multiplier, autant qu’il put, le nombre des boyars. « Il n’a pas suivi », dira plus tard l’historien Drăghici, témoin, dans sa jeunesse, de ce règne « il n’a pas suivi le système des anciens potentats, mais a tendu la main aux boyars des deuxième et troisième classes... On ne voyait plus guère, dans tous les recoins de la cour princière, que figures à barbe (c’est-à-dire des boyars du premier État, — qui étaient devenus très nombreux à cette époque), « tandis qu’il était très difficile d’en voir avant l’Hétairie...”

Ce fut le triomphe complet des idées avancées, du parti égalitaire et du Prince. Le Métropolitain, une fois rentré, devint, du moins pour un certain temps, un des partisans les plus chauds du nouvel état de choses. Il signa même, en avril 1823, à la tête de quarante-deux boyars « parmi les plus vieux et les premiers du pays », une adresse au Prince pour le remercier de sa bonne administration et pour le supplier « au nom de toutes les classes de la société » de a sévir contre tous les ennemis du gouvernement ». Les émigrés de Bukowine et de Bessarabie durent songer à choisir un autre chef pour remplacer le Métropolitain qui avait déserté leur cause. En même temps, les Actes du temps nous apprennent que l’Évêque de Huşi, — constitutionnel acharné, de longue date, — encouragé peut-être par l’attitude de son supérieur, introduisit, le jour d’une grande fête, au moment où il sortait du sanctuaire, pour offrir le Saint-Sacrement à l’adoration des fidèles, une petite innovation dans le rituel qui fut généralement remarquée, car elle tendait a établir qu’on ne devait désormais reconnaître aucune noblesse. L’évêque constitutionnel aura sans doute offert le pain et le vin aux boyars, un peu au hasard dans l’ordre où ils se trouvaient à l’église, tenir aucun compte des divers rangs de la noblesse.

Que firent les « conservateurs » ? Ils furent le opposants permanents de l’époque, — ils écrivirent lettre sur lettre à Constantinople, à St-Pétersbourg surtout, — et toujours en français. Car ils le connaissent tous très bien, mieux qu’on ne s’y attendrait — ils ne songent même pas à employer une autre langue : ils pensent en français, ils communiquent souvent entre eux en français. S’ils n’ont pas adopté certaines idées françaises, ils ont adopté la langue française. C’est le contraire qui se passe chez les constitutionnels : ils ne connaissent pas tous le français : on pourrait compter, parmi eux, ceux qui le comprennent, mais ils sont tous imprégnés du nouvel esprit français. Les deux Carp, Pierre et Nicolas, libéraux du temps, ne connaissaient point le français, ni certainement les boyars Stavru, Buzdugan, Istrati, Mere-Acre...; peut-être Drăghici, le père de l’historien, le savait-il un peu, — et Vîrnav, si toutefois le « charbonnier » Vîrnav et le traducteur de Condillac font une seule et même personne; d’une façon certaine, on ne saurait faire une exception à ce propos qu’en faveur du boyar Iancu Cananău, ancien élève du pasteur français de Berlin, Hauchecorne. Au contraire, dans le camp opposé des boyars émigrés de Bukowine, on pourrait poser pour règle que tout le monde parlait, écrivait le français : tous ou presque tous les premiers boyars de marque avaient reçu chez eux l’éducation la plus soignée qu’on pût recevoir à cette époque, dirigée, presque toujours, par des émigrés français : il y avait parmi eux le logothète Alexandre et le hatman Théodore Balş, de Barabani, fils de Iordaki Balş « le manchot », élèves du fameux Fleury « le régicide », qui n’avait néanmoins, voté la mort d’aucun roi... Ce dernier personnage ayant eu des remords au sujet de sa conduite passée, durant son séjour en Moldavie, nous ne savons pas si l’éducation politique qu’il donna à ses élèves fut plutôt conservatrice que révolutionnaire. C’est peut-être à ces hésitations du maître que les Balş durent parfois d’osciller en politique et de passer avec tant de facilité d’un parti à l’autre !... Mais les deux Roznovanu, Nicolas et Alexandre, petits-fils du Logothète Nicolas, avaient été élevés par ce même régicide... D’autres émigrés avaient eu pour maître Lincourt... Le royaliste Dopagne s’était surtout occupé de l’éducation des fils de Scarlat Sturdza, émigré en Russie en 1794, dont l’un, écrivain religieux et conseiller d’État en Russie en ce moment, inspirait, de loin, son cousin Michel, en train de devenir le chef de l’émigration... Ce dernier enfin avait été formé par le prêtre réfractaire, l’abbé Lhommé... Tous ces émigrés continuaient à apprendre ou faisaient apprendre le français à leurs enfants...

C’est en français et au nom des principes de la vieille France que les boyars de Suceava et de Czernowicz exposeront, dès lors, leurs griefs aux consuls et aux ministres russes. Le 16 novembre 1823, ils se plaindront à Minciaky de ce que le prince aurait l’inten tion de sanctionner la nouvelle constitution : « Il serait peut-être superflu de rappeler que cette constitution est calquée sur des principes subversifs et généralement réprouvés. » Ils demandent au Consul s’ils doivent ou non s’adresser à la Sublime Porte. Le Consul leur répond qu’il serait peut-être prudent de patienter un peu et de différer renvoi de la supplique à Constantinople.

La Russie soutient donc l’émigration moldave et il se produira, pendant un certain nombre d’années, dans l'esprit des boyars, un rapprochement entre l’idée de protestation contre les réformes révolutionnaires françaises et l’idée d’amitié pour la Russie ou de protection russe. Les Russes parleront aussi aux émigrés, du peu de sympathie pour les réformes qui anime leur administration et ils conseilleront aux Moldaves de les imiter. On dirait qu’ils reconnaissent au parti des émigrés cette épithète « conservateur » qu’il aime à se donner lui-même : « Le seul vœu de Sa Majesté » répond Minciaky, « est le maintien inviolable et sacré des traités et « l’époque n’est certainement pas, sans doute, éloignée, où les principes conservateurs et salutaires qui président à sa politique, triompheront de tous les obstacles. » Le Consul tâche d’expliquer ce conservatisme en montrant « combien les actes de l’administration moldave... sont contraires aux traités existants » et convient franchement que c’est la remise en vigueur de ces mêmes traités qui est l’objet de sa mission. Ce nouveau rapprochement entre « esprit conservateur » et « esprit politique russe » est encore plus accessible aux boyars de l’époque. Accessible, à ce point qu’ils comprennent que leur devoir est de dissiper avant tout l’accusation qu’on avait formulée contre eux de vouloir renverser l’ancien état des choses ; ils parlent de leur dévouement et de leur reconnaissance à S. M. l’Empereur dont dépend leur destinée, se plaignent des anciens consuls de Russie, Pini et Pisani, qui se sont refusés à leur dicter une attitude, et supplient justement Minciaky, le nouveau consul, de leur dire quelle doit être leur conduit dans « les conjonctures présentes ».

Esprit conservateur, esprit philo-russe, esprit anti-français, c’est donc tout un en Moldavie, en l’an 1823.

Mais l’histoire de l’émigration moldave en Bukowine resterait obscure, si l’on ne liait pas connaissance avec un personnage dont le nom remplira pendant plus de vingt ans l’histoire de la Moldavie et qui est certainement, au moment où nous parlons, l’esprit le plus complexe de toute la principauté. Il s’appelle Michel Sturdza. Né en 1795, il a donc, en ce moment, 26 où 27 ans. Le voici, presque tout entier, dans cette lettre surprenante qu'il écrira un an plus tard à son cousin Alexandre Sturdza, conseiller d’État russe, résidant à Odessa.

« L’on ne peut certainement jouir d’une sérénité continuelle dans la vie. Que de nuages obscurcissent parfois le bel éclat du soleil ! C’est l’image de notre existence. Mais un malheur, quel qu’il soit, lorsqu’il est passager, nous permet enfin de respirer. Quatre mortelles années se sont écoulées dans les angoisses et l’anxiété !... Ne verrons-nous pas enfin le terme de tant de souffrances? (Nous sommes en novembre 1823) « Les victoires des Grecs désilleront enfin les yeux de bien des personnes. Ceux qui n’ont pas rougi de vouloir appendre des queues de cheval aux branches de la croix (aflusion au rang des hospodars nouvellement nommés dans la hiérarchie nobiliaire turque, à leur dévouement à la Sublime Porte) « et de la descendre au-dessous du croissant, rougiront de leurs anciens augures, non moins que de l’anéantissement de leurs desseins et de leurs funestes projets. Ils devront enfin se convaincre que la chute d’un gouvernement monstrueux est marquée du doigt de la Providence. Ce gouvernement, ces projets se dissiperont en fumée devant la volonté du Seigneur qui a parlé au cœur du véritable organe de sa sainte religion »...

Celui qui parle des « malheurs de notre existence », du « doigt de la Providence, de la volonté du Seigneur », de « sa sainte religion », est l’élève du prince réfractaire Lhommé. On ne peut donc pas dire que les élèves des anciens émigrés de la Révolution n’aient appris de leurs maîtres que la langue qu’ils parlent. L’influence française a été sur eux bien plus profonde. C’est toute la France de l’Ancien Régime qui a pénétré dans leur cœur, la France royaliste et religieuse. C’est même cette vieille France qui s’oppose, dans leur esprit, à la nouvelle. Car, en réalité, c’est de cette façon qu’il faut envisager le problème. Nous n’assistons pas à ce moment, en Moldavie, à la lutte de l’influence de la Rassie et de celle de la Turquie, mais bien de la vieille et de la nouvelle France. La Révolution française a triomphé un moment en Moldavie, grâce aux constitutionnels de Jean Sturdza; les élèves des émigrés de la Révolution sont devenus des émigrés à leur tour et luttent à l’étranger, dans l’opposition, pour le triomphe des idées conservatrices. Lear jeune chef est tellement croyant qu’il considère toute alliance turco-moldave comme inacceptable. C’est un mystique qui ne peut pas s’accommoder d’un abaissement de la religion. Écoutons-le encore, dans une autre lettre, de ce même mois de novembre 1824, adressée toujours au cousin d’Odessa :

« Si vous saviez à quel point vos lettres me consolent, vous répandriez souvent ce baume sur mon cœur ulcéré de douleur. Dans ma désolante position, sans carrière, sans patrie et, ce qui pis est, privé de mes enfants, mon existence, pour être plus calme, devrait être végétative, si mon âme ne remontait vers la source de toute consolation, pour y trouver ce qu’elle cherche en vain ici-bas. Vos réflexions chrétiennes m’ont beaucoup soulagé ; elles le feraient davantage dans le cas où des conjonctures moins contrariantes me permettraient d’être près de vous.” Et plus loin : « Mon amour-propre ne saurait me séduire au point d’établir le moindre parallèle entre les grands hommes et moi. Mais qu’il est toujours beau de s’efforcer de marcher sur leurs traces, à quelque distance que ce soit! Ainsi l’amour de ma patrie, mes devoirs envers la religion de mes ancêtres et envers leurs tombeaux m’inspirèrent quelques idées ; celles-ci me firent entrevoir certains rapports nécessaires entre la Puissance protectrice (remarquons-le bien : entre la Russie) et ses protégés, ainsi que les conséquences qui en découlent. Comme les idées naissent insensiblement les unes des autres, elles se sont insensiblement coordonnées et développées ».

C’est au nom de la religion qu’il est contre la Turquie et les constitutionnels, c’est au nom de la religion qu’il est pour la Russie. Mystique, absolutiste, autrement dit religieux et monarchiste, voilà ce qu’il est en 1824, ce qu'il était sûrement bien avant le début de l’émigration. A ces deux traits distinctif de sa nature s’en ajoute un troisième : « Sans émotion, l’on est moralement anéanti; je me sens mourir, en me sentant vivre dans l’inaction. Dans un cercle trop rétréci, l’homme éprouve davantage le sentiment de sa faiblesse. Les grands événements paraissent rejaillir sur lui. Plus l’arène qu’il doit parcourir est vaste, plus il s’élance avec vigueur, plus ses facultés tendent à approprier leur développement aux dimensions qu’elles aperçoivent. Je sais que l’on peut facilement se fourvoyer, que l’on peut même périr en courant les chances de l’incertitude; mais faut-il pour cela ne pas bouger ? Ce serait nous placer dans une situation diamétralement opposée au mode d’existence de tous les êtres, de la création entière. Nous sommes de toutes parts cernés, pour ainsi dire, par le mouvement. — Il faut, sans doute, se soumettre aux décrets de la Providence et s’incliner avec recueillement devant sa sagesse immuable; mais il faut pour cela être parvenu à la perfection de la résignation chrétienne, et c’est ici que je reconnais ma faiblesse. » (Septembre 1824).

C’est donc un mystique, un monarchiste et un superstitieux. De longue date, dès 1815, il avait senti le grand rôle que devait jouer la Russiedans les affaires politiques de l’Orient et il s’était fait délivrer par le consulat russe un certificat prouvant son inébranlable dévouement à la future « Cour protectrice ». Le 1er février 1823, il porta plainte à cette Cour qui lui avait toujours inspiré tant de confiance, contre la constitution « subversive » des partisans de Jean Sturdza. Ce qui le frappe surtout dans le texte de cette constitution, lui le monarchiste convaincu, c'est la représentation des districts par des députés, l’investiture de tous les emplois publics par une Assemblée, enfin l’appropriation, par cette même Assemblée, des trois pouvoirs : judiciaire, législatif et exécutif. L’idée de voir la dignité de Prince réduite à n’être qu’un simulacre l’irrite.

Il proteste aussi contre la création d’un grand nombre de boyars nouveaux qui pourraient ruiner l’autorité des anciens boyars : « Ces parvenus qui, dans tous les cas, n’ont rien à perdre, après avoir suscité les mesures les plus vexatoires et professé les principes les plus subversifs de l’ordre établi, veulent se prévaloir pour consolider leur système au détriment du bien public. » Il demande l’annulation de toutes ces nouvelles boyaries, quitte à accuser quelques mois plus tard le Prince son parent : 1) de s’être approprié les principaux revenus du pays ; 2) de pressurer les taillables à l'aide d’impositions onéreuses; 3) d’avoir, par trois fois, méconnu « les droits sacrés de la propriété », en privant les absents de leurs revenus légitimes... Un première fois, il n’a demandé que l’annulation des « charbonniers » promus dans la boyarie, cette foi-ci il ira jusqu’à demander la destitution du hospodar. Ce sera un ennemi dangereux que ce Michel Sturdza, destiné à devenir, lui aussi, un jour, Prince de Moldavie. Il a adressé, au mois de février, un mémoire a Saint-Pétersbourg donnant, sans que personne les lui demandât, des détails très précis, comme il savait en donner, sur la géographie et l’histoire de sa principauté, et, en septembre, il a demandé l’autorisation de communiquer directement avec le Ministère Impérial.

C’est à la suite de ces fréquentes correspondances que Minciaky autorise Lippa, agent d’Autriche à Jassy, à exprimer en son nom, au Prince et à tout son « Conseil », la désapprobation absolue de la cour de Russie et à les prévènir que, loin de sanctionner aucune des innovations faites, elle rendrait les boyars responsables du mal qu’ils avaient fait, comme du bien qu’ils avaient omis de faire.

Mais le hospodar et son Conseil ne tinrent aucun compte de cet avis salutaire. La « Constitution », interdite en droit et ne pouvant même pas obtenir l’acquiescement de la Sublime Porte, subsista en fait, dans ses lignes générales, pendant la majeure partie du règne de Jean Sturdza, grâce à la silencieuse habileté et à l’énergie de ce Prince.

§ 2. Passons à l’étude des événements de l’année 1824 qui nous fera revenir encore une fois à nos « charbonniers » ou « constitutionnels » et nous montrera le progrès de leurs idées pendant les deux dernières années. Car tel fut le sort des partis politiques Moldaves, à leur naissance, qu’ils devaient apparaître et triompher à tour de rôle.

Au commencement de mai, cette année-là, la Sublime Porte, qu’on poussait à évacuer les principautés, demanda d’abord une garantie des boyars : en cas de rebellion et de troubles, sans qu’on fit aucune autre enquête, la responsabilité tout entière retomberait sur cette classe. Les boyars, c’est-à-dire ceux qui étaient au pouvoir, c’est-à-dire les constitutionnels de 1822, jugèrent bon de mettre, suivant leur expression, « la raison en avant », et divisèrent la question. Leur réponse est du 6 juin. Ils voulurent profiter de l’occasion qui s’offrait pour faire approuver, sous main, par la Sublime Porte, une constitution qui est bien, au fond, celle de 1822, mais revue et corrigée. Donner une garantie, c’est très bien, mais encore faut-il en préciser les conditions :

Par qui la Moldavie pouvait-elle être inquiétée à l’avenir ? Soit par des étrangers habitant les pays avoisinants, soit par les étrangers qui habitent la principauté elle-même, soit par la classe des boyars, soit par les brigands, soit par d'autres ennemis qu’on ne peut prévoir à l’heure actuelle.

Pour empêcher les ennemis extérieurs de passer la frontière et de troubler le calme de la principauté, il faut certainement une armée, — une armée nationale de quatre à cinq mille hommes au moins, l’éducation militaire des Moldaves n’étant pas encore à la hauteur de leur courage. Mais cette armée doit être disciplinée, solidement organisée, avoir des chefs habiles. Cela nécessite des traitements, des frais de nourriture et d’habillement, le tout au compte de l’Etat. Cela représente deux millions él demi environ de dépense. Le chef de la milice doit être nommé par le public et confirmé par le Prince. Ce doit être une personne entendue et sérieuse. En ce qui concerne les étrangers habitant le pays, pour qu’ils soient mis dans l'impossibilité de fomenter de nouveaux troubles, il faut qu’ils soient soumis a la juridiction et aux autorités moldaves, et non plus placés sous la juridiction de leurs consulats respectifs qui leur donnent toujours raison. Mais pour cela ne faut-il point de meilleures lois, et les constitutionnels se seryent ici d’un mot français — des « lois fondamentales », — qui représen tent la façon d’être et l’essence du pays ?

La nécessité de cette nouvelle législation apparaît mieux encore lorsqu’on songe aux troubles qui peuvent naître du fait des boyars; car comment contenir cette classe, si on ne lui donne pas une autre organisation que celle qu’elle a actuellement et si on ne change du tout au tout l’ancien mécanisme administratif de l’État moldave? Il faut imiter les autres États. Or, partout ailleurs, disent les constitutionnels de Jean Sturdza, il existe un Sénat (c’est la première fois que ce mot leur vient aux lèvres). Ce Sénat représente la nation, il fait les lois ; il est distinct du pouvoir judiciaire (seconde innovation par rapport aux prescriptions de là Constitution de 1822); il se compose d’un nombre fixe de membres ; ces membres sont nommés une fois pour toutes (troisième innovation) ; il empêche le chef de l’État de transgresser les lois; il a ses bureaux et ses archives ; il décide à la majorité des voix... Et puisqu’on ne peut pas se passer d’un Prince, qu’il soit nommé à vie et que sa charge soit héréditaire (quatrième et dernière innovation), — et comme, dans ce cas, le trône peut tomber entre des mains plus ou moins habiles, il faut qu'il y ait un sénat inamovible et très puissant. — Le Prince aura ses revenus propres, tout à fait distincts de ceux de la principauté.

Reste les brigands, qu’il faut punir de mort et qui d’ailleurs n’oseront pas inquiéter un État bien organisé.

Si tous ces points sont admis, les boyars répondent de tout et se portent garants de l’ordre et de la tranquillité publics. « Si des révolutions pareilles à celle qui a eu lieu venaient encore à éclater, nous prenons sur nous de faire main basse sur les impertinents et de les punir. »

Nous voici donc à nouveau devant la Constitution de 1822, reproduite sous une autre forme et avec quelques variations. Elle se termine cette fois par la conclusion suivante : « Ces mesures réalisées, nous pouvons organiser un État qui soit digne de figurer à côté des autres... Ce serait notre joie la plue sensible... Ces changements nous permettraient même de redevenir un État maître de lui-même, comme nous l’avons été autrefois, d’après les anciens privilèges du pays, c’est-à-dire dépendant uniquement de la Turquie par le paiement d’un impôt, ce qui ne nous empêchera point d’être maîtres de nos destinées, d’avoir nos lois et notre pouvoir propres. »

C’est à la Turquie que l’on parle. Cette conclusion exprime le vœu le plus haut, le plus noble qu’on pouvait faire en 1824 pour le bonheur et la prospérité de la principauté. L'esprit le plus libéral, le plus avancé et le plus patriote ne pouvait guère aller au-dela de ces désirs.

Tandis que les constitutionnels et leur prince faisaient des vœux pour l’indépendance relative et pour une organisation plus libérale de leur principauté, ils étaient harcelés, au dedans et au dehors, par les ennemis de toutes sortes, par les russophiles de toutes nuances.

Ce fut en cette année que les membres de l'opposition restés dans le pays adressèrent à Constanti nople leurs plaintes contre l’administration tyranni que et innovatrice du Prince, que le Prince fit enfer mer les quatre porteurs de la supplique dans quatre forteresses turques, qu’il fit son discours énergique au reste des opposants. Cette affaire aurait coûté à Jean Sturdza un million de piastres. Les quatre forteresses furent : Ibraïla, Isatschi, Tultschè, et Kiustengè. Les quatre boyars : un Balş, deux Rosetti, un Raşcan. Ils durent payer chacun dans les trente mille piastres de rançon et ne furent libérée qu’un an plus tard, grâce à l’intervention pressante de la Russie. Le règne de Jean Sturdza, premier Prince indigène, prouva, mieux que tout raisonnement, à quel point il était difficile en Roumanie, pays de luttes séculaires pour le trône, à un Prince sorti de ce pays de se maintenir... Quelques hommes sages le pensent déjà et rêvent, dès cette époque, à un Prince étranger.

En même temps que les « oppositionistes » du pays, ceux du dehors s’agitèrent. Ils continuent à protester contre toutes les mesures, contre toutes les innovations du Prince, Michel Sturdza à leur tête. Accusés par Jean Sturdza d'avoir conspiré avec leurs amis de Jassy, ils lui répondent courageusement : « Prince..., il est doux aux frères d’habiter sous le même toit, selon le roi prophète !... il eût été préférable que Votre Altesse eût suivi dès le principe une autre direction ; elle eût arrêté dans leur origine les innovations et tant de maux qui pèsent sur la patrie ».

Mais c’est encore Michel Sturdza qu’il faut observer de près pendant cette période. On possède heureusement des données sur ses agissements pendant tous les mois de l’année 1824. A la fin de février, dans une lettre à Severin, nouveau consul dans les principautés, il lui annonça que « dans cet intervalle », il n’a pas manqué de tenir M. Minciaky au courant de ce qui se passait en Moldaviè. Le même mois il se glisse auprès de ce consul, le félicite de son mariage, lui envoie un châle pour sa femme, accompagné d’une lettre où il traite Jean Sturdza d’ignorant, de grossier, d’avare, de despotique... et prie le consul d’intervenir auprès du chancelier Nesselrode afin qu on n’oublie pas de le recommander à M. Ribeaupierre, ambassadeur de Russie à Constantinople... Chancelier, ambassadeur, consul russe, il veut tenir tout ce monde diplomatique au courant de ce qui se passait en Moldavie, le rendre attentif à sa personne. Au cours de ce même mois de février, il remercie Nesselrode d’avoir obtenu pour lui et son fils l’« honneur d’être admis parmi les sujets russes ». En mars, il envoie à Sevérin la liste des boyars persécutés par Jean Sturdza. En avril, Nesselrode le remerciera de toutes ses ouvertures et lui accordera la faveur, demandée en 1823, de les adresser directement au Cabinet Impérial. En vertu de cette autorisation, Michel Sturdza informera le cabinet, au mois de mai: 1) que le Prince Jean a nommé son propre fils administrateur des finances, après le coup d’État de février (la vérité est que le grand Vestiaire titulaire s’étant compromis dans l’affaire de la supplique, le Prince avait supprimé la place de Vestiaire et avait nommé, pour le remplacer, une commission de trois personnes chargée de gérer les affaires financières); 2) que les boyars relégués dans les couvents ont été élargis, sans qu’ils aient demandé leur rappel; 3) que pendant l’indisposition de S. M. le Tzar, tout le clergé moldave a adressé au Ciel des prières pour son rétablissement. Il demande à nouveau que le chancelier le recommande à l’ambassadeur qui sera nommé à Constantinople. En août, le chancelier apprendra que plusieurs familles des plus distinguées n’ont encore pu se résoudre à rentrer dans leur pays. Ces boyars — Michel Sturdza parmi eux — ont exposé au grand vizir les raisons de cet exil volontaire. Le Prince de Moldavie a encore osé percevoir sur « les pauvres habitants » une somme qui va d’un million à deux millions et demi de piastres... Une troisième fois, Michel Sturdza supplie qu’on le recommande auprès de l’ambassadeur... En novembre, il écrivit à son cousin d’Odessa : « Dans le manifeste qu’il plaira à notre Protecteur de publier... la clause de l’annulation des promotions ainsi que tous les actes administratifs faits dans cette période anormale serait très plausible », et il annonce à Alexandre Sturdza un certain « Rapport secret » sur les relations nécessaires que la Providence aurait établies entre la Russie et ses protégés. « Cet exposé secret qui n’est confié qu’à vous seul, vient d’être soumis au ministère Impérial. Puisse-t-il être reçu et apprécié par ces sages esprits qui fixe pour le mieux les destinées de l’Europe ! Je me borne à ce rôle, que puis-je faire de plus? » Enfin au mois de décembre, son activité fut double. Il écrivit à Minciaky : Je n’ai aspiré de tout temps qu a mériter la bienveillance de la Puissance protectrice et à montrer, par des actes proportionnés à l’étendue bornée de mes moyens, quelles étaient mes tendances... Il écrivit au chancelier Capodistria : « Je fus la victime de mon zèle, sans pouvoir contribuer au bien de ma patrie... Aussi j’ai depuis longtemps formé le vœu de lui vouer ma vie, avec un entier dévouement, sous le sceptre de votre Auguste Empereur »

Une telle persévérance, une telle opiniâtreté, étaient bien faites pour réussir à la longue. En attendant qu’il fût Prince, Michel Sturdza obtint que la Russie empêchât la mise en pratique de la nouvelle constitution projetée en cette année 1824. Depuis longtemps, grâce, à ses sollicitations, le cabinet de St-Pétersbourg avait cessé de prendre au sérieux le titre et les droits princiers de son rival Jean Sturdza. Celui-ci était généralement nommé par les autorités de Bessarabie, même dans les correspondances d’un caractère officieI : « Monsieur Sturdza, chef des Moldaves. »

§ 3. L’année 1825 peut être appelée dans l’histoire des partis et des luttes constitutionnelles en Moldavie l’année des Mémoires ou encore l’année des Programmes. Incités par le spectacle des idées bien arrêtées des « charbonniers », les conservateurs de Suceava et de Cernowicz tâchèrent de préciser les leurs. On possède un mémoire de Michel Sturdza, plusieurs mémoires collectifs du reste des émigrés, mémoires adressés soit à la Russie, soit à l’Autriche.

Celui auquel le chef de l’émigration fait allusion dans la lettre envoyée à son cousin d’Odessa, au mois de novembre 1824, est destiné à Nesselrode et commence par cette introduction mystique et enthousiaste : « Patrie ! que ce type est grand, sacré et obligatoire pour tout homme qui t’appartient ! Que te dois-je en ce moment ? Je te vois couverte de plaies et chancelante ; que puis-je faire pour te secourir? Je suis faible. Mon cœur seul a de la force pour toi. Du moins, en inspirant de l’amour pour ton être, tu inspires aussi des idées : les miennes te seront-elles utiles ? Je le voudrais. Je l’ignore. Cette incertitude seule me fait un devoir de les tracer : je te les consacre ! » — En bon élève d’un professeur de rhétorique, car l’abbé Lhommé en était un, Michel Sturdza divise son travail en trois parties : première partie, ce qu’a été la Moldavie ; deuxième partie, ce qu’elle est ; troisième partie, ce qu’elle sera ou ce qu’elle doit être. Les principautés eurent leur période de force et de santé : Pierre le Noir (?), Dragosch... « La Providence bénit leurs armes et les couronna des plus brillants succès ». Elles firent des alliances avec les puissances limitrophes. Vers la fin du XVe siècle, commence pour elles une nouvelle ère de civilisation ; grâce à qui ? sûrement à la Russie qui, en la personne de Iwan Wasiliewicz, en 1481, et en celle d’lwan IV, son petit-fils, vers le milieu du XVIe siècle, vint en aide aux Moldaves et aux Valaques. Et cela devait nécessairement se passer de la sorte, car dès longtemps, les décrets de la Providence voulurent que notre sort fût uni à celui de nos coreligionnaires du Nord ». Arrivent les Turcs et avec eux la décadence des principautés. « La pusillanimité succéda au pouvoir, la vénalité au désintéressement, l’envie tracassière à l’urbanité et à la droiture » ... « Alors, la mort dans le cœur, les principautés tournèrent leur regard languissant vers l’astre du Nord et leurs calamités furent adoucies... Le temps s’écoula ensuite... »

On se frotte aujourd’hui les yeux en lisant cette page d’histoire roumaine. Pas un seul fait qui soit vrai, pas une seule appréciation qui soit juste... Quel est ce Pierre le Noir qui ouvre les Annales de l’histoire glorieuse des Moldaves?... et où l’auteur a-t-il pris que les deux provinces roumaines de Moldavie et de Valachie sont redevables de leur civilisation à la Russie ? que leurs rapports avec cette puissance sont antérieurs à l’avènement des Musulmans dans la péninsule?... On dirait une sorte de discours sur l’histoire roumaine à la Bossuet où tout serait arrangé, supprimé ou surtout inventé en vue de la Providence représentée par la Russie !... ou bien un manuel d’histoire, composé au milieu d’une forêt, sans documents, selon la méthode de Rousseau, partant de principes etablis à l’avance... Mais comprenons donc ! Ce mémoire s’adresse non pas aux historiens de profession, mais au chancelier Nesselrode... Si on ne saisit pas tout de suite le sens véritable de la page précédente, il faut le chercher dans l’analyse de l’esprit public moldave que nous avons esquissé dans les pages qui précèdent... Le mémoire de Michel Sturdza nous éclaire non pas sur l’histoire de la Moldavie, mais sur l’état d’esprit de son auteur, il ne nous explique pas le passé de la principauté, mais la fortune et l’avenir de celui qui parle. Ce n’est pas une page d’histoire, mais les prémisses logiques d’un plan de vie politique.

Passons au second point. Aujourd’hui, continue Michel Sturdza, un peu sommairement « institutions politiques, lois, autels et même tombeaux, tout a disparu au milieu de la tempête »... Mais « tirons le voile sur ce triste tableau et cherchons ce que pourrait l’avenir pour te rendre » — ô patrie ! „le bonheur ».

Alexandre-le-Clément (cela veut dire : Alexandre Ier, tzar de la Russie, au moment de la rédaction du mémoire), ce « conciliateur de l’Europe » est en même temps l’« image de la Providence sur terre ». C’est pourquoi « les indemnités concédées à nos principautés dans le pacte primordial par un infidèle, ne pourrions-nous pas l’obtenir d’un souverain orthodoxe ? » — Bref, la Moldavie et la Valachie devraient être placées, sans retard, sous la suzeraineté de la Russie. Mais quelle forme de gouvernement leur accorder ? C’est ici que commence, à vrai dire, la troisième partie du mémoire

„Toutes les villes, toutes les nations, dit Tacite, sont gouvernées ou démocratiquement, ou aristocratiquement, ou monarchiquement”. (L’auteur va procéder par elimination.) « Mais, de tout temps, le gouvernement démocratique fut signalé, par les « hommes bienfaisants, comme le germe des discordes civiles et de violentes secousses dans l’ordre social. » L’élève du prêtre réfractaire va faire une critique très sévère de la philosophie matérialiste du XVIIIe siècle et de la grande Révolution française : « Si la philosophie moderne a embrassé avec autant de légèreté que d’obstination l’utopie de Platon ; si elle a voulu, en un autre langage et sous des formes différentes, reproduire les principes de ses théories inapplicables aux peuples d’alors, essentiellement républicains, les conséquences désastreuses qui s’ensuivirent ne prouvent que trop sa « funeste erreur. » — Et puis, même sous la république, on voit surgir les dictateurs. — Le gouvernement aristocratique eût été bon en Moldavie : mais voici justement que les parvenus de Moldavie ont tout gâté. — Reste la monarchie. Il faut un hospodar. Celui-ci serait nommé par le suzerain parmi les sujets les plus dévoués. Le suzerain, pour être obéi, n’aurait qu’à faire connaître sa volonté à un seul, et ainsi, l’impulsion serait donnée à toutes les masses. Puis, le suzerain pourrait tirer de la principauté les ressources dont il pourrait avoir besoin : toutes ces ressources seraient sans doute un bien juste hommage rendu par celui qui lui devrait son rang et le bonheur de la patrie. „D’un autre côté, ce gouvernement serait également avantageux pour les principautés, en ce que leur existence politique « serait ainsi définitivement assurée ». Conclusion : « Reproduire le passé au cours d’un avenir meilleur, en réparant le présent »... «Faut-il — en vérité — désespérer pour trois millions d’individus placés sous une puissance salutaire »?... « Puisse, ô ma patrie ! puisse une pareille aurore se lever bientôt sur ton sol fatigué ! Mais si tant de bonheur ne peut, hélas ! t’échoir en partage, si ce n’est ici qu’un rêve, du moins il sera doux d’avoir ainsi rêvé pour toi !! »...

La pensée, l’ambition et les tentatives de Michel Sturdza n’ont fait que des progrès depuis 1823. — Ce mémoire, qui commence par des exclamations patriotiques et des considérations d’histoire, continue par des vues philosophiques et se termine par des considérations intéressées et des flatteries plates. Michel Sturdza veut devenir, en somme, Prince de Moldavie sous les auspices de la Russie, à laquelle il fait force promesses... Le personnage est-il sincère au moins?... et est-il autre chose qu’un pur égoïste ? On le voit, en cette même année, demander à Ribeaupierre, à Constantinople, la ligne de conduite à suivre, « toute mon ambition et tout mon zèle se bornant à être utile à mon pays, en méritant votre confiance » — et l’on est étonné de le voir aussi, à cette même époque vie, se mettre à la disposition du cabinet de « pour toute information ».

— Ou possède d’autres mémoires, de cette même année 1825, que celui de Michel Sturdza. Invités une fois de plus par leur hospodar à rentrer dans leurs foyers, les émigrés de Bukowine demandent tout d’abord à être remis en possession de leurs droits et privilèges. Et ils écrivent au Tzar : « De nombreux satellites nous séparent du Prince, que nous sommes prêts à reconnaître et à seconder.. De nouveaux règlements bouleversent les rapports directs que nous entretenions autrefois avec la Sublime Porte et nous subordonnent à lajurisdiction d’un Pacha. Sans votre intervention, Sire, « la Moldavie n’a plus d’avenir ».

Et dans un second mémoire, à Nesselrode, ils demandent la suppression de toutes les charges et dignités conférées depuis cinq ans à une foule d’individus tout à fait incapables et indignes », car « le souffle inique de l’anarchie a semé chez nous toutes les passions abjectes, sans avoir mis un seul individu à sa vraie place. Aussi sollicitons-nous un grand exemple, sans que nous anime la moindre animosité personnelle. » Ils demandent deux autres choses encore : l’exemption pendant trois ans de tout impôt direct, — et la liberté du commerce.

Un troisième mémoire, plus catégorique encore, est expédié à l’Empereur de Russie. Ils y proposent : a) l’exemption de tout impôt pendant plusieurs années, b) une indemnité, pour les propriétaires, des pertes subies pendant l’émigration, c) la suppression de nouvelles dignités conférées par le Prince (dans leur langage : « l’annulation des parvenus qui ont professé des principes anti-sociaux »), — et pourtant : d) la limitation des droits et des attributions du pouvoir du hospodar, en vertu de règlements stables, e) la liberté du commerce, — ouverture du port de Galatz à tous ceux qui voudraient commercer ; enfin, f) une période de dix ans accordée aux propriétaires émigrés pour mettre en ordre leurs affaires, et le droit pour eux, dans cet intervalle, de n’étre point molestés par leurs innombrables créanciers.

On possède encore un quatrième mémoire envoyé par les boyars de Bukowine à St-Pétersbourg ; ils y rêvent encore de stabilité, de repos... « des hospodars inamovibles, soumis aux lois et aux transactions politiques, choisis par la Puissance suzeraine et par l’Auguste modérateur de nos destinées, — consciencieux et capables de gouverner ».

Ces projets ne sont pas tout à fait ceux de Michel Sturdza. L'on constate même, avec un léger étonnement, que les émigrés et lui font deux choses pendant cette « année des mémoires », 1825. Ils ont envoyé un représentant à eux, le boyar Roznovanu, comme interprète de leurs désirs à St-Pétersbourg. Ce qui ne les empêche point de s’adresser en même temps à l’Empereur d’Autriche, « pour la garantie de leur existence, de leur religion, de leurs bien... » Ils voudraient tout de même rentrer dans leurs foyers : « Les fidèles Moldaves ne peuvent attendre leur salut que de votre Majesté seule »

Un an nous sépare encore de la convention d’Akkerman qui va changer du tout au tout la face des choses en Moldavie et en Valachie et rapprocher d’une façon merveilleuse les physionomies jusqu’alors si distinctes de ces deux principautés roumaines. Pendant cet intervalle, de temps, les documents se taisent sur l’évolution des partis et des idées politiques en Moldavie. Peut-être attend-on anxieusement la reprise des relations diplomatiques entre les deux grandes puissances orientales... On sait seulement qu’un complot fut ourdi, pendant cette période, par l’opposition de la capitale, pour assassiner le Prince, le Métropolitain et quelques autres boyars... et que l’âme de ce complot, un certain Desilla, apothicaire, obtint, surtout après l’attentat, la protection du vice-consul d’Autriche.

Il est temps d’abandonner pour un instant la Moldavie et d’examiner ce qui s’est passé, pendant ces cinq années, sur le territoire valaque, où régnait depuis la fin de la Révolution, le hospodar Grégoire Ghica.

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