I

Au-dessus du village de Saint-Cergues, un joli chemin sous bois monte en zigzag vers un petit plateau tapissé de fougères, et si haut perché qu’il semble suspendu parmi les cimes des sapins. On appelle ce lieu le Signal. C’est à deux pas des chalets et de l’hôtel ; les malades même y vont en se promenant ; et, de ce monticule, la vue s’étend plus harmonieuse et plus noble que de bien des pics réputés. C’est d’abord, en effet, la forêt jurassienne qui abaisse ses verdures sombres jusqu’à la plaine lémane ; puis cette plaine et son lac qui rient et qui chatoient comme un paysage de Watteau ; – et au delà, à l’horizon, jaillie violemment des prairies et des bosquets, tel un fantôme blême au milieu d’un jardin de soleil, l’Alpe Grée, debout dans son linceul de neige.

C’était le matin. Mademoiselle Dax, qui avait la permission de sortir seule avant dix heures, montait à grandes enjambées le sentier vert. Elle profitait avidement de cette liberté matinale. Elle adorait la fraîcheur mouillée des bois qui s’éveillent et l’odeur encore nocturne des fleurs que le soleil vient de rouvrir, et la première chanson des oiseaux, et, plus que tout, la solitude.

Si tôt, les gens dormaient encore à l’hôtel ou paressaient devant leur chocolat et leur lait bourru. Point de touristes trop chics, point de panamas dernier cri, point d’ombrelles couleur arc-en-ciel, sur ces chemins agrestes qui s’embellissent tellement d’être déserts.

Mademoiselle Dax songea tout à coup qu’elle était vraiment libre comme une pouliche échappée ; que c’était ainsi tous les jours depuis quinze jours ; que « m’man », hostile aux lits d’hôtel comme à tout ce qui n’était pas son chez soi, affirmait aigrement ne pouvoir s’endormir ici qu’à l’aube ; que Bernard, pour rien au monde, n’eût manqué de rôder le matin dans les corridors où l’on peut entrevoir des pantalons de femme ; – bref, que nul être ne troublerait sa fantaisie ; que tout était pour le mieux dans la meilleure des Suisses ; – et, sûre qu’on ne pouvait l’entendre, elle jeta aux échos, de toutes ses forces, un grand cri joyeux de petite fille.

Elle courait presque dans le sentier grimpant, se mouillant exprès aux fougères lourdes de rosée.

Près de déboucher sur le Signal, mademoiselle Dax s’arrêta net, extrêmement désappointée : la bonne place était prise. Un couple de fâcheux s’était emparé du petit plateau.

Les branches basses du sapin cachaient mademoiselle Dax. Elle délibéra de s’en retourner sans bruit. Mais une curiosité la prenait de ces gens plus matineux qu’elle. Elle voyait et n’était pas vue ; elle épia.

… Un couple, homme et femme… mademoiselle Dax ne les connaissait point. L’homme pouvait avoir vingt-cinq ans, la femme vingt ou vingt-deux… une jeune fille peut-être… oui, probablement… Ils étaient en tout cas fort bien : pareillement minces, hauts et souples, elle très blonde, lui presque brun. Debout l’un près de l’autre, silencieux, ils ne se touchaient pas, et regardaient le lac et la montagne.

Mademoiselle Dax les détaillait, étonnée de ne jamais les avoir aperçus encore. Ils étaient élégants, d’une élégance juste et simple. Lui, d’un geste lent, venait d’ôter son feutre, et l’avait jeté derrière lui, sans détourner la tête.

Au delà, dans le lointain bleu, l’Alpe et le ciel mêlaient leurs nuances d’aquarelle. Le couple inconnu se découpait, gracieux et noble, sur l’horizon lumineux.

… Ils ne se touchaient pas. Mais ils étaient très proches, tellement que, peu à peu, leurs mains se joignirent. Alors, une langueur les tourna l’un vers l’autre. Mademoiselle Dax vit leurs deux profils qui se souriaient, – un profil moqueur et câlin, qu’une moustache rendait plus cavalier, – un profil pur et hardi, où brillait un regard tellement bleu qu’on eût cru l’éclat d’un saphir…

Les deux bouches s’attiraient lentement. Dans le silence, mademoiselle Dax entendit son propre cœur battre à grands coups tumultueux. Une émotion extraordinaire la secouait toute. Soudain les deux silhouettes n’en firent qu’une. La tête blonde fléchit contre l’épaule virile. Et le chant des oiseaux sembla s’augmenter et s’adoucir du bruissement d’un baiser qui se prolongea.

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