V

DAX et Cie, marchands de soie ; – la raison sociale est gravée sur une plaque de cuivre, dans le chambranle d’une porte à deux battants qui s’ouvre sur la rue Terraille. La rue Terraille, morne et terne, se serre entre d’immenses maisons laides, gluantes d’humidité. Ces casernes sont les entrepôts de la soie. Derrière les murs revêches, marbrés de salpêtre et de suie, la soie se repose de ses voyages. Elle vient de très loin. Elle est née en Syrie ou à Brousse, dans les champs turcs hérissés de minarets blancs et de cyprès noirs, – ou dans la Perse ceinte de falaises à pic, – ou dans le Turkestan nomade, – ou dans le Kouang-Toung chinois tout parfumé de menthe sauvage, – ou sur les rives plates du fleuve Bleu grouillant de jonques ; – ou parmi les vallons japonais, harmonieusement coupés de gaves et de lacs. Des Cantonaises constellées de jade, des femmes du Milieu à pieds rapetissés, des mousmés mignardes l’ont veillée avec des soins maternels, l’ont nourrie de feuilles de mûrier, l’ont réchauffée dans les magnaneries bien closes. Puis, dans les filatures tapageuses, on l’a dévidée sous de petits balais prestes, parmi l’eau bouillante qui coule. Et la soie filée, couleur de cocon – jaune d’or, vert d’eau ou blanc de neige, – tressée en flottes, à l’éventail, à l’ovalée, en matteaux, pliée en paquets de mille noms et de mille formes, a commencé sa lente migration. Elle a navigué sur les sampans des grandes rivières, elle a transbordé sur les chalands des ports maritimes. Les cargos ventrus, les paquebots à longues jambes l’ont entassée dans leurs cales ; les locomotives l’ont voiturée par grandes wagonnées. Elle s’est reposée dans les docks et dans les hangars ; les camions cahotants l’ont abritée sous le goudron de leurs bâches. – Et la voilà qui dort enfin dans l’entrepôt de la rue Terraille, en attendant d’autres fatigues prochaines, les moulinages, les teintures, les tissages, les confections…

Dax et Cie. – Une porte très haute avec un seuil de pierre usé ; un corridor obscur et traître : quatre marches à descendre, des marches brèche-dents ; une cour triste : le pavé pointu, les murs sales, les fenêtres grillées comme des soupiraux de geôles. Tout sue la misère ; et pourtant, c’est plein de soie là-dedans, – plein de soie, plein d’or ; – les balles, soigneusement emmaillottées de toile bise ou de paille, s’accumulent derrière ces fenêtres à grilles, s’empilent dans ces prisons lugubres, du plancher au plafond. On a logé la soie d’abord, les hommes ensuite ; les hommes n’ont pas besoin de beaucoup de place : ils n’ont guère à remuer, – rien qu’à travailler, immobiles, à travailler tout le jour, tous les jours.

Le bureau, – il n’y en a qu’un, – ressemble à une salle d’école : quatre murs à la chaux, un plancher de bois poussiéreux. Aux murs, une grande carte de Corée, piquetée de drapeaux japonais et russes : les victoires et les défaites de là-bas se chiffrent pour les soyeux d’ici en millions gagnés ou perdus ; – et une autre carte toute gribouillée de rouge, la carte de l’Italie du Nord : Dax et Cie possèdent en Piémont huit filatures, sans parler des fabriques de cocons, sans parler de la maison de Milan… Dax et Cie sont une des grandes affaires de la place lyonnaise.

Sur le plancher, six tables chargées de paperasses, et six chaises pour les cinq employés et le patron. La table de M. Dax, chef et propriétaire, ne se distingue en rien des cinq autres. Les six plumes grincent pareillement dans le silence, un silence actif, rompu seulement, de quart d’heure en quart d’heure, par des monosyllabes techniques échangés d’une table à l’autre, et, de minute en minute, par l’appel du téléphone.

M. Dax, osseux, anguleux, les cheveux gris, les yeux gris, la barbe grise, interrogea tout à coup :

– Muller ? vous avez vendu vos organsins ?

– Oui, monsieur Dax ; à quarante-cinq.

– Quarante-cinq ! j’ai vu vendre, hier, à quarante-six.

– Il y a baisse, monsieur Dax.

– Il y a toujours baisse quand c’est vous qui vendez !

Il parlait durement, d’une voix qui méprisait et blessait. C’était un patron exceptionnellement désagréable ; par ailleurs, un habile homme, et ses employés, qui le haïssaient, l’admiraient davantage.

La porte de la cour s’ouvrit :

– Bonjour, Dax.

Un gros homme, braillard et cordial, tendait une main familière. M. Dax se leva, dépliant son long corps sec, et donna deux doigts :

– Vous venez pour les trames de Canton ?

C’était un fabricant, un acheteur, – et l’affaire était d’importance.

– Oui, je veux revoir la soie… Mais si vous acceptez trente-six francs, « usage », c’est conclu ?

– Non.

M. Dax avait pour principe, commercial et général, de ne jamais dire deux mots quand un suffisait.

Il fit pourtant signe à l’homme de peine, qui le précéda dans l’entrepôt, une lampe électrique à la main.

Les balles de soie s’empilaient en bel ordre, posées géométriquement les unes sur les autres. Des intervalles ménagés permettaient de circuler en tous sens. C’était comme une ville tirée au cordeau, – une ville de soie, – avec des rues très étroites. Au bout d’une de ces rues, M. Dax s’arrêta devant une balle éventrée, qui laissait voir ses matteaux couleur d’or, tout à fait pareils à des nattes de femmes blondes, tordues et tressées, somptueuses.

M. Dax arracha un matteau et froissa dans sa main la soie crissante.

– Voilà, – dit-il, – vous la reconnaissez ? Deux bouts, 22/24. Trente-six francs vingt.

– Sacrebleu ! – exclama le fabricant, – vous ne la donnez pas, votre soie !… Voyons, Dax, disons des choses sérieuses. Vous savez qu’il y a baisse, hein ? Et ça va s’accentuer, mon vieux. Les Russes reçoivent pile sur pile, ce n’est pas de quoi avancer la paix.

– Je sais, – dit Dax. – Trente-six vingt.

– Trente-six vingt ! vous êtes malade ! je me tue à vous dire qu’elle ne vaudra pas trente-cinq, votre Canton, d’ici à huit jours. Vendez donc, sacré tonnerre ! Tenez, trente-six cinq, ça va ? Il y a d’autre soie sur le marché, vous savez ?

– Je sais, – redit Dax. – Trente-six vingt.

Il ne lâchait pas d’un cran, têtu comme un mulet, froid comme une borne. L’acheteur au contraire, s’emportait, abattait des coups de poing sur la soie.

– Mais, bon Dieu, vous dites toujours la même chose ! Quoi, pour seize malheureuses balles, vous allez perdre un client…

À court de souffle, il s’arrêta pour suffoquer. Et ce fut l’instant malencontreux que saisit une voix timide pour murmurer, derrière M. Dax :

– Bonsoir, p’pa !

M. Dax, flegmatique en face de son client, le fut moins à l’égard de sa fille, et la reçut sans douceur.

– Toi ? qu’est-ce que tu viens faire ici ?

Et, sans attendre la réponse :

– Va-t’en. Va au bureau. J’ai à faire.

Humiliée et docile, mademoiselle Dax recula jusqu’à la porte et se tint coite.

… L’abbé Buire avait beau prêcher, c’était dur d’être ainsi rudoyée devant tout le monde… À vingt ans, on n’est plus une petite fille…

… Bien triste, ce bureau… tellement sombre que, même à midi, on ne pouvait pas y éteindre les lampes ! Au plafond, les abat-jour de carton vert découpaient sans trêve leurs ronds de lumière crue…

Là-bas cependant, dans l’entrepôt, l’acheteur plaidait longuement et bruyamment sa cause ; et la voix coupante de M. Dax succédait à cette plaidoirie :

– Trente-six vingt.

Mademoiselle Dax inquiète entendit des jurons sonores. Le gros fabricant furieux se précipitait vers la porte :

– Jamais de la vie ! Allez vous faire foutre !

Il bouscula la jeune fille au passage, et, soudain honteux, s’excusa :

– Oh ! pardon, mademoiselle !… je ne songeais plus que vous étiez là… je vous demande bien pardon…

Il bredouillait, toute sa colère fauchée par le sourire de cette jeune figure fraîche. Et comme M. Dax, à son tour, sortait de l’entrepôt :

– Allons, mon vieux, ne nous fâchons pas, ça ne fait jamais que cent quarante-quatre francs de différence… Je vous les prends à votre prix, vos seize balles ! C’est conclu, là ! Elle est à vous, cette jolie grande fille ?

Une seconde durant, mademoiselle Dax eut l’intuition baroque d’avoir aidé mystérieusement, elle chétive, à cette vente glorieuse des seize balles de soie. Mais l’acheteur parti, M. Dax lui ôta sans tarder cette idée ridicule de la tête.

– À toi, maintenant. Pourquoi es-tu ici, à me gêner ?

Mademoiselle Dax parla très bas. Il lui semblait que les cinq employés, courbés sur leur besogne, la regardaient en dessous et ricanaient.

– M’man m’a envoyée…

– Encore ! il n’y a donc plus de téléphone, à la maison ?

– C’était pour te dire que M. Barrier dîne ce soir…

– Alors ?

– Et m’man voudrait bien… que le dîner fût à sept heures et demie juste…

M. Dax, acharné à sa tâche, rentrait ordinairement au logis très en retard ; et madame Dax, entichée d’exactitude, ne manquait jamais de l’en quereller âprement. Entre leurs deux volontés toujours raidies l’une contre l’autre, la pauvre Alice servait souvent de tampon. Il en fut ainsi cette fois encore ; M. Dax, irrité, haussa les épaules :

– Je ne suis pas ici pour mon agrément, n’est-ce pas ? Si ta mère ne le sait pas, va le lui dire.

Et mademoiselle Dax fut mise à la porte.

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