CHAPITRE II

Le conflit Serbo-Bulgare. — Le traité de 1912. — La convention militaire du 28 septembre 1912. — L’Autriche et le différend Bulgaro-Grec à Salonique. — L’Autriche et la Serbie. — Prétentions serbes et bulgares. — Prétentions grecques.

 

Chacun connaît, ou du moins doit connaître, les animosités qui existent entre les races grecques et bulgares, aussi personne ne s’étonnait des querelles qui éclataient à tout moment entre ces deux peuples, même après l’alliance balkanique. Mais qui aurait pu supposer que la crise véritable allait se produire du fait des Serbes et des Bulgares ! Ce fut cependant ce qui arriva, et un examen quelque peu attentif des événements qui la précédèrent nous en donnera l’explication.

En prévision d’un conflit avec la Turquie et de la nécessité d’une action militaire, les gouvernements de Belgrade et de Sofia se mirent d’accord et signèrent, le 13 mars 1912, un traité qui n’a jamais été publié in extenso, mais dont le Temps du 18 juin1913 a donné des analyses fort détaillées que l’on affirme être exactes. Les voici :

 

TRAITÉ SERBO-BULGARE DU 13 MARS 1912

 

Le Temps, 18 juin 1913.

I. — Un traité d’amitié et d’alliance. Dans cet instrument ont été consignées tout d’abord les garanties réciproques de l’indépendance et de l’intégrité des deux pays. Le traité prévoit une action défensive commune contre toute tentative étrangère d’annexer, d’occuper ou d’envahir n’importe quelle partie du territoire balkanique se trouvant sous la domination de la Turquie.

Il prévoit aussi la conclusion d’une convention militaire qui fera partie constitutive du traité d’alliance et dans laquelle sera déterminé jusqu’au moindre détail tout ce que chaque partie aura à entreprendre en cas de guerre.

 

II. — Annexe secrète.

 

Cette annexe prévoit l’hypothèse d’une action commune militaire contre la Turquie, soit dans le cas où une intervention des parties contractantes deviendrait nécessaire par suite des désordres intérieurs en Turquie, soit dans le cas où le maintien du statu quo dans la péninsule balkanique serait mis en question pour des causes extérieures ou intérieures.

Toutes les acquisitions territoriales réalisées tomberont sous la domination commune (condominium) des deux alliés, et leur liquidation se fera dans un délai de trois mois après le rétablissement de la paix sur les bases suivantes :

La Serbie reconnaît à la Bulgarie le droit sur les territoires situés à l’est de la montagne Rhodope et de la rivière Strouma et le lac d’Okhrida. Si les deux parties arrivent à la conviction que l’organisation de cette région en province autonome est impossible par suite des intérêts généraux des nationalités serbes et bulgares ou d’autres considérations intérieures ou extérieures, il sera procédé, à l’égard de ces territoires, de la manière suivante :

a) Sur une carte annexée à cet instrument, a été tirée du point Golumi, Vrh, au nord d’Egri-Palanka passant au milieu de l’Outché-Polié, traversant le Vardar à quelques kilomètres au nord de la ville de Velés et descendant sur le lac d’Okhrida à proximité et au nord de la ville du même nom.

b) La Bulgarie s’engage à accepter cette frontière au cas où l’empereur de Russie, qui sera sollicité d’être l’arbitre suprême dans cette affaire, se prononcerait en faveur de cette ligne.

c) Il est entendu que les deux parties s’engagent à accepter comme frontière définitive la ligne que l’empereur de Russie aurait trouvée dans les limites ci-dessus indiquées comme la plus conforme aux droits et aux intérêts des deux parties.

d) Tout différend qui surgirait à l’occasion de l’interprétation ou de l’exécution de n’importe quelle disposition dudit traité de l’annexe secrète et de la convention militaire, sera soumis à la décision définitive de la Russie aussitôt que l’une ou l’autre partie aura déclaré qu’elle considère qu’il est impossible d’arriver à une entente par les négociations directes.

 

III. — La convention militaire.

 

La Bulgarie et la Serbie s’engagent, en cas de guerre, à entrer en Turquie, la première avec 200.000 combattants au moins, et la seconde avec 150.000 combattants au moins.

Au cas où la Serbie et la Bulgarie, après entente préalable, déclareraient la guerre à la Turquie, l’une et l’autre seront obligées d’envoyer sur le théâtre du Vardar chacune une armée forte d’au moins 100.000 combattants.

Au cas où l’Autriche-Hongrie attaquerait la Serbie, la Bulgarie est obligée de déclarer la guerre immédiatement à l’Autriche-Hongrie et d’envoyer en Serbie une armée de 200.000 combattants au moins afin de mener avec l’armée serbe toutes opérations, soit défensives, soit offensives.

La Bulgarie a la même obligation envers la Serbie au cas où l’Autriche-Hongrie, sous n’importe quel prétexte, avec ou sans consentement de la Turquie, entrerait avec ses troupes dans le sandjak de Novi-Bazar. Si cette action de l’Autriche provoquait de la part de la Serbie une déclaration de guerre ou si la Serbie, pour protéger ses intérêts, faisait passer ses troupes dans le sandjak et qu’il en résultât un conflit armé entre elle et l’Autriche-Hongrie, la Bulgarie lui devrait la même assistance.

Les deux premiers instruments ont été signés par les souverains et présidents des conseils des deux pays, et le troisième par eux et par le chef d’état-major général des armées serbes et bulgares.

 

Et voici que l’interprétation du texte différait dans des proportions considérables :

 

Lorsque nous avons signé le traité de 1912, disaient les Serbes, il était surtout fait en vue d’obtenir de la Turquie des réformes promises aux populations macédoniennes par le traité de Berlin, et de nous mettre d’accord sur l’éventuelle frontière des provinces autonomes. En cas de guerre, le partage de la Macédoine délimitait deux zônes de territoires incontestées donnant aux Bulgares la région située à l’est d’une ligne partant de la frontière ancienne, suivant les Rhodopes, la Strouma et aboutissant au golfe d’Orfano. Pour nous, la zône incontestée était limitée par les monts du Karadagh, du Char Planina, comprenait le vilayet de Scutari, et venait finir au sud de Durazzo. Quant à la partie discutable, elle suivait à peu près une ligne passant à l’ouest de Kœprulu et touchant le lac d’Okrida. Toute la partie à l’est de cette ligne était considérée comme plutôt bulgare, mais il était dit qu’en cas de contestation on aurait recours à l’arbitrage russe.

Or, nous avons fait beaucoup plus que notre accord ne nous le signifiait. Ce n’est pas 150.000 hommes que nous avons mobilisé, mais 350.000, et les Bulgares devaient nous aider de 100.000 hommes sur le Vardar. Nous nous en sommes passé et nous avons allégé la Bulgarie du poids énorme qu’aurait été l’obligation de distraire de la Thrace une pareille masse ! En outre, en cas de conflit avec l’Autriche, la Bulgarie était tenue de nous envoyer un secours de 200.000 hommes. Or, nous avons cédé à l’Autriche, renoncé au vilayet de Scutari et à Durazzo et, ainsi, n’avons pas demandé à nos alliés cette aide. Ne doivent-ils pas nous indemniser de ce fait ? Enfin nous avons, dans leur seul intérêt, prolongé la guerre d’au moins cinq mois, car la paix aurait été possible après Lüle-Bourgas si les Bulgares n’avaient maintenu toutes leurs exigences. Nous les avons soutenus et leur avons même fourni deux divisions pour le siège d’Andrinople, et, en dernier lieu, grâce à notre concours, ils ont obtenu beaucoup plus qu’ils ne l’espéraient. Nous leur proposons donc de laisser de côté un traité dont nous avons outrepassé les obligations et de partager les territoires conquis, avec équité, c’est-à-dire en nous donnant la région limitée par une ligne partant du sud-est d’Egri-Palanka et laissant Istip aux Bulgares, coupant ensuite le lac de Dorijan et allant rejoindre la frontière des Grecs avec lesquels nous nous arrangerons toujours, bien que n’étant pas d’accord sur certains points.

Ce qui veut dire simplement : nous ne voulons plus du traité de 1912, nous ne voulons pas évacuer les terres de Macédoine que nous occupons ; nous sommes décidés à en rester possesseurs malgré l’engagement que nous avons pris, parce que le résultat de la guerre a été tout différent de ce à quoi nous nous attendions !

Voyons maintenant, avant de commenter ces revendications, quelles sont les raisons que leur opposaient les Bulgares :

 

Certes, disaient-ils, vous vous êtes conduits envers nous en alliés très loyaux pendant la guerre, nous reconnaissons parfaitement votre attitude franche pendant les hostilités, mais il n’y a pas de raison de modifier le traité de 1912 qui prévoyait tous les concours que vous nous avez donnés et nous donne droit de prétendre à la ligne Egri-Palanka-Okrida. Nous n’avons pas à entrer dans vos discussions diplomatiques avec l’Autriche au sujet de Scutari. Nous vous aurions soutenu en cas de guerre. La guerre n’a pas eu lieu...

 

Les deux thèses contiennent une part de vérité et une part d’exagération faite probablement en vue de pouvoir accepter des concessions réciproques. Ces concessions n’ont pas été faites, mais voyons rapidement ce qu’il semble logique d’admettre ou de repousser. Que le traité de 1912 ait été surtout constitué pour demander des réformes à la Turquie et comme instrument diplomatique pacifique, le fait est, je crois, risible, car il n’est pas besoin d’une lecture très approfondie des extraits ci-dessus pour se rendre compte que les réformes ne sont qu’un prétexte et que les phrases qui les concernent ne sont que des « hors-d’œuvre », le plat de résistance étant représenté par les accords en vue d’un conflit armé. N’insistons pas sur ces mots évidemment sans importance : « La portion à l’est de cette ligne était considérée comme plutôt bulgare », en parlant de la ligne Kœprulu-Okrida 10 , et passons aux reproches des Serbes aux Bulgares de ne les avoir pas aidés sur le Vardar.

Ces reproches sont liés à ceux faits encore par les Serbes aux Bulgares de ne plus avoir besoin d’une partie de la Macédoine, puisqu’ils occupaient toute la Thrace. Or, un des points remarquables du traité de 1912, c’est de ne faire mention ni du vilayet d’Andrinople, ni de l’Albanie ; nous allons voir pourquoi cette omission voulue.

Reportons-nous aux années qui précédèrent le conflit balkano-turc et aux sentiments généralement exprimés à cette époque au sujet de la Macédoine et des pays environnants.

Tous souhaitaient la libération de la Macédoine et sa délivrance du joug qui l’opprimait (car l’Europe, alors même qu’elle est décidée à ne rien faire pour une victime, se répand presque toujours en lamentations sur son sort !), mais personne ne songeait à réduire la Turquie à ses possessions asiatiques et à l’hinterland de Constantinople. Le but sentimental, ou moral plutôt, de la guerre a été dépassé, comme le disent les Serbes et comme l’écrit M. L. Naudeau ; si le fait ne nous est apparu que lorsqu’il se fut réalisé, est-il juste de croire que les généraux et les hommes d’état de Belgrade ne s’en sont doutés qu’en novembre 1912 ?

Est-il possible qu’ils aient été sincèrement persuadés que le principal théâtre de la guerre serait la Macédoine ? Ce serait leur faire injure que de les considérer comme capables de commettre une erreur que pouvaient se permettre des profanes comme nous, peu ou pas initiés aux affaires balkaniques. Mais nous pouvons admettre qu’ils comptaient, comme beaucoup de gens d’ailleurs, que les troupes bulgares ne franchiraient pas la ligne Andrinople-Kirk-Kilissé, et si, même, elles parvenaient à la contourner, qu’elles seraient arrêtées par les armées ottomanes et rejetées sur leurs propres frontières. En outre, comme dit encore M. Ludovic Naudeau, il y avait là une sorte de fatalité géographique contre laquelle il est bien inutile de se révolter et qui devrait apaiser ceux qui reprochaient aux Bulgares leur situation prépondérante 11 .

Il est certain que la position d’une armée au nord d’Andrinople était infiniment plus dangereuse pour la Turquie que les opérations militaires de Macédoine, et j’exagérais même en disant tout à l’heure que des profanes pouvaient l’ignorer, car un simple coup d’oeil jeté sur la carte nous le prouve amplement. Nous avons vu dans le chapitre précédent quel fut le plan bulgare et comment il a été mené. Mais ce que nous n’avons pas encore spécifié, c’est que, pour pouvoir exécuter ce plan audacieux, alors que les régiments du Sultan se massaient autour d’Andrinople, l’état-major bulgare signait, le 28 septembre, avec le haut commandement serbe, une convention nouvelle signifiant que chacun serait libre d’employer ses troupes à son gré, au hasard des circonstances.

Les Serbes ont donc absolument raison quand ils affirment que le but « moral » de la guerre a été dépassé, mais il est un peu trop ironique de leur part de dire qu’ils ne s’attendaient pas à un tel résultat au moment du traité du 12 mars, car ils sont gens plus intelligents qu’il ne le faut pour se rendre compte de l’importance de la campagne de Thrace et, en tous cas, il semblerait bien que les généraux et hommes d’État de Belgrade avaient joué à cette époque sur, sinon un échec, du moins un médiocre succès de leurs alliés. Ce n’était pas excessivement élogieux pour ceux-ci, mais, disons-le de suite, on comptait sur une intervention européenne qui aurait arrêté les Bulgares beaucoup plus que les Turcs n’ont pu le faire, tout en servant admirablement la cause serbe, et ce n’était vraiment pas si maladroit !

Tout se serait, à la rigueur, arrangé, malgré l’« intempestive » et surprenante campagne de Thrace, si une main habile n’était venue brouiller les fils des combinaisons balkaniques. Cette main fut celle de l’Autriche. Par son ancienne situation, la Serbie, limitée à l’est par la Bulgarie, au sud par la Turquie d’Europe, et à l’ouest par le Monténégro, n’avait, dans ces divers pays, aucune voie de communication facile avec les grands centres mondiaux, si ce n’est Constantinople qui était à une distance trop considérable pour lui servir utilement et la ligne de Vienne, celle-ci utilisable.

Ne pouvant donc user de ses propres moyens, cette malheureuse nation se trouvait, de par son commerce 12 (principalement l’exportation des porcs) tributaire de l’Autriche-Hongrie qui lui faisait, à chaque instant, payer chèrement cette « fatalité géographique » 13 . Vint le traité de 1912. La Serbie s’y adjugeait, d’accord avec la Bulgarie, toute la région nord de l’Albanie, comprenant surtout les ports de Saint-Jean-de-Médua et de Durazzo, qui devaient lui donner sur l’Adriatique un débouché la libérant de la dépendance autrichienne et lui permettant d’obtenir un développement économique indispensable.

Tout alla donc bien jusqu’au jour où, les alliés se partageant les territoires conquis, le cabinet de Vienne comprit le danger. Aussitôt, des troupes se concentraient devant Belgrade, et la monarchie dualiste inondant l’Europe de ses notes indignées, réclamait la création d’une Albanie autonome, à laquelle elle n’avait jamais songé auparavant, et prenait la défense des malheureux Albanais dont la situation lui était, d’ailleurs, totalement indifférente. Ce petit jeu lui coûta beaucoup de démarches, d’encre, de papier, et, surtout, d’argent, car la mobilisation de son armée du sud augmentait considérablement son budget déjà si lourd, et je ne parle même pas des corps concentrés en hâte vers la frontière russe au moment où, prête, disait-elle, à déclarer la guerre à la Serbie, elle craignait une intervention du tsar Nicolas II. Mais le résultat tant désiré fut obtenu : les grandes puissances décrétèrent la constitution d’une principauté d’Albanie qui enlevait tout espoir de port sur l’Adriatique au gouvernement de Belgrade. L’opinion publique serbe accepta mal cette solution et réclama la guerre à grands cris ; le roi Pierre eut la sagesse ou le tort, je n’ai pas à le juger, de la refuser, et, voulant une compensation territoriale à cette soumission forcée, se retourna vers la Bulgarie en lui demandant, avec les raisons citées plus haut, la cession des régions situées à l’ouest de la ligne Egri-Palanka-Dorijan.

Comme nous l’avons vu tout à l’heure, les Bulgares ne manifestèrent nullement l’intention d’accéder à ces désirs, se basant sur le traité du 13 mars 1912. Il est clair que le cabinet de Sofia était, strictement parlant, dans son droit, et que les diverses raisons données par les Serbes d’invalider en quelque sorte cet accord, n’étaient pas valables, sauf celle de l’intervention autrichienne ; cependant, vu la nécessité dans laquelle se trouvaient les vainqueurs de Kumanovo de se rapprocher du Sud et de la mer Egée, nécessité vitale pour eux, il eût été plus généreux, et peut-être plus habile de la part des Bulgares, de les laisser occuper au moins une bande de terre allant de Kruchero à Vodena. En tous cas, l’arbitrage de l’empereur de Russie, arbitrage prévu dans le traité de 1912, était possible.

La situation diplomatique n’était, malheureusement, pas seulement tendue dans le nord de la péninsule, car, dans le sud, la Grèce et la Bulgarie s’entendaient de moins en moins.

Au début de la guerre balkano-turque, la Bulgarie avait dirigé vers le sud-ouest une armée sous les ordres du général Theodoroff chargée de marcher sur Salonique et d’accabler d’un côté les forces turques pendant que les Grecs les accablaient de l’autre. Nous passons sur les diverses opérations du général Sapoundsakis, du Diadoque, de Tashin Pacha et du général Theodoroff, pour arriver au moment où prit naissance la querelle qui devait s’envenimer dans de si inquiétantes proportions.

Dans la ville même de Salonique, les consuls ayant appris les premiers l’avance des Bulgares, celui d’Autriche s’occupa aussitôt de sauver d’un coup de maître la politique de Vienne et de la faire triompher, c’est-à-dire de la rendre toute puissante dans un port tant convoité. Il lança d’abord par la population israélite la nouvelle des progrès du général Theodoroff, puis, ayant gagné l’appui d’une partie du corps consulaire, au moyen du commandant du navire autrichien Maria-Thérésa, il tenta de réaliser le plan suivant :

En persuadant aux autorités civiles et militaires du danger qu’il y avait à laisser établir à Salonique les Etats balkaniques et en faisant demander par la population israélite la protection autrichienne, il sera facile d’opérer un débarquement des marins du navire de guerre et de faire régler la cité par une administration favorable à l’Autriche.

D’un autre côté, il fallait séparer définitivement Grecs, Serbes et Bulgares, les jeter les uns contre les autres, anéantir ainsi le bloc balkanique et livrer la Serbie à l’Autriche et la Bulgarie à la Roumanie, que l’on voulait voir simple instrument à la disposition de Vienne. Une occasion unique s’offrait pour l’exécution de ce projet : Salonique allait être infailliblement obligée de se rendre. Mais à qui se rendrait-elle ? Les Grecs étaient très près de la ville, dont ils n’étaient séparés que par quelques kilomètres et une partie des troupes turques, le reste, sous le commandement de Nadir Pacha, faisait face aux Bulgares. Or, ceux-ci avançaient toujours, en refoulant devant eux les régiments ottomans.

Je n’entrerai pas dans les minuties et les infimes détails des négociations engagées entre les autorités civiles et militaires qui ne parvenaient pas à se mettre d’accord, les uns voulant se rendre, les autres lutter encore ; toujours est-il que, le 25 octobre/7 novembre, les consuls d’Allemagne, de France et d’Angleterre se rendirent au camp du Diadoque pour s’interposer comme médiateurs entre lui et Tashin Pacha. Mais ce dernier refusa le 26 octobre/8 novembre d’accepter les conditions grecques et une délégation d’habitants de Salonique se rendit près du général Theodoroff pour lui demander les siennes. Les trouva-t-on trop dures, ou trop habiles seulement, ou n’arrivèrent-elles pas à temps ? Je n’en sais rien ; cependant, presque au même moment, les consuls pressèrent vivement les négociations turco-grecques, et, le soir même de ce 26 octobre/8 novembre, Hassan Tashin Pacha acceptait les conditions grecques et convenait de l’entrée à Salonique du Diadoque pour le 28 octobre/10 novembre. Mais, dans la nuit, les Turcs, semblant vouloir reprendre les hostilités du côté des Bulgares, tirèrent sur ceux-ci qui engagèrent le combat et culbutèrent les batteries ottomanes ; puis le général Theodoroff envoya à Tashin Pacha des parlementaires. Le Diadoque fit alors officiellement prévenir le général de la reddition de la ville aux troupes grecques. Le 10 novembre, le Diadoque faisait son entrée à Salonique, suivi par le roi Georges, tandis que les princes Boris et Cyrille de Bulgarie arrivaient par les quartiers du nord accompagnés de M. Stanciof, l’éminent ministre de Bulgarie à Paris (qui était lieutenant à la Garde royale et n’a pris aucune part officielle aux engagements, discussions ou conventions bulgaro-grecques à Salonique).

Tel fut l’incident qui, aggravé par des puissances ennemies des Balkaniques, devint le point de départ d’une querelle malheureuse qui aboutit à une guerre terrible, comme nous allons le voir plus loin.

Et alors commença la pénétration grecque dans les territoires macédoniens, pénétration fort habile, mais qui devait obligatoirement heurter l’autorité bulgare préétablie.

Voici d’ailleurs les faits dans leur sèche netteté  :

Le 11/24 novembre 1912, sur l’ordre du commandant de la 9e division, une autorité régulière fut constituée à Langasa. Du 29/11 au 21 novembre, le 49e et le 50e Bulgares furent casernés dans la ville et, si l’on n’institua pas plus tôt les autorités bulgares, c’est parce que les anciennes autorités ottomanes continuaient à remplir leur tâche à la satisfaction de tout le monde. Trois jours après, une demi-compagnie grecque arriva sur les lieux et institua clandestinement une sorte de gouvernement local représenté par quelques gendarmes helléniques. Après le départ des régiments bulgares, il n’y resta que la demi-compagnie grecque qui profita de l’occasion pour s’emparer du konak et pour y hisser le drapeau hellénique. Sur ces entrefaites, un bataillon bulgare du 14e arriva à Langada, procéda à l’institution d’autorités bulgares régulières qui conservèrent le maire grec comme adjoint du bulgare, firent cesser l’administration grecque et hissèrent les drapeaux des quatre États alliés ; mais elles ne crurent pas devoir éloigner la demi-compagnie grecque, car c’était une troupe alliée. Et l’enveloppement systématique se poursuivit :

 

Au mois de février, avec l’arrivée à Langasa d’un nouveau commandant des troupes grecques, commencent les immixtions dans l’administration civile. Il fait acte d’autorité en nommant des gardes champêtres, etc...

Le 18/3 mars, un détachement de 260 Grecs se rend au lac de Langasa, gardé par un peloton bulgare et dont les taxes avaient toujours été perçues par les autorités financières bulgares. Ils procèdent à l’installation de vive force d’un fonctionnaire hellénique.

Le 21/6 mars, le commandant des troupes bulgares, à Langasa, reçoit du commandant grec une lettre l’invitant à retirer dans un délai de quarante-huit heures tous les détachements bulgares établis dans l’arrondissement.

Le 27/12 mars, des détachements grecs occupent les villages de Klépalo, Karadja-Keuy et Chlamour, situés au nord d’une ligne passant à Apostolat-Ambar - Keuy - Négovan — la route de Salonique — à Serrès, etc... qui, d’après les Grecs, devait séparer les zones d’occupation grecque et bulgare. Deux ou trois jours plus tard, les renforts helléniques sont envoyés dans tous les villages occupés, de sorte que l’arrondissement de Langasa est encerclé de tous les côtés, excepté à l’est. En même temps, les villageois grecs sont armés.

 

La supériorité numérique se trouvait donc du côté grec et les troupes helléniques en profitaient pour forcer les régiments bulgares à évacuer peu à peu tous les villages et à se replier sur la Strouma, de telle sorte que plusieurs arrondissements primitivement occupés par les Bulgares se trouvèrent, en mars, sous l’administration grecque. Le gouvernement bulgare ne voulut pas créer de nouvelles complications en augmentant le nombre de ses effectifs dans cette région. Il négocia et envoya des délégués chargés, avec ceux nommés à Athènes, non de trouver un « modus vivendi » dans les lieux où les troupes grecques et bulgares se trouvaient en contact, mais de chercher la priorité d’occupation et de confier à l’État qui aurait été reconnu comme ayant cette priorité, l’administration du pays.

Les commissaires grecs et bulgares ne purent s’entendre facilement et ce ne fut que le 13/28 mars que les deux gouvernements parvinrent à se mettre d’accord pour s’interdire d’augmenter le nombre des troupes dans les régions de Nigrita, Echaï-Azi et Pravitchi. — Dès le milieu de mars, cependant, des détachements provenant des divisions d’Épire étaient, paraît-il, dirigés sur ces points et, quelque temps après, la 1re et la 3e divisions grecques étaient envoyées à Tchaï-Azi, tandis que la 4e allait à Nigrita. — Puis, aux environs de Drama, de nombreux corps hellènes apparaissent, occupant progressivement Ambar-Keuy, Karadja-Hadir et le district de Koukouch, tandis qu’on transportait de l’artillerie de forteresse sur les positions d’Aitovo. — Un incident assez grave montre la surexcitation des partis.

Le matin du 21 mai, une batterie grecque à tir rapide ouvrit le feu, sans provocation, dit-on, du côté bulgare, sur la station de chemin de fer et la cabane du gardien, non loin de la station d’Anguista. Les Bulgares surpris ne ripostèrent pas tout d’abord, mais, voyant les obus tomber près du pont, et une partie des troupes grecques s’élancer en avant, ils répondirent vigoureusement. — Ils n’avaient cependant que cinq bataillons, et non cinq régiments comme on l’a cru. Le quartier général bulgare, apprenant ce qui se passait, envoya au commandant grec une note lui exposant l’incident et demandant plus de calme. — On répondit à M. Saratof que les autorités bulgares étaient très pressées d’établir les responsabilités et que, sur un front de contact si long, les fusils partaient tout seuls.

 

Dans les villages où les troupes ne se heurtaient pas à chaque instant, d’autres difficultés survenaient, les Bulgares voulant rester libres et indépendants là même où dominaient les régiments grecs et les autorités grecques poursuivant un système de grécisation à outrance dont je n’ai pas à apprécier les torts ou les qualités. — Ici, les habitants d’un village grec se plaignaient à Athènes, dit-on, des intransigeances bulgares ; là, les habitants formant la majorité de la population macédonienne, se plaignaient de même que :

 

Le 20/5 mars, des gendarmes grecs se rendant au village de Sredno-Konfalovo, arrondissement de Salonique, ont présenté une pétition aux paysans qu’ils ont forcés de signer, baïonnette au canon. Seize signatures furent apposées sur la pétition, par laquelle on demande l’envoi d’un instituteur grec et non un bulgare.

Le 26/10 mars, des gendarmes grecs chassèrent le maître d’école, Théodore P. Gheorghief, du village Toprchievo, arrondissement de Salonique.

Vers le 15/28 mars, les autorités grecques défendirent au curé du village Apostol, arrondissement de Yenidje-Vardar, d’officier à l’église bulgare qu’elles ont fermée après, ainsi que l’école.

Les mêmes autorités forcèrent les paysans de Pétrova, même arrondissement, à chasser le maître d’école bulgare, Ev. Olumtchef, car ils étaient Grecs. Le io/23 mars, le curé du village dut officier à l’église patriarchiste. L’école et l’église bulgares furent fermées.

Le 18/31 mai, les autorités grecques de Yenidje-Vardar suggérèrent au maire Gheorghi l’idée de leur adresser une pétition pour demander un instituteur grec, le maire déclare que le village a son instituteur bulgare, mais puisque telle est la volonté du gouvernement, il en avisera les villageois, et ces derniers sont intimidés par les soldats grecs qui menacent les notables si le village ne se soumet pas.

 

Ce fut donc, en majeure partie, comme le disent les habitants du pays, contre les autorités bulgares, maires ou instituteurs, et le clergé que s’exerça la pression grecque. Je crois inutile de donner ici les quelques plaintes du gouvernement d’Athènes reproduites dans tous les. journaux et connues de tous ; je citerai encore les faits suivants dont se plaignirent vivement les paysans :

Vers le milieu de mai, les troupes grecques pénétrant dans la partie de l’arrondissement de Salonique occupé par les Bulgares, poussaient la population à ne pas reconnaître l’Exarchat et à cesser de parler bulgare. (Villages de Arapli, Daoudbal, Bouglar, Sarmouro, Doudoular et Darmitza.)

 

Tel était l’état assez inquiétant des populations soumises à l’occupation des troupes encore alliées. Pendant ce temps, commençaient les difficultés diplomatiques. Naissantes lors de la prise de Salonique, elles n’avaient pas été détruites par l’entrevue pourtant cordiale du tsar Ferdinand et du roi Georges à Salonique même, le 19 décembre.

En Epire, la Grèce se heurta à l’Italie 14 qui poursuivait, avec sa remarquable ténacité, son projet d’immixtion dans les affaires albanaises et, tout en déclarant sa ferme volonté de faire au besoin la guerre à l’Italie pour conserver les districts de Kotiza, d’Argyrecastro, de Konitza et de Paramythia, districts évidemment hellènes, elle craignait fort une intervention européenne dans le genre de celle qui appuyait sur la Serbie. Et, injustement lésée dans ses revendications légitimes et poussée par une direction un peu différente de celle du roi Georges I, dont chacun s’accordait à reconnaître la haute valeur, elle tourna ses prétentions les plus considérables vers des territoires occupés par la Serbie et la Bulgarie. Avec Belgrade, on tint à s’entendre. Avec Sofia, on discuta plus âprement. Que dis-je ? on ne discuta presque pas ; chacun se contenta de poser ses conditions et de laisser aller les choses jusqu’au jour où... mais n’anticipons pas et voyons quelles étaient les demandes de la Grèce.

Le 13 mars 1913, la Chambre hellénique des députés discuta longuement cette importante question et l’ancien ministre des Affaires étrangères, M. D. Kalargis, reconnaissait que l’hellénisme de 1912 avait dû se montrer pratique pour combattre l’ennemi commun et que la Grèce devait s’attendre à des sacrifices nécessaires surtout vis-à-vis des Bulgares, dont le programme comprenait la descente vers la mer Égée.

 

En pensant, ajoutait M. D. Kalargis, à la sincérité avec laquelle les Serbes se sont comportés envers la Grèce durant les trente dernières années et aux zones d’influence réciproquement reconnues, on peut espérer qu’il n’y aura pas de difficultés entre les deux alliés pour le règlement de cette affaire. Beaucoup plus difficile est de se mettre d’accord avec la Bulgarie, dit M. P. Lambros, car ce n’est pas la Strouma qui doit former la frontière à l’est, mais le Kara-Sou, soit une ligne qui, commençant au Kara-Sou, passerait par le mont Boz-Dag et, s’unissant à Karetuwa, laisserait à la Grèce, Drama, Serres, Cavalla et le mont Panghée ; cette ligne serait la seule qui pourrait correspondre aux caractères ethniques des pays vers l’est et offrir des garanties nécessaires d’une sécurité stratégique.

 

Et M. Lambros ajoute :

 

En réalité, on compte que dans les quatre sandjaks d’Andrinople, de Kirk-Kilissé, de Dédé-Agatch et de Gumuldjina qui vont être annexés à la Bulgarie, vivent 240.000 Grecs.

 

Ce qui sous-entend, je crois, la pensée suivante : La Grèce est en droit d’étendre ses prétentions sur des zones contestables, puisque la Bulgarie va annexer des régions dans lesquelles on compte 240.000 Grecs.

Telle était l’opinion générale en Grèce au printemps de 1912 15 , opinion qui, appuyée peut-être sur de sérieuses bases, n’en était pas moins très dangereuse, étant donné la tension des esprits en Bulgarie comme en Serbie. Le gouvernement grec suivit cette périlleuse direction qui lui réussit d’ailleurs bien, puisqu’il a obtenu ce qu’il désirait, mais qui ressemble trop à l’impérialisme anglais de Chamberlain pour ne pas lui enlever des concours qui auraient pu lui être utiles.

Aucun traité, déclara-t-il, n’a réglé entre nous et les Bulgares le partage des territoires conquis ; nous nous sommes emparés de Salonique avec nos alliés ; notre roi Georges a consacré, en y mourant, cette ville, terre hellénique. Nous l’occupons avec près de 100.000 hommes qui se retranchent stratégiquement aux alentours. Si les Bulgares veulent nous en chasser, il faudra qu’ils emploient la force.

 

Et le cabinet d’Athènes proposa à celui de Sofia la ligne frontière dont nous parlions plus haut partant de l’est de Cavalla 16 et passant par Drama, Demir-Hissar, laissant au sud le lac de Dorijan et Monastir pour aboutir au milieu du lac d’Okrida. On avait préparé à Athènes, dit-on, un projet transactionnel qui laissait aux Bulgares la région située à l’est d’Orfano, et aux Serbes, Monastir en Macédoine. Malheureusement, ce ne fut pas, je crois, ce dernier plan qui fut soumis au gouvernement du tsar Ferdinand, mais seulement le premier ! N’était-ce pas bien risqué de commencer ainsi des négociations en formulant des demandes extrêmes et en concentrant de plus en plus des troupes dont le contact avec les alliés d’hier pouvaient déterminer d’irréparables conflits.

Comme on s’y attendait, les Bulgares refusèrent catégoriquement le tracé grec en disant :

Non seulement nous considérons vos prétentions sur Serrés comme inadmissibles, mais encore il y a pour nous une question de Salonique. En Bulgarie, notre opinion publique, très ardente, considère depuis longtemps l’hinterland bulgare de Salonique comme le symbole de la Macédoine et ce nous est bien difficile de la faire revenir sur sa conviction que Salonique doit appartenir à la Bulgarie.

Les Bulgares les plus excessifs, dit M. André Chéradame, voulaient non seulement Salonique, mais encore une frontière partant de l’embouchure de la Vistritza et finissant en Albanie, à Koritza.

 

Il est clair qu’un pareil désir n’était pas admissible, mais reconnaissons qu’il n’était nullement intransigeant et ne constituait que les espérances « des Bulgares les plus excessifs ».

Que les Grecs prétendent à Salonique, le fait est assez naturel de leur part en raison de la tradition historique qui rattache cette ville à l’hellénisme, et du peu de Bulgares y résidant, mais leurs revendications poussées au delà même de la Strouma n’a plus de raison d’être si ce n’est, comme nous le verrons plus loin, l’idée de « la plus grande Grèce », j’entends de l’extension du domaine grec aussi loin que possible.

De même, peut-on penser que les Bulgares n’ont pas essentiellement besoin de Salonique, même s’ils ont raison dans ce différend spécial, et qu’ils étaient en mesure de la laisser aux Grecs ; par contre, Cavalla où il leur aurait été possible de construire un grand port entièrement bulgare, leur était indispensable et leur revenait de droit ! Mais là encore les Balkaniques ne furent pas seuls à traiter les questions. L’Autriche-Hongrie et son alliée allemande étant trop intéressées, comme nous l’avons vu et comme nous le verrons encore, à la dissolution du bloc balkanique, s’occupèrent activement d’exciter les diverses nations de la péninsule les unes contre les autres, préférant voir Salonique appartenir aux Grecs, avec lesquels ils se seraient plus facilement entendus pour des conventions administratives et commerciales, qu’aux Bulgares, dont ils prévoyaient les projets 17 .

Les gouvernements de Belgrade et d’Athènes ayant proposé à la Bulgarie une démobilisation générale, celle-ci fit répondre, dit-on, qu’elle l’accepterait aux conditions suivantes :

 

I. Évacuation par les Serbes de toutes les régions reconnues par le traité d’alliance à la Bulgarie.

 

II. Dans la zone contestée, négociations militaires et condominium serbo-bulgare ou autonomie provisoire permettant la consultation ultérieure des habitants par un plébiscite.

 

III. Évacuation par la Grèce des territoires à l’est et au nord de Salonique et de la ville elle-même.

Les Serbes et Grecs refusèrent et les choses traînèrent tandis qu’on discutait pour savoir si la Bulgarie et la Serbie auraient recours à l’arbitrage russe. Mais, durant ces tergiversations, les trois nations concentraient toujours leurs armées sur les lignes de l’Isker, du Vardar et de la Strouma.

 

 

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