IV

– Dax ! Dax ! on te les a chipées, hein, tes photos d’actrices !

Dax (Bernard), élève de quatrième au lycée de Lyon, haussa rageusement les épaules et ne daigna pas répondre. La réponse, du reste, était superflue, car on les lui avait chipées, – c’était positif. Même, s’apercevant tout à l’heure du larcin, il avait sué de peur à la pensée que, peut-être, une brute de pion avait fouillé dans son pupitre ? Fichue, du coup, sa réputation prudemment entretenue d’élève « irréprochable sous tous les rapports » !…

Mais non, ce n’était qu’une blague des camarades. Sale blague. Il bisquait ferme, Dax (Bernard), sous ses airs méprisants d’homme du monde brocardé par des voyous.

C’était la sortie du lycée. Une galopade d’externes jaillissait de la vieille prison noire, et parmi les joues rebondies, les casquettes sur l’oreille et les vestes débraillées, Bernard Dax, tiré à quatre épingles et peigné de frais, faisait tache élégante. Il était d’ailleurs joli garçon et le savait. Précoce, il s’inquiétait déjà des femmes, et désirait leur plaire. Sournois de tout temps, ses quatorze ans l’agrémentaient en outre de snobisme et de pose. Ce pourquoi, ses camarades, unanimes, l’avaient en grippe.

– Dax, – cria un petit, – voilà ta bonne qui t’attend sur le trottoir !

Une joie ricaneuse secoua toute la rue, grouillante de lycéens. Mademoiselle Dax, flanquée de la femme de chambre savoyarde, attendait, en effet, trop près de la porte. Humilié jusqu’aux os, Bernard affecta d’être aveugle, et passa vite, raide comme un piquet, Mademoiselle Dax, charitable, lui laissa prendre de l’avance, et ne le rejoignit que loin des railleurs.

– Buse ! – lâcha-t-il tout aussitôt, furieux. – Je t’apprendrai à me rendre ridicule devant tout le lycée. Idiote ! tu ne pouvais pas rester sur le quai, sous les arbres ? Tu l’as fait exprès, hein ?

Fréquentes fois, mademoiselle Dax manquait de patience. Son père dur et têtu, sa mère violente, lui avaient dosé un sang prompt à bouillir. Mais sa confession toute fraîche l’incitait au pardon des injures. Elle se tut, – triste un peu.

Ils étaient sur le quai. Bernard, qui marchait devant, tourna dans la première rue.

– Où vas-tu donc ? – demanda la grande sœur.

Bernard, insolent, se garda de répondre.

– … Tu veux prendre encore la rue de la République ? Ce n’est pas le plus court…

Ce n’était pas surtout le plus agréable : rue de la République, il y a toujours foule, et foule élégante : trop de gens qui vous regardent, qui vous frôlent, qui vous sourient. Revenant de Fourvières toute grave et recueillie, mademoiselle Dax eût mieux aimé la solitude des quais.

Elle suivit quand même le lycéen, qui décrétait, sec :

– Au bord de l’eau, il n’y a que les moules.

Rue de la République, Bernard se dérida. À lui, la foule plaisait et aussi les toilettes des femmes, et les vitrines des magasins, et le bruit oisif des promeneurs. Rasséréné, il daigna marcher près de sa sœur ; après tout, elle était belle fille, quoiqu’il préférât les femmes fardées. Lui, son canotier un peu en arrière, son poing sur sa hanche et sa serviette jetée négligemment sous son bras, il jouait le jeune homme, l’étudiant. Tous ces gens qu’on croisait les prenaient peut-être pour amant et maîtresse ? à quatorze ans, il était aussi grand qu’elle exactement. Il se redressa, et, soudain aimable, s’offrit à la débarrasser de son ombrelle.

– Tu sais, – dit Alice, – il faudra que je passe chez p’pa : j’ai une commission de m’man.

Bernard, immédiatement ironique, s’apitoya :

– Ma pauvre fille ! tu as toujours le chic pour les corvées, toi !

– Mais tu viendras avec moi ?

– Tu ne voudrais pas, ma chère ! j’ai mes devoirs de vacances à commencer.

L’année scolaire était presque finie ; mais Dax (Bernard) était un élève modèle, – ayant on ne peut mieux compris tout ce que les prix et les bonnes notes lui pouvaient octroyer de menus agréments à la maison : car M. Dax, laborieux jusqu’à la manie, s’enorgueillissait de son fils.

Alice soupira. – Bernard rentrant seul avant elle, c’était une scène de reproches sur la planche ; il est vrai que Bernard rentrant en retard et se plaignant, c’en était une autre, pire…

On était au coin de la rue de l’Arbre-Sec. Bernard tout à coup salua une voiture qui passait. Mademoiselle Dax regarda.

C’était une voiture de maître, une Victoria très élégante. Les chevaux piaffaient en trottant, et le cocher portait grande livrée. Sur les coussins de cuir turquoise, une femme, assez belle, exhibait des cheveux trop roux, des yeux trop longs, des lèvres trop peintes, et une robe d’impératrice.

La dame sourit à Bernard et passa. Stupéfaite et scandalisée, mademoiselle Dax saisit le bras de son frère :

– Bernard ! tu perds la tête ? qu’est-ce qui te prend de saluer cette… cette cocotte !

Bernard, vexé, se rebiffa.

– Dis donc « grue » pendant que tu y es ! Cocotte ? c’est une femme rudement chic… Diane d’Arques, elle s’appelle…

Mademoiselle Dax haussa les épaules : la vertu bourgeoise de toutes ses honnêtes femmes de grand’mères se révoltait dans ses veines, la soulevait de dédain et de dégoût.

– M’man serait contente si elle t’entendait ! Où l’as-tu rencontrée, cette créature ?

– Si on te le demande, tu répondras que tu n’en sais rien.

Mademoiselle Dax retint un mot vif, et tourna le dos à la Diane d’Arques rousse, comme on tourne le dos à une ordure.

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