IV

Mademoiselle Dax, jeune fille suffisamment avertie des réalités de la vie, n’ignorait pas du tout que les baisers sont monnaie courante en ce bas monde. Mais son esprit un peu absolu les divisait nettement en deux catégories : la catégorie légitime, laquelle comprend les baisers familiaux et conjugaux ; et la catégorie scandaleuse, laquelle englobe tous les baisers abominables qu’échangent les jeunes gens fêtards avec leurs vilaines femmes, – des femmes peintes qu’on rencontre parfois dans des victorias couleur de turquoise. Or, le baiser que s’étaient donné Bertrand Fougères, diplomate et Carmen de Retz, femme célèbre, n’entrait ni dans l’une ni dans l’autre catégorie… Et mademoiselle Dax en demeurait bouleversée d’une stupeur inquiète…

Bertrand Fougères, cependant, saluait madame Dax avec une courtoisie mondaine qui sentait d’une lieue la Carrière ; et mademoiselle de Retz esquissait une révérence un brin romantique, mais d’autant plus polie.

Puis tous deux s’approchèrent de mademoiselle Dax, qui ne les quittait point des yeux. Elle les trouvait d’ailleurs parfaits, mieux encore qu’elle n’avait vu sur le Signal… Mademoiselle de Retz était vraiment très belle : des cheveux où toutes les nuances de l’or étaient mêlées, des yeux comme des braises bleues, et je ne sais quoi de net et d’audacieux, dans l’expression du visage, qui en modernisait à l’extrême la régularité presque antique. Quant à Bertrand Fougères, il charmait par une grâce spirituelle et légère qui fleurait le temps des grands seigneurs et des petits abbés, et lui donnait l’air de porter un pourpoint plutôt qu’un veston. En sorte qu’il faisait un héros de roman présentable.

Mademoiselle Dax ne put s’empêcher d’en convenir en elle-même. Et quoique, du couple, Carmen de Retz, auteur des Filles de Loth et de Sans savoir pourquoi, fût incontestablement la personnalité la plus importante, ce fut Bertrand Fougères que mademoiselle Dax regarda davantage.

Il s’était d’ailleurs assis à côté d’elle, tandis que mademoiselle de Retz servait le thé. Madame Terrien causait toujours avec madame Dax, et lui révélait la véritable recette du café à la turque. Alice écoutait Fougères, qui s’était assis à ses pieds sur une pile de coussins.

Il ne disait rien de très remarquable. C’était de ces banalités souriantes que tout jeune homme débite obligatoirement à toute jeune fille qu’il voit pour la première fois. Mais Fougères donnait aux pires fadeurs du goût et du piquant, par le pittoresque et l’imprévu de son esprit, et par une fantaisie qu’il avait de faire des phrases on ne peut plus académiques avec des mots qui l’étaient beaucoup moins.

Mademoiselle Dax, peu gâtée d’ordinaire en fait de plaisanteries, s’amusa et s’émerveilla. Elle se sentait en confiance : la voix de Fougères, quoique fort câline, avait à chaque instant des inflexions légères ou moqueuses qui rassuraient contre le danger de s’y laisser prendre.

Madame Terrien goûtait le thé d’une moue critique.

– Trop fait !… Voilà ce que c’est que d’attendre les gens en retard. Où étiez-vous donc, vous deux ?

Fougères expliqua :

– Notre muse désirait chercher l’inspiration sur quelque cime vraiment vierge. À moi, homme de prose, ce vœu semblait, si j’ose dire, loufoque… Les Filles de Loth, j’écrirais plus volontiers ça derrière des volets bien clos ?…

Nous n’en avons pas moins ascensionné la Fruitière de Nyon. Treize cent trente-six mètres au-dessus du niveau des basses mers ! Mais là-haut, nous fûmes tristement marris et navrés : c’était plein d’Helvètes, de bestiaux et de touristes.

Madame Terrien rit et s’insurgea :

– Fougères ? si vous mettiez les bêtes après les gens, dans vos énumérations.

– C’est ce que je fais : j’ai dit plein d’Helvètes, de bestiaux et de touristes. Vous n’allez pas prétendre que les touristes sont autre chose qu’un bétail de caste inférieure ? Un troupeau d’abjects moutons, que le snobisme mène à la houlette ! Madame, – il se tourna vers madame Dax en pivotant sur sa pile de coussins, – madame, permettez-moi de vous présenter, à vous que la promiscuité des hôtels condamne à subir les susdits moutons, mes plus apitoyées condoléances !

– Mais…

– C’est comme je vous le dis. Êtes-vous au chalet calviniste ou au chalet cake-walk ?

Madame Terrien crut devoir une explication :

– Ce toqué nomme ainsi, pour des motifs que je préfère ignorer, deux des petits hôtels de Saint-Cergues : le chalet Brotte et le chalet Kolouri…

– Nous sommes au Grand Hôtel, au-dessus du village, – déclara madame Dax avec une excusable vanité.

Bertrand Fougères inclina la tête.

– Je vous en félicite tant que je peux, madame. Au moins, vous échappez à la table dite de famille, où tout le monde s’appelle par son prénom avant le vingt et unième jour… Et quelles tables, et quelles familles, dans ce pays de bénédiction ! Le chalet calviniste qui rougit de l’être, et s’étiquette Brotte, on n’a jamais pu savoir pourquoi…

– C’est le nom de la propriétaire, – plaça Gilbert Terrien, invisible derrière son orgue.

– … Femme éhontée, qui ne rougit pas d’étaler sur une enseigne son nom, pourtant chaste, de veuve selon le Seigneur !… Oui, madame, selon le Seigneur : dans le chalet Brotte, le saint nom de Dieu est honoré à la mode de Genève. Nul couple n’y est hébergé, s’il ne produit pas préalablement son acte de mariage. Madame Brotte fait en personne des rondes de nuit, pour surprendre ou prévenir les scandales possibles ; et, le dimanche, on ferme à clef les pianos, pour que l’oreille de Christ ne soit pas affligée d’une musique profane. En vérité, je vous le dis, tel est le chalet calviniste, surnommé Brotte par les gens qui ne savent pas. Vous y auriez fait votre salut, madame, et je n’oserai certes pas en dire autant du chalet concurrent, intitulé très équitablement chalet cake-walk. Car là, c’est le royaume de Cupidon et de Bacchus. L’hôtesse est une aguichante jeune femme d’à peine cinquante ans, qui borde chaque soir les lits masculins de son hôtel, et qui pousse la prévenance envers ses pensionnaires jusqu’à des limites inimaginables. Au chalet cake-walk, on ne compte pas moins de huit corridors tous obscurs et de cinq escaliers tous dérobés ; beaucoup de chambres sont à double issue, et chacune communique discrètement avec sa voisine. Madame Kolouri veille maternellement à ce que les dames seules ne soient pas trop isolées, crainte qu’elles n’aient peur la nuit. Et tous les jours des flons-flons jaillissent d’un orgue de Barbarie automobile, lequel condamne sans appel tous les cake-walkois à cake-walker… Ah ! madame ! vous, locataire anonyme du Grand Hôtel international, incolore et inodore, j’ai peur que vous ne sachiez pas savourer votre bonheur !

Madame Dax, légèrement interloquée, sourit tout de même.

– On est pourtant très mal au Grand Hôtel, monsieur. Le service est surtout déplorable…

– Le Grand Hôtel est trop laid, – trancha Carmen de Retz, qui avait rejoint son musicien derrière l’orgue. – J’ai passé une saison ici avec mon père, il y a huit ou neuf ans, et je me souviens encore de la belle terrasse clairsemée de sapins sur laquelle ils ont eu l’infamie de planter leur abjecte bâtisse à sept étages. Maintenant on n’ose plus se promener par là : à chaque tournant de sentier, v’lan ! le Grand Hôtel vous jette en pleine figure sa façade si longue qu’elle n’en finit pas, et si laide qu’on en rêve la nuit. Si j’avais su, Terrien, nous aurions été autre part écrire nos Filles

Mademoiselle de Retz, pour mieux maudire le Grand Hôtel, s’était avancée jusqu’au milieu du salon ; et elle parlait avec fougue, ses deux bras enlacés derrière sa taille, dans une pose jolie, quoique un peu théâtrale. Mademoiselle Dax, la regardant de près pour la première fois, s’étonna de sa bouche carminée et de ses yeux très longs : des crayons de fard avaient visiblement passé par là, et c’était si bizarre, cette jeune fille irréprochablement belle et fraîche, qui se fardait ! Mademoiselle Dax n’eut pas le temps de s’abandonner à son étonnement : à ses pieds, Bertrand Fougères, toujours assis à la turque sur les coussins, ripostait ironiquement à la poétesse :

– La solitude, l’air pur des hauts sommets, et rien que de grands horizons alentour, voilà ce qu’il vous faut à vous, pour écrire ensuite des horreurs que les sacripants comme moi n’osent pas lire ?

Elle haussa les épaules, dédaigneuse :

– J’écris comme je sens, et je me fiche pas mal de ce que vous et M. Prudhomme en pensez !

– Elle est anarchiste, – excusa madame Terrien, très indulgente.

– Certainement, je le suis. Et une anarchiste pour de vrai, qui agit toujours selon sa doctrine. Je n’ai ni religion, ni loi, et puisque je ne crois à rien, je serais trop simple d’obéir à quelque chose !

– Allons donc ! – railla vivement Fougères. – Vous êtes au contraire la néophyte d’un nouveau culte : vous adorez le dieu Beauté, dieu factice comme tous les dieux. Et vous le servez plus dévotement qu’une Italienne sa Madone : votre art est un dogme, votre poésie est un rite, et vous avez une foi de charbonnier. Tenez, moi, fils légitime du Prudhomme que vous méprisez, moi, bourgeois, moi, homme du monde, moi, diplomate, – abomination de la désolation ! – je suis meilleur anarchiste que vous : car je ne crois à aucun dieu, pas plus au vôtre qu’à ses prédécesseurs… La Beauté ? convention ! L’Art ? fantasmagorie ! La Poésie ? mensonge ! L’amour ? abus de confiance !…

Il pivota derechef sur la pile de coussins, et regarda mademoiselle Dax en souriant. Elle, ne souriait pas. Elle fixait sur lui des yeux presque craintifs. Et tout à coup, elle osa murmurer très bas :

– Monsieur… est-ce vraiment vrai que vous n’y croyez pas, à toutes ces choses ?…

Il la regarda silencieusement une longue minute, et son sourire d’ironie s’effaçait. Enfin il répondit, plus bas qu’elle :

– Non, ce n’est pas vrai… Mademoiselle, il ne faut jamais prendre au sérieux ce que je dis…

Il passa sa main sur son front, et mademoiselle Dax admira ses longs doigts minces ; déjà il avait repris un ton léger :

– Mais si ! je crois à toutes les guitares en question ; j’y crois tellement que je suis moi-même artiste et poète, et, bien entendu, amoureux…

Il se leva d’un bond :

– Musicien, de la musique !

Mais Gilbert Terrien n’en voulut pas faire.

Share on Twitter Share on Facebook