XV

Toutes les chambres donnaient sur la même galerie. Fougères, avant de fermer sa porte, baisa la main de mademoiselle de Retz, et celle, moins fine, de mademoiselle Dax.

Familièrement, Carmen entra chez Alice.

– J’ai envie d’être très indiscrète… ça ne vous ennuie pas trop que je m’assoie une minute chez vous ?

– Mais pas du tout.

– C’est que vous avez sommeil… non ? Alors, ce n’était pas pour dormir que vous étiez tout à l’heure si pressée de nous dire bonsoir ?… Je m’en doutais un petit peu… Nous avons dû joliment vous scandaliser, Fougères et moi !

Mademoiselle Dax avait eu le temps de reprendre contenance :

Oh ! – dit-elle, – j’ai bien compris que vous plaisantiez.

Mademoiselle de Retz hocha la tête :

– Voilà justement !… lui plaisantait peut-être, mais moi, je ne plaisantais pas !… Ne me regardez pas avec de si grands yeux : c’est comme je vous le dis… je ne plaisantais pas…

Bouleversée, mademoiselle Dax refusa de comprendre :

– Mais quand vous avez dit que…

– Que j’avais eu… des aventures ? Je ne plaisantais pas le moins du monde.

– Comment ?… mais alors, vous…

– Oui.

Très calme et souriante, mademoiselle de Retz contemplait l’ahurissement épouvanté de mademoiselle Dax. Une longue minute passa.

– Voyons, petite amie, – fit enfin mademoiselle de Retz, quasi maternelle, – n’ayez pas tellement peur de moi !… C’est très vrai, je ne suis plus… ce que vous êtes encore ; j’ai… j’ai dormi avec des messieurs, là !… Mais songez une minute à ceci : que si j’étais « madame », au lieu de « mademoiselle », vous trouveriez la chose toute naturelle, et vous n’en seriez pas scandalisée le moins du monde. Je serais la même Carmen pourtant !…

À cet argument raisonnable, mademoiselle Dax n’opposa pas une syllabe. Mais ses yeux continuaient de s’attacher, avec une véritable frayeur, aux yeux de la « mademoiselle » qui avait dormi avec des messieurs.

– Mais oui ! – insistait mademoiselle de Retz. – Et si vous n’étiez pas la très gentille petite bourgeoise que vous êtes, je n’aurais pas besoin de tant plaider… Tenez, voulez-vous que je vous conte mon histoire, en quatre mots ? Ma mère s’appelait lady Fergus. C’était une Française mariée à un Anglais ; son mari ne l’aimait pas ; elle vivait comme une esclave méprisée. Un jour, mon père, jeune, beau et brave, la rencontra, l’aima et la conquit. Il y eut des trahisons, des scandales, des duels, que sais-je ? Mais à la fin ils furent l’un à l’autre, malgré les lois, malgré le monde, malgré tout. Et voilà comment je suis née. En tétant le lait de ma nourrice, j’ai tété de la révolte contre toutes les servitudes, et du mépris pour tous les préjugés. Dame ! j’étais fille naturelle, et, qui pis est, adultérine !… Par-dessus le marché, vous devinez sans peine qu’on ne m’enseignait pas le respect du mariage, ni le culte de la respectabilité… Mon père et ma mère voyageaient sans cesse. Partout je les voyais passer au bras l’un de l’autre, superbes et libres, dominant de bien haut les colères hypocrites et envieuses sans cesse soulevées sous leurs pas. Cela dura toute leur vie : ils moururent presque en même temps, de je ne sais quelle consomption qu’ils s’étaient donnée l’un à l’autre. Mon père vécut le dernier. À son lit de mort, je pleurais désespérément, car je l’avais aimé d’un grand amour. Il râlait déjà quand il me fit signe d’approcher : « Ne te marie jamais, balbutia-t-il, ou épouse ton amant quand tu en auras un. » Voilà le dernier conseil que j’ai reçu de mon père ; et mon père était bon, sage, et m’adorait…

Mademoiselle de Retz s’arrêta pour mieux regarder dans ses souvenirs.

J’avais seize ans quand mon père est mort. – reprit-elle, – j’en ai vingt-deux aujourd’hui. Je ne me suis pas mariée… Est-ce que vous m’en voulez de ne pas m’être mariée ?

Souriant malgré elle, mademoiselle Dax fit non de la tête.

– Je ne suis pas riche, – continua Carmen de Retz, – mais j’ai de quoi ne pas mourir de faim. Et puis je me suis amusée un beau jour à écrire des livres, si bien qu’à présent, je gagne ma vie comme font les hommes. Je vis comme eux, libre. Et je suis très heureuse. Pourquoi, changerais-je ?

Mademoiselle Dax ne trouva point de parce que.

– Sans doute, beaucoup de joies me seront fermées. Le monde que je brave en face me rendra la monnaie de mon dédain, je n’en doute guère ! Mais j’aurai aussi mes plaisirs à moi. Et peut-être beaucoup de femmes cloîtrées dans leur vie régulière et douce m’envieront-elles secrètement ces plaisirs-là, et seront-elles jalouses…

Mademoiselle Dax, confusément inquiète, leva la tête.

– Oui, – insista Carmen de Retz, – jalouses !… Car je serai libre, et je pourrai savourer au grand jour, loyalement, honnêtement, le fruit que le serpent n’offrait à Ève qu’en cachette…

Elle se leva soudain.

– Écoutez !… ce soir même, la pomme passe à portée de ma main… et je vais la cueillir !… Il était très beau, Fougères, tout à l’heure quand il vantait cette volupté merveilleuse qu’il connaît et que je ne connais point… très beau, n’est-ce pas ?… Eh bien ! sa volupté, je la connaîtrai à mon tour !…

Elle était debout sur le seuil, et regardait mademoiselle Dax, avec une sorte de défi :

– Loyalement, – répéta-t-elle. – Sans honte. Tête haute…

Elle traversa la galerie, d’un pas ferme. Sans frapper, elle entra dans la chambre de Fougères, – et ne ressortit pas.

Pâle comme un spectre, mademoiselle Dax regardait la porte refermée, et son cœur, à grands coups terribles, disloquait sa poitrine…

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