XIV

À l’orgue, Gilbert Terrien cambra son buste et élargit ses bras d’un geste ample. Sur ce tabouret qui était son trône et son piédestal, sa difformité s’effaçait comme par magie, et il apparaissait grand et presque beau.

Du seuil, mademoiselle Dax vit le musicien en face de sa partition tel un duelliste en face de son adversaire. Carmen de Retz, debout à côté de lui, faisait figure de second. Fougères assis les regardait.

Des sons montèrent dans le silence.

Un chant rustique naquit très pur, et une symphonie simple se déploya à l’entour. L’orgue, à grands traits sobres, évoqua des sites agrestes et des scènes pastorales. Du vent aéra des forêts. Des troupeaux marchèrent parmi des plaines. Sur des horizons montueux, des cèdres noirs frangèrent la pourpre du couchant. Indéfini, le paysage déroula ses lignes cadencées. Un souffle de Bible planait.

Tout à coup, une phrase mystérieuse se détacha, grêle et incisive, et tortueuse comme un serpent. Des notes aiguës la dessinèrent, la ciselèrent à demi, pour l’abandonner aussitôt en hâte, et se confondre comme peureusement dans la symphonie rustique prolongée et renforcée. En même temps, un grondement profond s’élevait et s’abaissait, pareil au tonnerre encore lointain d’un dieu qui s’irrite. Derechef, il n’y eut plus que le chant pastoral et les harmonies naïves de la montagne et de la forêt.

Mais la phrase tortueuse revint, s’insinua parmi les sons purs, comme une vipère dans un jardin, et siffla peu à peu par toutes ses notes grêles. Un frémissement singulier l’accompagnait, une vibration chaude et sensuelle que énervait et alanguissait. Aussitôt des sonorités farouches se précipitèrent. L’orgue tonna. Une colère divine subjugua pêle-mêle et la symphonie pastorale et le motif perfide et lascif qui tentait de s’y substituer. Tout sombra d’abord sous une marée déferlante d’accords heurtés, agressifs, implacables. Mais, comme cette fureur sonore s’apaisait, la phrase grêle se redressa intacte, et, intacte autour d’elle, la même vibration voluptueuse.

Alors une bataille se livra. Au grondement des voix basses de l’orgue, le sifflement reptilien du motif rebelle osa résister. Un tumulte de notes graves et de notes hautes se déchaîna. Mais promptement celles-ci l’emportèrent. La phrase incisive et tortueuse, accrue, renforcée, triompha, et le frémissement sensuel qui s’y mêlait s’épanouit tout à coup en un large chant de désir, d’ivresse et d’amour. Les sons épars se pacifièrent et, ressuscitée pour un hymne de gloire final, la symphonie biblique du commencement vint s’unir au motif vainqueur, pour l’agrandir jusqu’au sublime en le sacrifiant.

Carmen de Retz, théâtrale, enlaça la tête du musicien et le baisa au front.

– Ah ! cria-t-elle, c’est mon rêve même !…

Fougères, enthousiaste, s’était levé d’un bond.

Son admiration passait en lui comme un orage, balayant son humeur morose, sa gêne et son trouble. Il oubliait qu’il avait devant lui deux femmes que ses lèvres avaient touchées l’une et l’autre. Il oubliait le rôle qu’il lui fallait tenir entre elles, – le rôle distrait et maussade qu’il avait tenu la journée entière. – Tout cela comptait bien peu auprès de la divine émotion d’art qui précipitait les battements de son cœur. Qu’importait Alice ! qu’importait Carmen ! qu’importait aucune chose du monde ! L’air était encore palpitant d’échos harmonieux. Fougères s’élança vers mademoiselle Dax et la saisit par la main :

– Hein, – dit-il, – quelle sorcellerie ? Le monsieur qui a fait ça, on devrait le brûler en place de Grève !… Vous l’avez entendue, sa chanson en spirale, – le motif de l’amour des filles de Loth ! – On en suffoque d’indignation, la première fois ; on a envie de crier au viol et d’appeler la police des mœurs !… Mais après, comme il vous adoucit, comme il vous rassure, comme il vous calme ! comme il vous retourne vos principes moraux, tels des gants de fil ! La chanson en spirale ? vous finissez par la trouver sage comme une image et vertueuse comme la sainte Vierge ! Pourtant, c’est la même chanson, identique : – la chanson de l’inceste !…

Très rouge, mademoiselle Dax inclina la tête. Le mot inceste n’était pas dans son vocabulaire. D’ailleurs, la musique de Gilbert Terrien l’avait étonnée sans beaucoup lui plaire. C’était encore plus incompréhensible que les machines classiques, et il n’y avait pas du tout de jolis airs…

Par politesse, elle déclara tout de même que c’était très beau. Mais Gilbert Terrien, dédaigneux des trois éloges, haussa les épaules avec amertume : lui n’était pas satisfait ; son rêve à lui planait encore bien plus haut que l’œuvre accomplie ; et ce rêve aux ailes d’aigle, il désespérait de l’atteindre jamais.

Il descendit du tabouret. À terre il redevint petit, boiteux, difforme. Il s’assit et ne parla pas.

Fougères cependant apportait la table à thé, et y installait un couvert de dînette. Mademoiselle de Retz, bravant l’orage encore tonnant, ouvrit une fenêtre.

– Il ne pleut presque plus, – dit-elle, – voici de la lune.

Mademoiselle Dax alla regarder.

– C’est bien joli, – admira-t-elle, – ces nuages tout nacrés, et ces grands sapins noirs.

– Il manque, – affirma Fougères, – un lac, une barque, un manoir, un fantôme et l’Elvire de Lamartine… « Ô temps, suspends ton vol ! !… »

Mademoiselle Dax le gronda :

– Vous vous moquez de tout, toujours.

– Oui. Mais parce que telle est la livrée de ce siècle. Je dis des choses ironiques ; et je n’en pense pas le premier mot. Dans mon par dedans, je suis un enthousiaste. Vous l’avez remarqué, j’imagine ?

Les deux jeunes filles, accoudées à la large fenêtre, laissaient entre elles une troisième place. Il hésita une minute, puis sourit avec insouciance, et s’y insinua. Ses deux bras étendus posèrent doucement sur les épaules voisines. Mademoiselle de Retz ne se déroba pas et mademoiselle Dax n’osa pas se dérober.

– Du romantisme ! – disait maintenant Fougères d’une voix chantante… – Pourquoi n’en pas faire quelquefois ? Pourquoi n’en pas faire ce soir ? Tout est romantique autour de nous, et nous-mêmes. Souvenez-vous de Musset… À quoi rêvent les jeunes filles ?… Ce soir, je pourrais m’appeler Silvio…

Mademoiselle Dax n’avait point lu les Premières poésies.

– … Combien attendrons-nous d’années, avant qu’un second soir nous réunisse tous trois, – tous quatre, – à regarder, parmi de grandes montagnes, une grande nuit ?

Il pressa légèrement de ses paumes ouvertes les épaules qui lui servaient d’appui. Et il perçut deux frissons.

– Las ! – murmura-t-il. – Si nous étions sages !… En vérité, il y a du miracle dans tout ceci ! Me voilà, moi, Bertrand Fougères, qui, logiquement, devrais ce soir dormir à mille lieues d’ici, dans une capitale barbare ; vous voilà, vous, Carmen, la poétesse née on ne sait où, étrangère partout, voyageuse éternelle… et vous, Alice, jeune fille tellement sage que peut-être n’eussiez-vous jamais cru souper une nuit loin des jupons de votre mère… Oui, nous voilà tous trois, et Gilbert avec nous, évadés miraculeusement de toutes les conventions, de tous les préjugés, de toute la prose de la vie, et libres d’errer une nuit entière en pleine poésie, – une nuit entière !… plus que Dieu n’a jamais donné, qui sait ! à Shakespeare même !…

– Pourquoi Shakespeare ?

– Dante ou Ronsard, si vous préférez. N’importe lequel des grands rêveurs morts de n’avoir pas pu vivre un seul de leurs rêves. À nous, qui n’avons rien rêvé, cette nuit-ci est offerte…

Carmen de Retz, dédaigneuse, le regarda de ses profonds yeux bleus.

– Vous n’avez rien rêvé ?

Il songea, tandis qu’un rayon de lune argentait ses cheveux.

– Si ! peut-être… mais des rêves que vous ne comprendriez point… des rêves simples et tendres, des rêves sans bruit, sans éclat, sans gloire…

– Dites ?

Il dit très bas, parlant vers les étoiles qui commençaient à diamanter les nuages.

– J’ai rêvé… oh ! le rêve classique de tous les amants… j’ai rêvé… j’ai rêvé d’une maison toute petite, au flanc d’un coteau baigné par un fleuve… un verger derrière la maison ; de grands murs pour exiler le reste de la terre ; un cimetière tout près pour parler d’éternité. Et dans la maison, une fée… J’ai offert ma vie pour huit jours de ce rêve-là… Et le Destin n’a pas accepté…

Le cœur en déroute, mademoiselle Dax écoute et frissonne. Fougères, prompt, se redresse, quitte la fenêtre et remplit les verres avec le vin d’un carafon d’argent.

– Heureusement, – déclare-t-il, – que voici de quoi se moquer du Destin : le nectar favori d’un cardinal d’Espagne, lequel cessa de croire au paradis, après avoir goûté sur terre, disait-il, le vrai vin de Dieu. Et ces cigarettes-là m’arrivent de Stamboul par la valise. Dans leur fumée flotte la brume bleue du Bosphore…

Mademoiselle Dax but le vin du cardinal, sans l’apprécier peut-être autant qu’il eût fallu.

– Je pense, – dit mademoiselle de Retz en égrenant une grappe de raisins, – à votre maison, à votre fée et à vos huit jours.

– Pensez-y, mais n’en parlez pas.

– Pourquoi ?

– Vous et moi n’avons pas une idée commune sur cette sorte de choses. Rien qu’avec un mot, vous me blesseriez.

Elle sourit.

– Mon pauvre Fougères, je ne peux pas m’habituer à ce paradoxe d’un dilettante tel que vous, croyant à l’amour.

Il reposa son verre avec vivacité.

– Si j’étais bien galant, je vous répondrais du tac au tac : je ne peux pas m’habituer à ce sacrilège d’une femme belle comme vous, n’y croyant point. Mais rassurez-vous, je ne vais pas vous arrondir de guirlandes… Au contraire ! Je ne peux pas m’habituer à cette grossièreté d’une femme délicate et noble se refusant à comprendre qu’il y a d’autres sensualités que le brutal contact de Chamfort.

Sans avoir bien souvent entendu nommer Chamfort, mademoiselle Dax s’empourpra. Mademoiselle de Retz, fort calme, avoua d’un signe de tête que la grossièreté en question était précisément son fait.

– Bon ! – railla Fougères, – la grâce vous touchera tôt ou tard, et je vous verrai amoureuse.

– Je l’ai été.

– Je sais, vous m’avez déjà conté ces petites anecdotes…

– Eh bien ?

– Eh bien, qu’elles soient ou non véritables… Ne criez pas, c’est par politesse pure et chaste que je mets votre parole en doute !… Que vous ayez ou non cherché des sensations nouvelles jusque dans d’autres lits que le vôtre, je n’en persiste pas moins à affirmer que…

– Que ?

– Que ce n’est pas la même chose.

– Patatras ! voilà un raisonnement qui tourne court. Sans vous vanter, Fougères, j’attendais mieux de vous.

– On m’a servi cette phrase en des circonstances plus mortifiantes… Mais daignez ne pas rire, et réfléchissez un brin. Vous figurez-vous, petite fille, qu’en ces divers mauvais lieux, où vous prétendez avoir perpétré des horreurs diverses… (j’admets le fait, quoique invraisemblable…)

– Merci de ne pas me traiter de menteuse.

– Oui… Vous figurez-vous avoir goûté là dedans, en compagnie d’un partenaire de hasard, l’ivresse sacrée, sublime et terrible que connurent Juliette et Roméo ?

– Je me le figure en effet.

– Allez, vous êtes bête comme Mercutio !…

– Comme Mercutio ?… Ce n’est déjà pas trop… il y a même de quoi être fière… Mais ne m’injuriez pas, et plaidez votre cause. Dites un peu ce qu’ils faisaient ensemble, Roméo et Juliette… oui, quoi ? quelle sorte d’horreurs délectables, que nous n’ayons pas pu faire aussi bien qu’eux, mon partenaire de hasard et moi.

– Zut ! taisez-vous, vous révoltez ma pudeur… Ce que vous n’avez pas pu faire ? Vous n’avez pas pu sangloter de tendresse aux bras l’un de l’autre, ni chercher désespérément, au plus profond de vos bouches, vos âmes ! Vous n’avez pas pu, à l’étreinte de vos deux chairs, ajouter l’étreinte plus étroite de vos deux pensées !… Vous n’avez pas pu mêler vos cris pareils, et redoubler votre délice par la vision céleste du délice de l’être adoré… Taisez-vous ! vous en savez moins long que mademoiselle Dax. Vous vous êtes accouplée, vous n’avez pas aimé…

Elle ne répliquait plus. Une curiosité passait dans son regard toujours attaché sur Fougères.

Mademoiselle Dax, soudain, se leva.

– Minuit ! oh ! il est trop tard…

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