III

Devant la grille du chalet de madame Terrien, madame Dax, avant de sonner, promena de droite à gauche un regard inquisiteur.

La grille était quelconque, mais bien habillée de chèvrefeuille. Une grande pelouse plantée de mélèzes reculait la maison loin de la route.

On ne faisait que l’entrevoir, cette maison, derrière l’écran des grands arbres aux branches traînantes ; mais tout de même on se rendait compte à peu près ; une façade basse toute droite, sans tourelle, ni clocheton, ni rien de pointu ou de biscornu ; une façade de simple bois peint, toute rouge d’un carmin foncé, sur lequel se découpait, nette, la dentelle verte des mélèzes ; et beaucoup, beaucoup de fenêtres, de grandes fenêtres sans volets, serrées les unes contre les autres…

– Une caserne, – jugea madame Dax, qui avait un faible pour les chalets de bains de mer.

Elle tira le pied-de-biche, – un pied-de-biche pour de vrai, une authentique patte de chamois, pendue à une chaînette, et tout un carillon s’ébranla : douze ou quinze sonnailles qu’on ne voyait pas, attachées à la queue leu leu dans le chèvrefeuille.

Madame Dax haussa les épaules. Au fronton de la grille, le nom du chalet s’écrivait en lettres de fer forgé, un nom baroque : Chalet des Chats.

– Une caserne, ou une maison de fous…

Toutefois madame Dax revint un peu de ce premier jugement, à l’apparition d’un domestique à gilet jaune.

Un perron, – six marches de pierres crevassées, avec de l’herbe dans chaque fente (on la laisse pousser exprès, cette herbe, bien sûr !) ; – une antichambre, grande à n’en plus finir, et toute nue ; – un petit salon, nattes blanches par terre, toiles persanes aux murs ; – un grand salon, mêmes nattes et mêmes toiles ; – un moyen salon, mêmes toiles et mêmes nattes. Partout des meubles de rotin, – chaises, fauteuils, tête-à-tête, tables, guéridons, tabourets, bergères, liseuses, chaises longues… Et puis des coussins, des coussins de toutes les espèces, de toutes les formes, de toutes les couleurs ; – des coussins de soie, de velours, de batiste, de brocart, de dentelles, de broderies, de fourrures, de tapis d’Orient et de paille chinoise, – des coussins par tas, par monceaux, par piles. Il y en a sur les meubles et dessous, sur les nattes et le long des murs, partout. Et puis des violons, des guitares, des altos, des mandolines, des violoncelles, deux pianos à queue, un orgue. – Et rien d’autre : pas un bibelot.

Madame et mademoiselle Dax avancent à petits pas, celle-ci étonnée, celle-là méfiante ; – les coussins gênent pour marcher.

Il fait sombre, malgré les fenêtres sans volets : c’est que tous les rideaux sont épinglés, pour exclure le soleil. D’ailleurs, il n’y a pas de volets ; mais il y a de petites grilles de bois, des lattes croisées en treillis, qui montent à mi-hauteur des croisées, – comme dans les harems turcs. Et puis les plafonds très hauts sont peints d’une nuance sombre : on distingue à peine les poutres et les solives.

Madame et mademoiselle Dax sont au seuil du troisième salon, – le moyen.

Une chaise longue s’agite, trois ou quatre coussins tombent. Une femme allongée se lève d’un bond et vient au-devant des visiteuses, une femme qu’on croirait toute jeune, tellement elle est souple, n’étaient ses cheveux blancs comme de l’argent.

– Madame Dax, n’est-ce pas ? Je suis madame Terrien. Mon mari m’a annoncé votre visite. Je suis très heureuse de vous connaître. Asseyez-vous là, voulez-vous ? Ce fauteuil est bon…

Elle se retourne vers quelqu’un debout derrière elle :

– Mon fils Gilbert, que je vous présente, madame.

Madame Dax se rappelle qu’elle a une fille. Elle présente aussi :

– Ma fille Alice.

On s’assied. On se regarde.

Pas très beau, M. Gilbert Terrien. Vingt ou vingt-cinq ans, et de très grands yeux noirs ; mais trop petit, trop osseux, trop malingre. Infirme même, pour dire le vrai : il boite assez bas. Alice Dax, bien faite, saine, vigoureuse, fait contraste.

– Oh ! la belle fille que vous avez, madame, – s’écrie madame Terrien enthousiaste. – Venez vous asseoir tout près de moi, ma mignonne…

Madame Terrien parle d’une voix menue, avec des inflexions souvent puériles. Alice, apprivoisée, s’approche.

– Ici, ici… sur ma chaise longue, il y a place pour deux, je vous assure…

Madame Terrien sourit. Elle a l’air infiniment bon quand elle sourit.

– Que vous êtes heureuse, madame, d’avoir une enfant pareille, toute fraîche et rose ! Figurez-vous que ce garçon-ci fait mon tourment : il est malade, ses nerfs sont tout à fait lamentables ; il aurait besoin de repos, de quiétude !… et rien ne lui fait plus de mal que sa maudite musique : eh bien ! il compose tout de même jour et nuit…

– Ah ! – fait madame Dax, aimable autant qu’elle peut, – monsieur votre fils est musicien ?

– Hélas non ! madame, – proteste en souriant M. Gilbert Terrien. – Musicâtre à peine !…

Il sourit tout à fait comme sa mère, avec le même regard doux. D’ailleurs, ils se ressemblent beaucoup. Elle n’est pas jolie non plus. On cause.

– Vous êtes ici depuis longtemps ? – questionne madame Dax.

– Depuis deux mois bientôt, et nous resterons probablement tout l’hiver.

– Tout l’hiver ! – fait madame Dax ahurie. – Mais vous gèlerez ?

– Peut-être un peu ; mais Gilbert a envie de voir nos mélèzes sous la neige.

– Madame, – déclare Gilbert, – la Suisse est un pays à voir l’hiver. Il faut être snob ou bourgeois pour y venir en été. Je ne sais même vraiment pas comment ma mère et moi sommes ici maintenant !

– Nous pouvons partir demain, si le cœur t’en dit ?…

– Et Carmen, et Fougères ?

– On les laissera. Nous voyagerons très bien nous deux…

– Mais mon opéra ?

– C’est vrai !… Restons.

Madame Terrien éclate d’un joli rire et se retourne vers madame Dax :

– Madame, vous devez nous trouver tous deux un peu toqués ? D’ailleurs, mon mari vous a probablement dit que je l’étais, moi au moins. Mais que voulez-vous ? je n’ai rien que mon fils pour m’attacher à la vie ; alors je fais toujours tout ce qu’il veut, sans m’inquiéter de savoir si c’est raisonnable ou non… Lui d’ailleurs, je dois le dire, fait aussi tout ce que je veux, même quand c’est tout à fait sans queue ni tête. Voilà, nous nous aimons d’une façon ridicule. Nous sommes un ménage d’amoureux…

Le fils se penche de côté ; la mère, d’un geste accoutumé, tend sa main ; et lui, baise cette main d’un baiser lent qui appuie et qui insiste…

Mademoiselle Dax ne détache pas ses yeux de cette main et de ces lèvres. Il y a là comme un aimant qui attire toute son âme…

La visite a duré quinze minutes : madame Dax se lève.

– Ah non ! – proteste madame Terrien. – Si vous partez maintenant, je prends ça pour une injure personnelle. D’abord, nous hébergeons ici deux amis qu’il faut que je vous fasse connaître ; ils sont je ne sais où, mais ils vont rentrer. Et puis, c’est l’heure du thé. D’ailleurs, je suis absolument sûre que vous n’avez rien à faire dehors ?…

Madame Terrien met en train le samovar qui brille sur la table toute servie.

– Surtout, n’allez pas croire que mon thé ressemble au foin coupé de l’hôtel ! Ah non ! c’est du thé pour gens qui s’y connaissent : Fougères nous le fait venir de Pékin par la valise diplomatique…

Elle s’interrompt pour mesurer avec minutie les cuillerées :

– … Fougères, – Bertrand Fougères, – c’est notre meilleur ami… que je vous présenterai tout à l’heure… il nous consacre gentiment un congé de trois mois… il est secrétaire d’ambassade à Constantinople…

Elle repose la boîte de plomb, à couvercle hermétique.

– … Là, ça y est.

Derechef elle s’assied sur la chaise longue, et caresse la taille de mademoiselle Dax.

– Nous avons aussi une hôtesse, une jeune fille comme vous, et comme vous très jolie ! Je suis sûre que vous connaissez son nom : mademoiselle Carmen de Retz…

Mademoiselle Dax, extrêmement émue, questionne :

– Celle qui écrit des livres ?

– Oui !… celle qui écrit des livres. Même, elle en écrit un ici : le livret de ce fameux opéra dont mon fils fait la partition…

Poliment, madame Dax admire :

– Oh ! un opéra !… un grand opéra ? Comment s’appelle-t-il ?

– Un opéra immense ! – affirme madame Terrien sans sourire. – Il s’appelle Les Filles de Loth. Par exemple, Gilbert me dit que ce n’est pas un sujet pour mères de famille ! Tant pis, je n’irai pas à la première… Ah ! madame, les jeunes gens d’aujourd’hui sont bien audacieux ; nos cheveux blancs en rougissent !

Un silence. Madame Dax, vaguement inquiète, regarde sa fille.

– Enfin !… – crie tout à coup madame Terrien : – vous n’attendrez pas longtemps, et le thé sera à point. Voilà la poétesse qui rentre, et voilà Fougères avec elle…

La porte, en effet, vient de s’ouvrir. Et sur le seuil apparaissent, au bras l’un de l’autre, une jeune fille très blonde, au profil hardi, et un jeune homme presque brun, aux yeux câlins et moqueurs…

Et mademoiselle Dax, effarée, serre ses lèvres pour ne pas crier : elle les reconnaît ; – l’image de leur couple est burinée au fond de sa mémoire : c’est eux qu’elle a surpris hier sur le Signal, s’étreignant lèvres à lèvres…

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