II

§ 1. On possède moins de données sur l’état de l’esprit public en Valachie, à cette époque, qu’on n’en possède sur celui de la Moldavie. On sait qu’après la révolution de Théodore Vadimirescu un grand nombre de boyars, grecs et valaques, se réfugièrent en Transylvanie, les uns à Braşov (Cronstadt), les autres à Sibiu (Hermanstadt). Là, ils se divisèrent en deux camps : les turcophiles et les russophiles, ces derniers se laissant influencer, pour la plupart, par le consul, russe Pinis, diplomate d’origine grecque qui les avait accompagnés dans leur fuite. — Lorsque, le 31 mai 1821, le caïmacam Négris, installé à Bucarest par Khehaïa Bey, invite les boyars d’outre-monts à regagner leurs foyers, presque tous les Turcophiles lui obéirent. Un certain nombre pourtant hésitèrent encore pendant une année et ne rentrèrent qu’en octobre 1822, en même temps que leur Prince Grégoire Ghica. S’il faut en croire un interprète tard venu des idées de ce parti turcophile, elles pouvaient se résumer comme il suit : La Turquie garantit mieux la liberté et les privilèges de ses sujets, que la Russie ou l’Autriche : voyez ce qui passe en Bessarabie et en Bukovine... Elle a le tort de détenir injustement — c’est-à-dire contre les traités — les forteresses du Danube, de monopoliser l’exportation des céréales, de violer encore les traités en envoyant des firmans qui se mêlent de l’administration intérieure de la principauté... Mais la Turquie, c’est la dissolution, tandis que l’Autriche conserve encore son ancienne vigueur et la Russie est surtout la puissance de l’avenir... L’empire des Turcs se décomposera naturellement tôt ou tard, l’indépendance du pays sera une conséquence naturelle de cette dissolution, il ne faut pas brusquer les événements, mieux vaut préparer doucement les esprits... Ce parti, débris de l'ancien « parti national » dirigé par le ban Démètre Ghica, aurait pu s’intituler alors parti conservateur ou, mieux, parti progressiste modéré... Il comptait dans son sein presque tous les membres de la famille Ghica, deux Văcărescu, deux Câmpineanu, un Bălăceanu...

Tel n’était pas l’avis des russophiles, au nombre desquels on trouve également des noms considérables : des Filipescu, des Băleanu, des Soutzo, des Cornescu, quelques Ghica et Văcărescu, le grand ban Grégoire Brâncoveanu, le hatman Villara, le Métropolitain Denyse, l’Évêqué de Rîmnik Néophyte... en tout vingt-quatre familles de boyars de première classe et un nombre plus grand encore de boyars de deuxième et de troisième classes... Dans leur esprit, et avec raison, la rupture des Grecs et des Turcs devait être désormais définitive ; cet événement joint à la rupture des relations diplomatiques entre la Russie et la Turquie, était de nature à amener un changement radical dans l’administration ultérieure des deux principautés roumaines : plus de prince phanariote possible, plus de suprématie turque exclusive, l’Europe peut-être s’en mêlera-t-elle aussi un peu... Ce qui est certain, c’est qu’on ne devait pas tarder à résoudre ce problème et que la Russie allait jouer un grand rôle dans l’avenir prochain des principautés... Les ruseophiles refusèrent de rentrer à la suite de Gré goire Ghica, ils attendirent anxieusement le résultat du Congrès de Vérone qui, à leur avis, devait nécessairement s'occuper de la question roumaine. Le congrès de Vérone s’occupa surtout de la révolution espagnole. Alors les boyars valaques renoncèrent à attendre quoi que ce fût de la part de l’Europe, tournèrent exclusivement leurs regards vers la cour de St-Pétersbourg et, en attendant des jours meilleurs, se fixèrent pour un certain nombre d’années en Transylvanie. On ne peut pas dire que leur existence y fut malheureuse : ils s’y reposèrent des intrigues politiques de leur capitale, élargirent leurs conceptions politiques, formèrent des sociétés littéraires et politiques, en vue de l’avenir de leur patrie, s’instruisirent ou surveillèrent l’instruction de leurs enfants, quelques-uns mêmes entreprirent de longs voyages... Ils ne manquèrent point de distractions, car ils eurent même un opéra italien pendant leur première année d’exil, ils ne manquèrent pas d’argent non plus, car le Tsar subvint bientôt, paraît-il, à leurs besoins... Généralement peu aimés par l’élément saxon de la province de Transylvanie, ils se consolèrent, les Valaques, par l’amitié que durent leur témoigner leurs frères Transylvains, les Grecs, par la sympathie de l’élément hongrois qu’animait un grand enthousiasme pour la révo lution grecque. Ils avaient amené avec eux quelques secrétaires ou professeurs français, qui leur furent d’une grande utilité. Parmi eux, les mémoires du temps citent les noms des professeurs Vassan et Claude Coulin. Le premier s’occupait surtout de l’éducation littéraire des boyars, l’autre servait de secrétaire politique: «Nous reprîmes nos études à Cronstadt », écrira le prince Nicolas Soutzo, « sous l’inspection de notre professeur Seruius avec qui nous parcourions les auteurs grecs, et de notre maître de français Vassan, qui nous faisait faire des compositions de longue haleine ; mais ce qui nous a le plus profité, c’est la lecture et l’analyse que nous faisions en commun des meilleurs ouvrages que nous pouvions nous procurer, sur des matières de philosophie, de droit et d'économie politique... »

On a gardé, de ces boyars, deux mémoires ou suppliques adressées à la cour impériale de Rassie, une troisième supplique qu’ils remirent au consul Pinis, plusieurs lettres écrites de Cronstadt ou de Hermanstadt à des amis ou à des parents restés en Valachie.

Dans la première de ces suppliques, « les larmes aux yeux fixés au ciel » et « se prosternant aux pieds du trône » de S. M., ils lui font connaître les anciens traités conclus, au XIVe et au XVe siècles, entre leur pays et les sultans Bajazet et Mahomet ;... comment les sultans ultérieurs violèrent tous ces traités, — comment les « Infidèles » « sans avoir conquis notre patrie par la force » foulèrent aux pieds tous ses anciens privilèges. N’est-il pas du devoir du chef des chrétiens de « protéger toute la chrétienté souffrante »? Les boyars se recommandent au « digne héritier de l’immortelle Catherine » et le supplient de mettre le pays sous la domination de son « doux et paternel sceptre » en leur accordant « les droits et privilèges que lui dicteront sa bonté et sa justice ». Que le Tzar daigne donc les « incorporer aux peuples heureux qui habitent les territoires du vaste Empire »... Ils sont « dans la plus grande impatience de parvenir à cette félicité durable ».

Dans une seconde supplique (en date du 3i mai i8aa) les boyars expliquent comment, à la suite de l’anarchie provoquée par les révolutionnaires et de la fureur du fanatisme turc, ils se sont vus dans la nécessité de quitter le pays ; ils attendent du Tzar l’œuvre régénératrice qui a déjà commencé (?) dans leur pays ; ils expliquent pourquoi, en raison de 1attitude des Turcs, ils ont refusé de rentrer dans leurs foyers et prient le chef des chrétiens de leur prêter cinq cent mille roubles assignés (*). De cette somme, cent quatre-vingt mille roubles leur auraient été accordés tout de suite par le sou verain de Russie, d’après ce que nous dit une lettre adressée par les boyars de Cronstadt'à leurs amis de la capitale. Alexandre Villara, qui jouissait encore de toute sa liberté, était, à cette époque, l’âme, le secrétaire et le caissier de l’émigration transylvaine (*), Le troisième mémoire, plus explicite, plus long, — et qui ne porte aucune date précise — est rédigé en grec, pour le consul de Russie, Pinis. R contient tout un projet de réformes des boyars avancés de Transylvanie et est attribué à un boyar très cultivé, candidat des émigrés de Transylvanie au trône de Valachie, le grand ban Grégoire Brâncoveanu. Ce mémoire demande :

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