I

L'historien qui étudie le règne de Grégoire Ghica est, pour le moins, aussi étonné que celui qui étudie le règne de Jean Sturdza. Car, cette fois encore, les pièces historiques sont en contradiction absolue avec l'opinion que l’on se fait généralement du personnage. Mais tandis que la légende et l’opinion historique traditionnelle accablent Jean Sturdza et que les pièces viennent réhabiliter sa mémoire injustement compromise, l'historien, interdit, cherche en vain de quoi justifier la légende et l’histoire traditionnelle de Grégoire Ghica. Il est très doux, d’ordinaire, en histoire, de détruire une idole : on éprouve un plaisir malin à le faire. Pour nous ce plaisir, si c’en est un, est sans charmes. Autant nous avons ressenti de la satisfaction à réhabiliter la mémoire de Jean Sturdza, autant nous sommes attristé à la pensée de dénigrer ou d’amoindrir celle de Grégoire Ghica. Avant d’écrire ce chapitre, nous avons lu et relu maintes fois les documents historiques, nous les avons retournés en tout sens, nous avons longuement réfléchi pour voir si on ne pouvait pas leur donner quelque interprétation favorable à notre Prince. Car il est plus naturel de croire que l’on se trompe soi-même que d’admettre que, depuis bientôt cent ans, toute une suite d’historiens se soient trompés. Nous faisons donc des vœux pour que l’on découvre d'autres actes sur l’histoire valaque de 1821 à 1828 que ceux dont nous avons pu nous servir, — pour que l’on nous montre que nous n’avons absolument rien compris à nos Actes ; notre joie sera très grande le jour où le cha pitre que nous commençons maintenant sera détruit et remplacé par un autre chapitre qui soutiendra par des preuves le contraire de ce que nous allons dire.

Avouons tout de suite que notre personnage n’était ni joueur, ni ivrogne : il est même « le plus abstinent de tous les boyars », — à peine s’il avait la passion des jolies femmes : encôre ne faut- il pas trop se fier la-dessus à une mauvaise langue, qui nous le dit, une fois pour toutes, et invoque une circonstance d’où le contraire semble plutôt ressortir.

Disons de plus que le Prince était fort pieux, trop même, et que, une fois nommé hospodar, il ne trouva point d’affaire plus pressante dans la principauté que de faire réparer une vieille église. Nous savons d’ailleurs qu'il avait fait vœu de ne condamner personne à mort et que, pour être conséquent avec soi-même, il se contentait de faire couper les mains à ceux qui avaient tué de nombreuses personnes. Nous l’avons vu encore présider la procession des reliques de St-Démètre par des temps de peste. — Il paraît qu’il avait une façon toute particulière d’entendre sa fonction de juge suprême : avant de se prononcer, il prenait conseil de trois de ses conseillers, puis il allait dormir, et vers le milieu de la nuit, il se réveillait, allumait un cierge de Pâques devant les images des Saints, tombait à genoux et priait le ciel de lui venir en aide,— après quoi, il prenait vite une décision, qui était irrévocable. Cela ne l’empêchait point d ’être un peu moins ignorant que son collègue de Moldavie, car il savait « quelques mots de français », « un peu d’itaien », « tant bien que mal » la langue turque ; ç’aurait été là la principale cause de son élévation), enfin le grec, langue dans laquelle il gronde quelquefois ses boyars. Si peu instruit qu’il soit, il se conduit néanmoins, comme s’il ne l’était pas du tout. « Il n’existe pas dans tout son palais un seul volume, ni une seule carte géographique”. « Il défend aux cafés, traiteurs..., de tenir et de donner à lire des gazettes ou autres feuilles périodiques ».

On lui doit, à ce que l’on dit, la création des écoles nationales... quelques écoles élémentaires dans la capitale et dans les districts et l’école secondaire de Bucarest, fondée d’ailleurs par le maître Georges Lazar. Cet établissement n’aurait jamais continué à fonctionner sans le zèle extraordinaire de Jean Héliade-Rădulescu qui réunit autour de lui, pour un modique traitement, un certain nombre d’élèves dans les chambres délabrées de l’ancien établissement de Saint-Sava. D’autres disent néanmoins que cette création des écoles n’est nullement l’œuvre du Prince, qu’il s’y serait même opposé et qu’il n’y aurait accédé qu’à son corps défendant. « A peine » nous dit un rapport consulaire « si, à la suite des vives représentations d’un agent étranger, ils ont consenti à réserver trois ou quatre mille piastres, sur les cent dix mille piastres, revenu total des écoles, pour payer un maître valaque »... « Quelques boyars et même Son Altesse furent d’avis — en octobre 1823 — d’employer, du moins pour le moment, les revenus de « cette école (nationale) qui, grâce à diverses fοndadations, se montent à cent trente mille piastres, aux besoins de l'État. On alla même jusqu’à proposer de la supprimer tout à fait, mais le dvornic Georges de Golesco se leva et protesta, disant, entre autres choses : Des étrangers — il faisait allusion aux Grecs — furent les fondateurs de cette école et les créateurs de ces revenus, et, à présent qu’un patriote règne sur la Valachie, nous voudrions travailler à la maintenir dans l’ignorance, les ténèbres et la barbarie que les Européens nous reprochent avec justice ?» — A partir de ce moment Grégoire Ghica ne s’opposa plus au développement de l’instruction nationale, d’autant plus que le grand ban Barbu Văcărescu renonça à tous les revenus de sa charge, près de quatre-vingt-dix mille piastres, au profit des écoles.

Quels actes attribue-t-on encore à ce Prince? Avoir rendu au pays l’administration des biens des monastères, la création d’une milice nationale, le pavage de quelques rues de la capitale, la nomination d’un comité de réforme en 1827, quelques mesures contre les abus des fonctionnaires...

Si le prince rendit au pays l’administration des biens de ses couvents, il faut dire que cette mesure ne lui appartient pas en propre, qu’elle fut prise en même temps que par lui par son collègue de Moldavie, qu’il n’était pas difficile de sévir contre les Grecs à un moment où la puissance suzeraine menait une rude guerre contre les « infidèles » dans toute la péninsule et que, enfin, l’ordre exprès de chasser du pays les hégoumènes grecs se trouvait contenu dans le firman de nomination des deux princes.

La milice eût été une excellente chose. Mais on oublie de nous dire en quoi elle consistait, si par elle il faut entendre autre chose que la garde toute personnelle de cent ou de deux cents ou même de trois cents soldats composée d’Arnautes, d’Hypsilantistes, de Pandours, que la caisse princière payait assez irrégulièrement et qui, lorsqu’elle se révoltait, se jetait, comme une troupe de brigands, sur le pays... ou encore le corps de deux cent cinquante à trois cents Pandours que l’enthousiaste Magheru forma tout seul à l’âge de vingt ans et qu’il devait mettre à la disposition des troupes russes en 1828.

Le prince a eu aussi, il faut le reconnaître, l’idée de remplacer par un pavage régulier les poutres qui couvraient les rues de la capitale ; il signa même un contrat à ce sujet en 1834 avec MM. Freywalt et Hartel : les rues principales seraient pavées dans l’espace de dix a douze ans... chaque année on paverait un certain nombre de toises, chaque toise coûterait trois cent dix-huit piastres... Mais ce travail ne fut entièrement accompli que dans l'imagination du prince ; le peu qu’on en réalisa fut si mal fait qu’on dut recommencer tout l’ouvrage ; enfin MM. Freywalt et Hartel s’entendirent si peu à leur tâche que, pour orner la ville de quelques toises de caillou, ils jugèrent bon d’abîmer les fontaines...

Ce qu'on appelle le « Comité de réformes » de 1827 ne fut institué, comme nous le verrons, qu'après la convention d’Akkerman et d’après l’ordre exprès de la Russie. C’est à l’intervention de cette puissance que l’on dut les quelques mesures d’amélioration rédigées à la veille de la chute du Prince Ghica, comme on doit à la Turquie l’expulsion des hégoumènes grecs, effectuée le lendemain de son avènement...

Restent les mesures prises contre l’abus des fonctionnaires, surtout au commencement du règne. Ces mesures lui font grand honneur. Dès novembre 1822 « le Prince paraît vouloir s’occuper sérieusement de la restauration et du bien-être de sa patrie. Parmi les tyrans subalternes... on doit particulièrement remarquer les ispravnics... Cette charge était presque toujours accordée à la faveur ou vendue au plus offrant. Rarement on voyait leurs exactions punies... Les revenus de cette charge, outre les productions du pays, qu'ils savaient se faire livrer en abondance, devaient aussi leur rembourser les frais de leur nomination et leur fournir les moyens d'acheter à l’avenir d’autres charges... Après les ispravnics, venaient leurs caissiers (samesh) qui payaient aussi quelques milliers de piastres... Le Prince fit un autre règlement, en vertu duquel tous ces employés auraient des appointements fixes ; les ispravnics, par exemple douze mille piastres et les autres proportionnellement... Mais ils sont de plus menacés de punitions graves et publiques, s’ils s’avisent d’extorquer un seul para en dehors de la rétribution légale ;... quelquefois il arriva qu’ils prirent le double, le triple. Le Prince en fit battre deux, qui lui furent dénoncés. Le 15 août 1823, il défend, par un autre règlement à ces mêmes administrateurs de se livrer au commerce et les oblige à tenir des registres de recettes et de dépenses : les « samesh » devront veiller à le régularité de leur tenue et, au besoin, avertir le ministre des Finances... En septembre 1823, deux receveurs furent battus en public pour dilapidation : l’un d’eux était le neveu d’un « grand ban »...

Que la mémoire du prince Grégoire Ghica nous permette de faire ici encore quelques réserves. Il est bon de punir les fonctionnaires prévaricateurs, et même sévèrement, mais, pour cela, il faut, ce nous semble, remplir une triple condition : ne plus revenir sur les décisions une fois prises, avoir des principes immuables d’administration, ne pas donner soi-même de fâcheux exemples.

Or, il parait que, à peine était-on condamné, on était grâcié par le Prince. Il suffisait qu’on intervint auprès de lui. Dès le mois de mai 1824, il se voit dans l’impossibilité de retenir les « ispravnics » et les « zapcii » : les premiers appartiennent à d’anciennes familles, ou sont protégés par quelques personnes influentes, qui les soutiennent et les dérobent au châtiment... « Dans ce pays, on punit, on dégrade, on bat, et bientôt on voit le même individu honoré d’une nouvelle charge »... « Le prince gourmande les boyars les plus rapaces, se fait baiser par eux le pan de la robe et, une heure après, il sanctionne leurs brigandages »...

D’autre part, si nous n’avançons pas, comme un certain consul contèmporain, qu’il ait été de tous les hospodars « le plus dépourvu de toute espèce de capacité », il nous semble presque certain qu’il allait un peu au hasard, qu’il n’avait aucun système de gouvernement. Ne lui est-il pas souvent arrivé, en sa qualité de premier juge, de juger arbitrairement, d ’enfreindre des lois et de répliquer à ceux qui réclamaient : « J’ai déjà décidé ! ». Il ne sait pas respecter les engagements ; il afferme les douanes, il change brusquement les conditions du fermage, les douaniers sont ruinés !... « Ils crient; ils protestent... Qu’ils se ruinent !... Mais trouvera-t-on à l’avenir des fermiers qui voudront s’exposer à pareil malheur » ?... On ne sait plus sur quoi compter d’un jour à l’autre ; la vie est très chère et son prix change subitement, sans aucune cause : « Quelquefois l’on paie le bœuf à onze paras, le lendemain à quinze ou seize, puis à douze, à quatorze, à dix-huit, et aujourd hui à vingt; la viande de mouton, à vingt-quatre ; les œufs, qui en hiver, se vendaient à six, sept et huit paras, sont tombés de trois à quatre » ... En juin 1824 , il voulut supprimer la corvée, pour indemniser les paysans surchargés d’impôts et sur le point d’émigrer. Les boyars réclament, murmurent... le Prince n’oppose aucune résistance et la mesure est retirée.

C’est l’arbitraire, c’est la faiblesse, c’est l’incertitude qui régnent. — Mais le Prince ne se contente pas de revenir tous les jours sur des décisions antérieures, de manquer complètement de principes de gouvernement, il faut encore qu’il donne de mauvais exemples.

Faut-il croire tout ce que nous disent sur son compte le consul de France Hugot, le consul de Prusse, von Kreuchely ? D’après ce dernier, si l’affaire du pavage ne réussit pas, c’est que le Prince, outre le contrat officiel, aurait fait signer à ses entrepreneurs un autre contrat, secret, d’après lequel il ne devait leur servir que cent soixante ou cent soixante-dix piastres par toise et que, à un certain moment, pressé par le besoin de faire rentrer au plus vite la différence, il les aurait contraint à terminer en quatre ans un travail qui en demandait dix. D’après le consul de France, il aurait conclu un accord secret d’un autre genre avec son « frère Michel : celui-ci serait nommé grand Vestiaire, mais ne recevrait qu’une somme fixe quatre à cinq mille piastres par mois; le reste appartiendrait au Prince ». — On accuse aussi le hospodar d’avoir retiré sa signature en plein divan, au commencement de janvier 1827, parce que la partie adverse s’était fait donner raison à force d’argent... Jusqu’en juillet 1827, plus de sept millions de piastres auraient été placés chez un banquier d’Hermanstadt... Enfin, à en croire le consul Kreuchely, nous nous trouverions en face non pas dun chef d’Etat, mais bien d’une sorte de figure monstrueuse, à la façon de Harpagon, plus vile même que ce type classique : de même que Harpagon se trouve, sans le savoir, sur le point de devenir le créancier de son propre fils, de même, et de son plein gré, le prince Grégoire Ghica était le créancier... comment dire ? de sa mère, la Valachie : il lui aurait prêté, par des temps de crise, sous le nom d'un banquier du pays, Meitani, des sommes considérables, à des taux considérables, en ces temps difficiles...

Peut-être n’est-ce là après tout que des suppositions ou des soupçons en l’air. Voici quelques faits précis. Un préfet de son règne, futur ministre, futur prince, excellent financier, et esprit sérieux et digne d’être cru. Barbu Stirbey, nous donnera, quelques années après le règne, dans un rapport adressé au chef de l’administration en 1831, quelques chiffres portant sur l’administration financière du prince. On ne sait pas s’il faut s’épouvanter davantage devant le désordre qu’on y découvre ou devant l’incroyable égoïsme de notre Prince. Ici, ce ne sont pas tant les Turcs qui écrasent la principauté, c’est le Prince. Sur les six millions, huit cent quarante et un mille, sept cent quatre-vingt-neuf piastres revenus de la Valachie, l’État valaque aurait dépensé deux millions, cent quarante-sept mille, cent treize piastres, alors que la Sublime Porte exigeait sept cent quatre-vingt neuf mille, quatre cents piastres. Le Prince seul aurait retenu la différence : trois millions, neuf cent cinq mille, deux cent soixante-seize piastres. Sur cette dernière somme, il n’avait droit qu’à un million, huit cent quatre-vingt-un mille, deux cent quarante-sept piastres, pour sa liste civile, mais il y ajoutait, de sa propre autorité, toutes les dépenses de sa personne et de sa cour :

265.394         piastres,         son habillement,

203.350         »                 l’entretien de sa table et de sa cour

133.464         »                 ses écuries,

3ο6.33ο         »                 diverses pensions accordées aux mem bres de sa famille, les traitements de tout son personnel

Et ce fut, peut-être, la principale cause, pour laquelle les finances de la Valachie furent, sous Grégoire Ghica, loin d’être prospères. La dette publique, au lieu d’être éteinte, s’accrut considérablement. En avril 1825, le secrétaire d’Etat, le Dr Arsaki, tâchera de nous expliquer un peu cette augmentation : Après 1821, des démagogues prêchèrent, en Valachie, comme ailleurs, l’abolition des impôts, alors que les caisses publiques étaient vides... des paysans refusèrent de se soumettre à la contribution... il y eut même des émigrations en masse ; dans ces temps extraordinaires, on prit des mesures extraordinaires ; devant la dette énorme de cinq millions, trois cent soixante-six mille, soixante piastres et les taux, on décida de faire contribuer, pendant trois ans, l’Eglise métropole, les Évêchés, les Couvents;... le Prince même aurait fait le sacrifice d’une partie de ses revenus... les boyars renoncèrent à une partie des revenus que leur rapportaient leurs « Sokotelniks »... on établit des impositions sur les abeilles, sur les moutons. Mais les intérêts accrurent la dette, mais on eut de nouvelles dépenses à cause de Turcs et de la peste... un nouveau déficit de deux millions, huit cent treize mille, six cent cinquante piastres, etc., etc. Nous sommes mieux placés que le Dr Arsaky lui-même pour juger de la difficulté de vivre et d’administrer par ces temps mémorables... Mais enfin, le Prince avait des revenus supérieurs à ceux de son collègue moldave, il imposa les couvents et les boyars... les finances du pays ne furent point équilibrées comme en Moldavie. La réunion des boyars, — sorte d’Etats généraux convoqués pour se prononcer sur cette affaire, — resta stupéfaite, en 1825, devant cet énorme déficit et finit, en dépit des explications et des menaces du Prince, par exprimer très haut son mécontentement et son indignation... Pour se figurer Grégoire Ghica, il faut, selon nous, se représenter l’image inverse de celle qu’on nous a présentée jusqu’à présent, et il nous apparaît comme étant en toutes choses, une antipode de son collègue de Moldavie, Jean Sturdza. L’un et l’autre sont d’un certain âge, au moment de leur élévation. Ils ont fait leur éducation politique dans le même milieu corrompu des Phanariotes. 11 nous semble néanmoins que l’un, le plus instruit, regarde plutôt vers le passé, tandis que l’autre, le plus ignorant, semble plutôt marcher à tâtons vers l’avenir. On dirait que le premier, habitant la plus grande ville de sa principauté, se ressent de l’air vicié de cette ville, l’autre, campagnard, semble s’inspirer des prairies et du ciel pur qui l’entourent pour rêver une humanité meilleure. Ou bien encore le plus instruit est aussi le plus maladroit et n’écoute que ses instincts, tandis que le plus ignorant a une droiture et un bon sens naturel qui lui tiennent lieu et d’intelligence et d’instruction. . . L’un est d’ori gine princière, car il est petit-fils du Prince de Moldavie, qui portait le même nom que lui, l’autre est de condition plutôt obscure, car il descend de la branche la plus humble des Sturdza. — Le premier, en dépit des traditions libérales de sa famille et en dépit du portrait qu’on en a fait, est un conservateur, un être capricieux, un tyran, — l’autre, en dépit de ses intérêts, un libéral, un progressiste, an monarque constitutionnel... Grégoire Ghica, aurait-il signé cent fois la loi la plus autoritaire, la plus conforme à son tempérament despotique, il aurait cent fois négligé, foulé aux pieds, violé consciemment cette loi. Jean Sturdza met en pratique, de son propre mouvement et le lendemain de son avènement, une constitution que les puissances limitrophes lui interdisent néanmoins d’accepter et qui limite considérablement son pouvoir... Le premier ne songe qu’à ses intérêts et tout au plus à ceux de sa famille, l’autre néglige les siens et ne songe qu'à ceux de sa patrie, tout au moins au triomphe de son parti et de ses idées politiques... Celui-ci, plein de vices, a pourtant de belles qualités qui rendent respectable l’ensemble de son caractère ; celui-là, n’ayant pour ainsi dire aucun défaut, ne sait que faire de ses médiocres dispositions et apparaît, lés Actes une fois lus, comme un personnage plutôt antipathique... Il n’est pas jusqu'à aux yeux de l’histoire car l’un, très «réclamiste», a su se faire une réputatlon de grand homme détruisent les textes historiques, et s’est fait attribuer des actions éclatantes que l’esprit de recherche lui conteste une à une, l’autre qui faisait peu parler de lui et que l’on a pu accuser de vol et d’arbitraire, laisse a l’historien consterné le soin de découvrir les registres réguliers de sa Vestiairie ou de sa constitution libérale, ou bien encore l’acte prouvant qu’il est mort pauvre... Enfin, pour tout dire, l’un est humble devant les grands, orgueilleux à l’égard des humbles, l’autre fier et redoutable à l’égard des grands, paternel et humble devant les petits...

Ceci nous mène à esquisser rapidement la politique extérieure de Grégoire Ghica ou, pour mieux dire, son attitude humble envers la Turquie, envers la Russie et envers l’Autriche.

On se figurerait difficilement un vassal, non pas plus soumis, mais plus pusillanime. Six mois ne s’étaient pas écoulés depuis son avènement, que Hassan-Bey, le chef de la garnison, intervint pour faire accorder une place d'ispravnic à un favori. Deux fois le Prince refuse. Hassan-Bey insiste une troisième fois, faisant dire qu’il le voulait, et l’individu fut fait ispravnic En avril 1823, ce fut l’affaire Villara, où le Prince se prêta aux machinations des Turcs contre son propre neveu. Un mois plus tard, même attitude dans l’affaire d’un autre boyar Niculescu : il est arrêté et livré à Khavanos-Oglou, parce qu’il avait laissé fuir un domestiqué à lui, injustement accusé d’hétairisme, au moment de la rébellion des Hétaristes de Bessarabie. — En juin, à l’occasion des fêtes du Bairam, le hospodar, accompagné d’un cortège civil en deux voitures et de son cortège militaire composé de douze caporaux et de deux sergents-majors, fait visite au chef de la garnison qui n’est même pas pacha à deux queues, tandis que lui est considéré comme pacha à trois queues dans la hiérarchie des vassaux du Sultan.

N’est-ce pas par déférence aussi pour la puissance suzeraine qu’il ordonne en juillet, à tous les individus raïas « habillés à la franque » de quitter les vêtements européens et d’endosser, dans l’espace de trois jours, le costume valaque ou oriental ? Le but de sa politique, c’est de s’attirer la protection des petits pachas limitrophes, celle des chefs de la garnison, tandis qu'il aurait pu, avec moins de dépenses, avoir le bon esprit de gagner à Constantinople même des protecteurs puissants. « C'est un enfant faible, difforme, capricieux, vaniteux » dit un contemporain « et tout perclus, qui ne peut se passer d'une béquille, dont il frappe à tort et à travers son entourage, et cette béquille est le pacha de Silistrie ». Lorsque Achmet-Aga, délégué de ce pacha, a quelque chose à lui dire, il l’envoie chercher. De même, lorsque le pacha d’Ibraïla lui fait parvenir de minces cadeaux, il traite son envoyé comme l’ambassadeur d’une grande puissance et lui fait des dons bien supérieurs à ceux qu’il a reçus... C’est de la crainte et non pas de la reconnaissance ou de la fidélité. Après Akkerman, son attitude changera et il marquera cette même déférence non pas aux Turcs, mais aux Russes. Après la défaite de ses maîtres à Navarin, il se demandera s’il doit ou non fournir le « secours amical » demandé par Constantinople et, toute réflexion faite, il répond au gouvernement turc qu’il va demander là dessus l’avis de la Russie. D’ailleurs, il a vite pressenti l’avènement de cette puissance, qu’il courtise de loin en loin. En 1823, lors du passage du conseiller d’État Minciaky à Constantinople, il envoie son frère le dvornic Alecu Câineni, au devant de ce représentant du Tsar, pour lui faire hommage. « Il était devancé par sieur Antonaki Borelli, confiseur et le meilleur traiteur de la ville, qui devra soigner la table en route ». Le 28 décembre, ce conseiller arrive à Bucarest : toutes sortes de cadeaux lui furent offerts par le Prince, pour lui-même et pour sa famille : une pelisse de zibeline à Mlle Minciaky, quatre châles et un diadème en brillant à Mme Minciaky ; le conseiller reçut une tabatière et une montre, une voiture attelée de deux étalons superbement harnachés... peut-être y ajouta-t-il cent mille piastres , en argent comptant... Ce fut le Prince qui fit la première visite à ce ministre, puis cette visite rendue, il lui en fit une seconde. Après les visites, concert, souper et bal en son honneur... Mêmes préparatifs, même cour assidue, trois ans plus tard, lors du passage à Bucarest du nouvel ambassadeur de Russie à Constantinople, Ribeaupierre : le feu d’artifice seul coûtera cinq mille piastres; le chef de cuisine Borelli est encore envoyé au-devant du représentant pour soigner sa cuisine ; un dîner à cent couverts, offert au palais... la salle de la cour, repeinte, fut décorée avec éclat...; en montant l’escalier du palais, le ministre trouva dans le vestibule un transparent portant l'inscription ; « Excellentissimo D.D. D. Ribeaupierre »;... soirée, le lendemain, chez la belle-sœur du Prince, où, — chose rare, — une dame de la société joua du piano... le surlendemain, fête encore, chez la sœur même du Prince, la fameuse dame Pulchérie... Le Prince avait fait déménager sa mère et son frère pour loger l’ambassadeur ; mais celui-ei descendittout bonnement au consulat de Russie; pour montrer néanmoins qu’il avait absolument tenu à déranger sa famille en cette occasion, le Prince fit décamper une de ses sœurs, Mme Cornescu, pour offrir sa maison aux gens de la suite du ministre. — Enfin en septembre 1826, après la reprise des relations entre la Russie et la Turquie, le Prince poussera l’attention jusqu’à faire construire un passage pavé (c’est son idée favorite) depuis le bel et vaste hôtel que M. Minciaky, le nouveau consul, devra habiter, jusqu’à la grande rue appelée Podul-Mogoşoaei ».

Grégoire Ghica fit sa cour aux Turcs surtout avant la conclusion de la convention d’Akkerman et la fit aux Russes surtout'après cette conclusion; mais il courtisa les Autrichiens durant tout son règne. Son meilleur ami fut, depuis son avènement, jusqu’à sa déposition, le consul d’Autriche, avec lequel il aurait eu même des rencontres nocturnes. L’influence de cet agent alla toujours en augmentant et elle inquiéta d’abord le chef de l’occupation turque, puis le consul de Russie lui-même. Le Prince ne se gênait pas pour reconnaître en public cette influence. Ayant accordé le rang de « medelnicer » au fils d’un certain « caminar » qui avait fait une banqueroute considérable, il dit expressément devant tout le monde : « Ceci, grâce au consul d’Autriche ». — Comment expliquer ce rapprochement entre notre hospodar et la cour autrichienne?

Il semble, d’une part s’expliquer par des raisons d’ordre pécuniaire : le Prince aurait fait passer en Allemagne, par la voie de Hermanstadt, des millions de piastres... il aurait déposé sa fortune à Vienne...

Mais il y a une autre explication encore. Dès l’époque du hospodar Jean Caradja (1812-1818), le Sultan Mahmoud II aurait senti la nécessité de se rapprocher de l’Autriche et de se procurer des renseignements précis sur la politique des grandes cours de l’Europe. Il chargea ce Prince de se faire son intermédiaire auprès de Vienne, de lui trouver un corrrespondant éclairé qui lui transmettrait confidentiellement les renseignements recueillis. Metternich connut ce projet et jugea qu’il y avait là pour lui une occasion excellente de s’assurer une grande influence auprès de la Sublime Porte. Il chargea de cette correspondance le chevalier de Gentz, un serviteur précieux « pour lequel les embarras d’argent étaient devenus une sorte de mal chronique... » La correspondance de ce chevalier avec les hospodars commença le a février 1813 ; elle continua après la chute de Caradja avec ses successeurs et avec Grégoire Ghica aussi jusqu'à la fin de son règne. Ces « expéditions pour Bucarest » du chevalier de Gentz, par lesquelles il met au courant les hospodars de ce qui se passe en Europe et où il leur donne souvent des conseils, sont le résultat des conversations de ce secrétaire de talent avec le prince de Metternich. Obligé de yoir l’Europe par les yeux du chancelier d’Autriche, le hospodar Grégoire Ghica dut se sentir de plus en plus inféodé à la politique autrichienne. Nous pensons que cette influence de Metternich et du chevalier de Gentz sur son esprit fut triple : 1) elle apprit au Prince à être pacifique et soumis, à ne pas se départir de sa fidélité envers le Sultan, son suzerain légitime, 2) elle lui apprit à écarter, pendant tout son règne, toute tentative de réformes, surtout libérales, et l’enfonça de plus en plus dans ses convictions autoritaires, 3) elle fit étendre sur le Prince de Valachie l’autorité indiscutable du consul d’Autriche. — Peut-être fut-ce toujours à la suite de cette influence, que le hospodar choisit comme secrétaire d’Etat, le Dr Arsaki, qui avait fait ses études en Allemagne.

Quoi qu’il en soit, on est très surpris de voir, parmi les consuls et les contemporains de Grégoire Ghica, le consul d’Autriche seul faire bande à part, et lui décerner des éloges. Ses rapports sont tout différents de ceux de ses collègues Kreuchely et Hugot, et c’est pourquoi, leur donnant une explication toute naturelle dans la page précédente, nous avons cru nécessaire de les examiner un peu longuement :

« On calomnie trop ce Prince... » « Les affaires de la Principauté vont bien au-delà de mon attente et de mes espérances. » « Le paysan n'est pas surchargé de contributions. » « Le commerce est stagnant, les corvées existent, — mais le tableau n’est pas si noir qu’on se plaît à le dire ». « Il n'y a aucun rapport entre Ghica et Sturdza, qui semble avoir perdu la tête ». Le Prince, « aux dépens de ses propres intérêts, a introduit tant d’améliorations dans les différentes branches de l'administration et établi tant d’abus que les habitants de cette province se trouvent beaucoup plus soulagés qu’ils ne l’étaient sous les règnes précédents »... L’augmentation de la dette publique de la principauté est expliquée par ce consul d’après le système du Dr Arsaky... Enfin, au moment de la chute du hospodar et de son départ eh 1828, tandis que le consul de Prusse déclare : « Ghica quitte Bucarest maudit par la majorité des habitants ». — le consul d’Autriche écrit : « Le Métropolitain et plusieurs boyars l’ont accompagné jusqu à la barrière ; presque tous ont versé des larmes »...

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