La guerre Serbo-bulgare de 1913. — L’entrée en ligne de la Roumanie. — L’intervention turque. — Paix de Bucarest.
Un coup de théâtre se produisit dans la journée du 30 juin. Au moment où MM. Pachitch et Danef se préparaient à partir pour Saint-Pétersbourg, les armées en présence engageaient le combat ! Les troupes bulgares étaient ainsi réparties : au nord, entre Tsaribrod et Sofia, le général Radko Dimitrief, avec les 3e, 4e, 5e et 9e divisions ; au centre, le général Koutintchef entre Kustendil et Melnik, avec les Ire, 6e et 10e divisions ; au sud, le général Ivanof, avec les 2e, 7e et 12e indivisions. Les deux premiers corps, comprenant environ 140.000 hommes, étaient sous les ordres du généralissime Savof.
Les Serbes étaient divisés en deux armées : une à Nisch, sous le commandement du général Stépanovitch, une autre entre Kumanovo et Doïran, avec le prince héritier Alexandre à sa tête ; ces forces évaluées à peu près à 200.000 hommes. Enfin les Hellènes, au nombre de 100.000, tenaient le Vardar inférieur de Veria, au cap d’Eleuthera.
Voyant, disent-ils, l’encerclement des alliés se refermer sur eux, les Bulgares sentant leur position désespérée, tentèrent un coup de force. Le 30 juin, ils attaquèrent les Serbo-Grecs sur toute la ligne. Au nord, Koutintchef, franchissant la Zletovska, s’emparait d’Istip, marchait sur Koëprulu et entrait à Krivolak, rejetant les Serbes de l’autre côté de la vallée du Vardar. Au sud, Ivanof prenait l’importante position de Guevgheli, arrivait à vingt-cinq kilomètres de Salonique et forçait les Grecs à évaquer Nigrita, dont il se rendit maître. Par contre, à Salonique même, un bataillon bulgare, isolé dans la ville, fut écrasé par la garnison hellénique, après une défense héroïque.
Le 2 juillet, le tsar Ferdinand télégraphiait à Belgrade et à Athènes pour demander l’arrêt des hostilités, exprimant son étonnement du fait accompli et manifestant son désir de ne point rompre la paix. Mais tout était inutile. Ni le roi Pierre, ni le roi Constantin ne voulurent faire cesser les opérations, et les généraux serbes et grecs répondaient à l’attaque du 30 juin par une vigoureuse offensive.
Repoussant les Bulgares sur la rive droite de la Zletowska, les Serbes s’emparèrent, sur la droite ennemie, des hauteurs de Retka-Bouva et de Sultan-Tepe, puis de Retchevo, de Banja et enfin de Kotchana 18 , tandis que l’aile droite du prince Alexandre reprenait Krivolak et Istip.
Chez les Grecs, le roi Constantin entraînait ses troupes, depuis longtemps préparées à la guerre, et qui n’avaient été que bien peu surprises de l’attaque bulgare, et repoussant le général Ivanof de Kilkitch de Doïran et de Nigrita, il s’approchait de Serrés.
Les deux grandes luttes eurent lieu au nord, sur la Bregalnitza, où les Serbes débordèrent la droite bulgare, et, séparant définitivement le général Koutintchef du général Radko Dimitrief, occupèrent, le 7 juillet, les positions suivantes 19 :
L’armée de Razetchar, ayant franchi la frontière bulgare, occupait Koula ; un détachement fut dirigé sur Vidin et un autre vers Beogratchik.
La deuxième armée, commandée par le général Stépanovitch, défendait les positions fortifiées au nord de Pirot. Le détachement de Vlassina avait pénétré sur le territoire bulgare, en occupant Bossilig-Grad.
La première armée, sous le commandement du Prince héritier, occupait les positions suivantes : La ligne de Golemi Vrh jusqu’à Kriva Reka (vers Egri-Palanka-Kustendil), parla division du Danube, deuxième ban ; la ligne de Kupino-Bodo-Reske-Dubrovnitza-Kisseliza, la rive gauche du Kriva-Relka jusqu’à la rivière Sasse et la ligne Varoviste-Sveta-Voda (Berberikeoï), Kali-Kamen-Trazvev-Vrh-Kitka, par la division du Danube, premier ban ; la ligne Pobijen-Tzeva-Bevikow, près de la rivière Sasse, par la division monténégrine.
La troisième armée, commandée par le général Yankovitch occupait la ligne de Bezikow (les positions de Gvlena), sur la rive droite de la rivière Dvago, Gvaske, Pljatchkavitza (cote n° 85), s’allongeant par Tsavevo-Selo, vers l’armée grecque.
Le 9 juillet, une division de cavalerie serbe pénétrait à Radovichta, et ses reconnaissances rejoignaient les troupes grecques remontant de Serrés vers le nord-est.
Les armées bulgares, obligées de se resserrer et partout accablées, se concentrèrent presque tout entières entre Djoumaïa et Trn pour couvrir Sofia et tenter un suprême effort. Mais si l’on savait que la Roumanie mobilisait depuis la fin de juin, on ignorait qu’elle avait conclu un accord avec la Serbie et la Grèce depuis décembre 1912. Et, le 13 juillet, la 1re division de cavalerie roumaine franchissait le Danube, à Bechet-Rahova, avec le 1er corps. Quelques jours après, l’armée roumaine passa à Corava, et, refluant sans peine les deux divisions du général Kovatchef, s’étendit jusqu’à quelques kilomètres de Tatar Pazardjik. Il est juste d’admirer la belle ordonnance des manœuvres roumaines, mais il faut considérer les événements à leur juste valeur. La campagne du prince Ferdinand, fils de Carol de Roumanie, ne fut qu’une manœuvre. La Bulgarie, épuisée, ne pouvait plus rien lui opposer, gardant ses dernières forces contre les Serbes et les Hellènes 20 . Ces derniers s’étaient avancés jusqu’à Djoumaïa.
Au même moment, les Turcs qui, depuis le début du conflit, n’attendaient qu’une occasion de prendre leur revanche des défaites de 1912, avaient quitté les lignes de Tchataldja, et, remontant lentement d’abord, puis rapidement ensuite vers le nord, repoussèrent les quelques escadrons bulgares qui se trouvaient encore devant eux et entrèrent successivement à Lüle-Bourgas, à Viza, à Bunar-Hissar, à Andrinople.
Chacun voyait l’état désespéré de la Bulgarie et accourait à la curée ; le tsar Ferdinand, qui n’avait cessé de demander aux puissances et au roi Carol l’arrêt des hostilités, obtint un armistice le 19 juillet, et accepta de déléguer à Bucarest les plénipotentiaires chargés de traiter des conditions de la paix.
La première séance eut lieu le 30 juillet, et le 10 août, c’est-à-dire onze jours après, la conférence avait terminé ses travaux.
La Serbie aurait voulu étendre sa frontière jusqu’à la Strouma, suivre cette rivière et gagner Demir-Hissar, où elle aurait rejoint la frontière grecque. Le tracé aurait eu pour elle l’avantage appréciable de la rapprocher sensiblement du lac de Tachino, et, par là, de la mer Égée.
Mais ce projet, comme nous allons le voir, était encore bien différent de celui des Bulgares, et, malgré la situation de ces derniers, leur semblait excessif. En effet, la vallée de la Strouma leur était nécessaire pour relier Sofia et la Bulgarie de l’ouest à la mer (alors qu’ils croyaient encore obtenir Cavalla et le lac Tachino).
La Roumanie n’hésitait pas à demander une assez large part du territoire bulgare, limitée par une ligne partant au sud de Turtukaï, sur le Danube, et aboutissant à la mer Noire, entre Varna et Baltchich. Les plénipotentiaires du roi Ferdinand cédèrent rapidement à la Roumanie la presque totalité de ses exigences, espérant, par là, s’attirer la bienveillance de Bucarest au sujet des frontières serbo-bulgare et gréco-bulgare.
Cette dernière, surtout, était hérissée de difficultés.
La Grèce réclamait toute la côte de la mer Egée jusqu’aux abords de Dédé-Agatch, en demandant que la frontière soit fixée à quatre kilomètres environ, à l’est de Makri, et que, remontant à Chotobar, Ebelu et Gumuldjina, elle vint rejoindre en ligne droite la frontière serbo-bulgare à Serrés ou Demir-Hissar. Il n’est pas besoin de chercher longtemps pour voir ce qu’il y avait d’exagéré dans ces prétentions ! Non seulement la Grèce n’admettait pas que la Bulgarie pût avoir un port utilisable sur l’Égée, mais encore elle voulait accaparer tout le littoral et rejoindre ainsi la Turquie, en étouffant sa voisine du nord. C’était là un pas de plus vers l’empire méditerranéen qu’elle semble désirer se créer, et l’occupation de cette longue bande de territoire n’étant pas pour elle d’une nécessité vitale, ne constituait qu’une conquête habile et ambitieuse.
Voici, d’autre part, ce que demandaient les diplomates bulgares (ministres ou chargés d’affaires des capitales européennes).
Considérant que la frontière logique entre Bulgarie et Grèce est celle du Vardar, puis d’une ligne joignant ce fleuve au golfe d’Orfano, mais que cette ligne frontière était, à cette époque, nettement refusée, ils n’admettaient de possible que celle formée par la vallée de la Strouma jusqu’à son débouché dans la mer, vers l’extrémité est du golfe d’Orfano.
Ce qui donnait le tracé suivant :
Allant de l’ouest à l’est, à quelques kilomètres au sud de Kukus, elle passerait au point 365 (de la carte au 1/100.000e) et atteindrait, à Hochdama, la ligne de partage des eaux entre le Vardar et la Strouma. Suivant cette ligne par Lakana, Tepe-Kar, Tacholokkar, les points 562, 654, 601, Karacesme, et descendrait à la Strouma, dont elle suivrait le cours jusqu’à la mer.
La Strouma, disaient-ils, prend sa source dans les Balkans, au sud et près de Sofia. Sa vallée constitue la seule communication directe possible entre la Bulgarie et la mer Egée, la seule région dans laquelle ce pays puisse organiser les moyens de transport de toute nature dont il a besoin pour vivre et se développer. Les villes de Serrés et de Drama faisant partie intégrante de la vallée de la Strouma, sont nécessaires à la Bulgarie pour construire des voies ferrées et utiliser les voies d’eau dont elle a besoin.
A Bucarest, les propositions bulgares portaient sur une frontière passant de Kukus à Serrés, pour aboutir à Orfano. Elles pouvaient sembler un peu excessives, vu leur point de départ de Kukus, mais il aurait été possible et juste de concevoir une ligne joignant Djaferlu à Orfano, en coupant la Strouma à Kopruva et passant à quelques kilomètres au sud de Serrés, en touchant au lac de Tachino.
Mais les demandes des délégués de Sofia occasionnèrent à Bucarest une scène violente, dont voici le récit :
En entrant dans la salle de la conférence, M. Majoresco apprit que la Bulgarie avait nettement refusé les propositions de la Serbie et de la Grèce. « Oh ! s’écria le premier ministre roumain, en s’adressant aux délégués bulgares, vous êtes certainement en train de jouer la comédie ! »
Ce à quoi les Bulgares répondirent :
« Ne pouvons-nous pas faire des propositions comme les autres ?
— N’oubliez pas, dit alors M. Majoresco, que vous êtes venus ici en vaincus, dans le but de demander la paix. Si vous ne voulez que jouer la comédie, vous pouvez retourner chez vous. Mais je tiens à vous dire que, dans ce cas, vous n’aurez jamais l’occasion de signer la paix. »
Les Bulgares ont peut-être joué un rôle que tout le monde ignore, mais il est un fait certain, c’est que les vives paroles de M. Majoresco nous remettent à l’esprit un mot très juste de... Talleyrand, je crois : « On peut tout dire à tout le monde, mais il faut y mettre la forme... »
Bref, les Bulgares se virent obligés de céder un peu partout aux demandes des alliés ; leur dernière résistance, la plus ardente, fut au sujet de Cavalla. La Grèce, possédant le golfe d’Orfano, et Dédé-Agatch étant insuffisant, Cavalla constituait le seul débouché de la vallée de la Strouma, le seul accès de la Bulgarie sur la mer Egée.
A cet égard, rien n’était plus juste que la persévérance des Bulgares, qui comprenaient l’importance considérable pour eux de posséder ce port déjà construit et facilement utilisable, alors qu’à Dédé-Agatch des travaux coûteux doivent être entrepris pour permettre un résultat suffisant.
Voyant l’intransigeance de son adversaire grec à ce sujet, la Bulgarie fit appel à la Russie et à l’Europe, en demandant au cabinet de Saint-Pétersbourg d’intervenir en sa faveur. Que fit la Russie ? Personne, je crois, ne pourrait l’expliquer exactement. Elle insista, en effet, à Bucarest pour le maintien de Cavalla au royaume du tsar Ferdinand et alla même jusqu’à des démonstrations énergiques en faveur de Sofia. Telle est la partie de sa politique officiellement connue, mais des voix disent qu’elle est loin d’avoir agi envers son protégé slave avec la même générosité et qu’elle tînt un double rôle. Je ne me permettrai pas de juger ces affirmations et je me contente de donner la lettre suivante, publiée dans la Croix du25 août :
La Russie n’a jamais pardonné à la Bulgarie d’avoir à sa tête un prince catholique, un roi trop intelligent et habile pour servir les vues intéressées de sa politique. Récemment, elle jura sa perte et s’acheta une créature dans la personne d’un ministre de Sofia, russophile ardent et, dit-on, âpre au gain. Elle le flatta, puis s’ouvrit à lui de son dessein criminel par l’intermédiaire d’un tiers officieux. Le ministre eut la folie de marchander, tout en objectant : « Mais aucun officier bulgare ne consentira à adopter ce projet. » Il lui fut répondu : « Ne trouverez-vous pas une femme en Bulgarie ? »
A défaut de complices bulgares, la Russie découvrit les alliés, accrus des Roumains et des Turcs.
La guerre éclate. Saint-Pétersbourg escompte la défaite des Bulgares, la révolution des troupes, l’abdication du roi Ferdinand, l’occupation militaire de la Bulgarie par l’armée russe sous prétexte de rétablir l’ordre.
« Notre plan de bataille, nous déclarait hier un officier supérieur d’un très haut grade, devait réussir. Fidèles à la tactique préconisée par Napoléon : « Négliger les
« points secondaires pour être le plus fort sur un point
« donné, à un moment donné », nous attaquons avec des forces imposantes les positions serbes du nord. En quelques jours, nous devions occuper Pirot, Nisch, et en coupant les communications des armées serbes avec Belgrade, nous les forcions à capituler. Nous étions devant Pirot et menacions la ville de Nisch, lorsque le ministre plénipotentiaire de la Russie à Sofia, M. Nécludof, se rend chez M. Danef : « Rappelez vos troupes du territoire serbe. »
M. Danef obéit.
« Plus tard, lorsque les Serbes menacèrent les frontières de la Vieille Bulgarie, nous protestâmes auprès la Russie qui nous fit répondre : « Débrouillez-vous
« tout seuls. »
Ainsi nous parla l’officier supérieur.
L’ordre que M. Danef recevait de la Russie était bien de nature à irriter les troupes. Celles-ci reculent, la mort dans l’âme pendant que les Grecs crient victoire ; des soldats qui n’ont jamais tourné le dos à l’ennemi tirent sur leurs officiers qu’ils accusent de trahison. Au quartier général, séance mouvementée où le ministre félon est souffleté par le généralissime et démissionne ainsi que tout le cabinet.
La mutinerie de plusieurs compagnies ne dégénérera-t-elle en révolte ouverte ? Et le peuple mécontent ne va-t-il pas se soulever ?
La Russie qui a imposé le recul des troupes pour atteindre son but le croit, l’espère fermement.
Pendant deux jours, elle isole complètement la Bulgarie du monde entier en la privant de la seule voie de communication avec l’Europe : le câble de la mer Noire. Elle est si sûre de réaliser son plan diabolique qu’elle annonce déjà dans la presse que la Bulgarie est en proie à la guerre civile. Un stationnaire russe — un témoin nous l’affirme — croise dans les eaux de Bourgas, prêt à débarquer des troupes au moindre signal d’agitation. Avant que les puissances aient eu le temps d’aviser, la Bulgarie eût été occupée et le roi Ferdinand détrôné ?
Peu d’États, en effet, eussent traversé pareille crise sans tomber. Mais l’esprit de discipline des troupes, l’indomptable énergie du tsar, le sang-froid de la population, déjouèrent les calculs de la diplomatie moscovite. Du Danube aux Rhodopes aucune émeute, aucun trouble populaire ne donnèrent prétexte à une intervention quelconque des puissances. Et passons sous silence aujourd’hui — car nous aurons entre les mains, sous peu, des rapports officiels pour nous édifier à bon escient — les méfaits répugnants.
Ainsi que je disais plus haut, je ne juge pas cette déclaration, mais je ne puis croire à une trahison d’un homme d’Etat bulgare, comme le dit l’auteur de ces lignes, ni à une machination aussi perfide de la part de notre alliée et amie, la Russie.
Par une curieuse coïncidence pourtant, il importe de remarquer ce que dit, sur la politique actuelle de Saint-Pétersbourg, un diplomate célèbre, le baron de Rosen, Russe lui-même, dans un mémoire « confidentiel » publié par le Correspondant 21 .
C’est à partir de 1870 que se manifestent l’engouement pour la soi-disant mission historique de la Russie en Orient proche et la nébuleuse grande idée slave. Pour les uns, elle consiste dans la conquête de Constantinople, pour d’autres, dans la délivrance des slaves balkaniques soumis au joug turc, tandis que d’autres encore se préoccupent de les défendre contre la pression du germanisme personnifié par l’Autriche.
Cet engouement nous a poussé à la conclusion d’une alliance avec la France qui nous a engagés dans des intérêts entièrement étrangers à la Russie, à savoir : la revanche, pour la France, de Sedan et de la perte de l’Alsace-Lorraine ; et ces derniers temps l’antagonisme anglo-allemand qui sera le terrain sur lequel se jouera la prochaine guerre européenne...
Puis, plus loin, il expose comment l’idée slave n’est jamais sortie des nuages du sentimentalisme, sa faiblesse, sa nullité politique et même, au point de vue sentimental, il considère l’union slave comme impossible sous la suprématie russe, puisque la nation polonaise, la plus civilisée, a toujours manifesté vis-à-vis de la Russie un furieux irrédentisme. Puis le baron de Rosen raconte comment la Bulgarie, à peine libre, a voulu repousser les tentatives d’imixtion de la Russie dans ses affaires, en oubliant ce que disait le prince Metchersky, confident du tsar Alexandre III, lorsqu’il prévenait les Bulgares que leur pays ne serait qu’une goubernie russe 22 .
Il exprime ensuite son opinion sur la nécessité de rapports amicaux avec l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne, la première heurtant nullement, dit-il, les intérêts réels de la Russie dans le sud slave. Au contraire, elle doit, comme l’Allemagne, se solidariser avec la Russie, comme puissances « complices de ce crime (le partage de la Pologne) ». La question de Constantinople ne doit nullement (toujours suivant M. de Rosen) créer un antagonisme anglo-russe, car il serait défectueux pour l’empire des tsars de posséder l’ancienne Byzance, « ce qui marquerait le commencement de la désagrégation de l’empire russe » ; quant à l’hégémonie allemande elle ne saurait atteindre les intérêts russes 23 .
Le « trois Etoiles » inconnu qui a fort judicieusement commenté ce mémoire ajoute ceci que je reproduis intégralement :
On ne peut qu’approuver l’éreintement magistral dont l’auteur gratifie la « grande idée slave ». C’est du pur humburg. Mais que le baron se rassure. Il semble avéré que le gouvernement russe a, non moins que lui-même, fait son deuil de la vieille chanson 24 et, s’il tolère qu’elle se fasse de temps en temps entendre mezza voce, c’est parce qu’elle fournit à des éléments parfaitement conservateurs, mais qui ont parfois la démangeaison de parler et d’écrire, l’occasion d’une gymnastique relativement inoffensive. Si on les empêchait de fronder sur la politique extérieure, ils fronderaient sur l’intérieur, ce qui est moins désirable. Ainsi que le baron a pu s’en convaincre cet hiver, le moment venu, on dit : « Silence la marmaille », et tout s’apaise.
Si la Russie a suivi les projets du baron de Rosen, les déclarations pessimistes citées plus haut sont pleinement justifiées ; mais l’a-t-elle fait ? On peut supposer qu’il y a là encore une part assez considérable d’exagération et d’individualité contre laquelle nous devons nous mettre en garde. Enregistrons les faits, pour le moment, et attendons.
Remarquons toutefois que le correspondant du Temps à Saint-Pétersbourg écrivait à ce journal le 30 octobre :
Le général Dimitrief est le seul homme assez populaire en Bulgarie pour y être opposé aux « Macédoniens » Savof, Ghenadief et autres qui ont capté la confiance du roi Ferdinand pour ne pas dire qu’ils l’ont « chambré ». C’est le seul homme qu’on opposerait au roi lui-même, lequel s’est vu devenir à nouveau très impopulaire en Bulgarie, si impopulaire même qu’en nous prédisant des troubles prochains dans les Balkans, les gens qui en reviennent annoncent qu’à Sofia une révolution est chose possible.
J’ai demandé leur avis à des personnes qui ont souvent approché le tsar en Bulgarie, et, toutes m’ont répondu qu’elles ne jugeaient même pas utile de prendre au sérieux une déclaration disant que le souverain est « chambré » ! Quant à sa popularité, le lecteur peut s’en rapporter à Excelsior du 29 août et à l’illustration du 30 août qui donnent des photographies significatives de son retour à Sofia avec ses troupes. Une révolution ? Je ne crois pas qu’il puisse s’en produire une en ce moment en Bulgarie, mais tout peut arriver... évidemment !
Revenons à Bucarest et à la politique européenne pendant la Conférence.
Pendant que la Russie défendait, ouvertement du moins, Cavalla bulgare, l’Autriche, qui avait d’abord hésité à s’engager pour un parti ou pour l’autre, sembla incliner vers la même cause. Mais là le cabinet de Vienne s’entendit avec celui de Berlin, qui n’avait aucun désir de voir la Bulgarie en possession d’un port utilisable, et agit à son tour dans la coulisse pour le maintien de la thèse grecque ; puis l’Allemagne et son alliée s’expliquèrent et convinrent du rôle fort adroit qu’elles allaient jouer.
Décidées à laisser Cavalla aux Hellènes, elles plaignirent hautement les Bulgares, et l’Autriche accepta l’idée de revision proposée par Sofia. On crut un moment que les Bulgares auraient gain de cause, mais la France, dans un but généreux, crut devoir conserver Cavalla au roi Constantin, à cause de la nationalité des gens de cette ville, et, soudain, les appuis nés pour la Bulgarie, à Berlin et à Vienne, disparurent faisant preuve d’un « esprit de conciliation et de modération réels » (après avoir vis-à-vis de la France et de la Bulgarie joué double rôle !).
Et le port si nécessaire aux sujets du tsar Ferdinand resta à leurs ennemis, tandis que « grâce à l’empereur Guillaume II », Xanthi leur était bénévolement laissé !
La paix fut enfin signée sans se préoccuper de la question macédonienne qui devait creuser entre la Bulgarie et la Serbie un fossé difficile à combler 25 ou, peut-être, de la part d’un des belligérants (celui qui entend garder son rôle de pacificateur dans les Balkans, en parfaite connaissance de cause) ! Voici le texte du traité :
LE TRAITÉ DE BUCAREST
28 juillet-10 août 1913.
Voici le texte officiel du traité qui règle dans un même instrument le différend de frontière entre la Bulgarie et les autres États balkaniques.
La volonté des contractants est que le traité ne soit pas revisé :
Le roi de Bulgarie, d’une part, et les rois des Hellènes, du Monténégro, de Roumanie et de Serbie d’autre part, animés du désir de mettre fin à l’état de guerre actuellement existant entre les cinq pays respectifs, voulant, dans une pensée d’ordre, établir la paix entre leurs peuples si longtemps éprouvés, ont résolu de conclure un traité définitif de paix et ont nommé des plénipotentiaires (suit la liste de ces derniers).
Un accord étant heureusement établi, il a été décidé :
ARTICLE PREMIER. — Il existera paix et amitié entre le roi des Bulgares et les autres souverains, ainsi qu’entre leurs héritiers et successeurs.
ART. 2. — La frontière roumano-bulgare, rectifiée conformément à l’annexe du protocole n° 5, partira du Danube, en amont de Turtukaï, pour aboutir à la mer Noire, au sud de Ekrene.
Il est formellement entendu que la Bulgarie démantèlera, dans un délai maximum de deux années, les fortifications qui existent à Roustchouk, à Simla et dans une zone de vingt kilomètres autour de Baltchich. Une commission mixte établira, dans les quinze jours, sur le terrain, le nouveau tracé et présidera au partage des biens capitaux coupés par la nouvelle frontière. En cas de divergences, un arbitre décidera en dernière instance.
ART. 3. — La frontière serbo-bulgare, fixée conformément à l’annexe du protocole n° 9, partira de l’ancienne frontière, de la montagne de Paratrica, suivra l’ancienne frontière turco-bulgare et la ligne de partage des eaux entre le Vardar et la Strouma, à l’exception de la haute vallée de la Stroumitza, qui restera à la Serbie.
Ladite frontière aboutira au mont Belasica, où elle rejoindra la frontière bulgaro-grecque. Une commission mixte exécutera, dans les quinze jours, le nouveau tracé et présidera au partage des biens capitaux coupés par la nouvelle frontière, avec recours possible à l’arbitrage.
ART. 4. — Les questions relatives à l’ancienne frontière serbo-bulgare seront réglées suivant entente entre les parties contractantes conformément au protocole annexé.
ART. 5. — La frontière gréco-bulgare, fixée conformément au protocole n° 9, partira de la nouvelle frontière bulgaro-serbe, sur la crête de la Celascina-Planina et aboutira à l’embouchure de la Mesta, sur la mer Egée. Une commission mixte et un arbitrage sont institués comme il avait été indiqué dans l’article précédent.
Il est formellement entendu que la Bulgarie se désiste, dès maintenant, de toute prétention sur l’île de Crète.
ART. 6. — Les quartiers généraux des armées respectives seront informés de la signature du traité. Le gouvernement bulgare s’engage à démobiliser dès le lendemain.
Les troupes dont la garnison est située dans la zone d’occupation de l’armée belligérante seront dirigées sur un autre point de l’ancien territoire bulgare et ne pourront regagner leurs garnisons habituelles qu’après l’évacuation de la zone d’occupation.
ART. 7. — L’évacuation du territoire bulgare commencera aussitôt après la démobilisation de l’armée bulgare et sera achevée au plus tard dans la quinzaine.
ART. 8. — Durant l’occupation du territoire bulgare, les armées conservant le droit de réquisition moyennant paiement en espèces, auront le libre usage des chemins de fer pour le transport des troupes et des approvisionnements, sans accorder d’indemnité. Les autorités locales, les malades et blessés seront placés sous la sauvegarde desdites armées.
ART. 9. — Aussitôt que possible, tous les prisonniers de guerre seront réciproquement rendus. Les gouvernements présenteront respectivement un état des dépenses effectuées pour le soin et l’entretien des prisonniers.
ART. 10. — Le présent traité sera ratifié et les ratifications seront échangées à Bucarest dans un délai de quinze jours, ou plus tôt, s’il est possible.
En foi de quoi, les plénipotentiaires respectifs ont signé et apposé leur cachet.
Fait à Bucarest, le 28 juillet 10 août 1913.
Ce traité enlève donc à la Bulgarie une partie de son ancien territoire du nord que lui arrache la Roumanie, qui l’oblige encore à démanteler les fortifications qui la protégeait contre sa puissante voisine et à reculer considérablement sa ligne de défense !
La paix de Bucarest, en coupant la Macédoine et en la partageant comme elle l’a fait entre Serbes, Grecs et Bulgares, ouvre une ère de difficultés nouvelles dans les Balkans ; les Macédoniens-Bulgares, ayant cru un instant qu’ils allaient obtenir leur annexion à la Bulgarie, ne laisseront pas une heure de repos aux autorités qui les gouverneront et s’acharneront à demander satisfaction aux États de la Péninsule et aux puissances. Ils recourront, pour obtenir gain de cause, à tous les moyens, et l’Europe accusera la Bulgarie d’entretenir un foyer de discordes chez ses anciens alliés, bien que le tsar Ferdinand ait toujours soutenu ouvertement la cause de la Macédoine en séparant cette politique, connue d’ailleurs, de celle des comités révolutionnaires macédoniens. Le partage du célèbre royaume d’Alexandre a sa cause première dans la création de l’Albanie et l’intervention autrichienne qui ont privé la Serbie de ce qu’elle comptait légitimement posséder sur l’Adriatique ; obligée de compenser cette perte, les Serbes soutenus par les Roumains et les Grecs, ont réclamé une part de la Macédoine, part que la Bulgarie s’est vue contrainte de leur céder. Cette cession, que désiraient Bucarest, Athènes et... deux grandes puissances, mettait entre Belgrade et Sofia une barrière qui servait admirablement les intérêts germano-roumains qui craignaient toujours la reconstitution de l’alliance balkanique !
Dans le sud, la Grèce obtenait Cavalla, dont elle n’avait nul besoin, puisqu’elle occupait Salonique, mais qui, en gênant terriblement les Bulgares, la rapprochait de Byzance... ou de Constantinople, et l’on dit que le roi Constantin ne dédaignerait pas de réaliser le rêve, attribué en décembre 1912 au tsar Ferdinand, de se faire couronner sur les rives du Bosphore « Basileus » (empereur) d’Orient !