VIII

– Alice, ma fille, un peu de musique, – ordonna madame Dax.

Alice, obéissante, se mit au piano.

– Un cigare, papa Dax ? – proposait le docteur. – Nous fumerons à côté en écoutant un petit air…

Madame Dax ne supportait pas le tabac au salon.

On fit donc deux camps ; on faisait deux camps tous les soirs : les femmes ici, avec leur piano ou leur ouvrage ; les hommes là-bas, avec leur cigare et leur cognac ; – à la turque, haremlick et sélamlick. – La soirée se traînait toujours ainsi, musulmane, si j’ose dire, jusqu’à onze heures et plus. Et ce n’était que peu de temps avant le bonsoir qu’on se réunissait pour un bout de causerie, histoire de prendre poliment congé les uns des autres.

– Mademoiselle Alice, – cria le fiancé en fermant la porte, – je suis tout oreilles. Quelque chose de gai, n’est-ce pas ?

Mademoiselle Dax feuilletait la musique de son casier. Il n’y avait pas grand’chose de gai dans ce casier. C’étaient des romances, des airs d’opéra, des sélections, des valses lentes, – du sentimental. Point de musique classique d’ailleurs : la famille Dax n’aimait pas la musique classique, et mademoiselle Dax elle-même préférait les mélodies bien compréhensibles, « les airs ».

… Quelque chose de gai ? Mademoiselle Dax hésitait entre la gavotte de Mignon et une valse dite brillante dont le titre doré s’encadrait d’arabesques et de fioritures : Toujours ou Jamais… Mais elle se décida tout d’un coup pour une fantaisie des Mousquetaires au Couvent, précisément étudiée pendant la dernière semaine du cours. Le piano résonna.

Elle ne jouait pas mal, mademoiselle Dax : un joli doigté, et de l’intelligence. Pas d’âme encore ; mais quelque chose, peut-être, qui en deviendrait…

Et les arpèges s’égrenèrent jusqu’à la finale.

Le piano se tut. Dans le silence soudain, mademoiselle Dax entendit à travers la porte la voix de son fiancé, bruyante et convaincue, qui achevait une phrase.

– Comprenez-moi, beau-père : un médecin peut déplacer son cabinet dans un rayon de quinze cents mètres. On ne perd jamais ainsi que les malades imaginaires ; et justement je n’en ai pas, pas assez du moins, rue du Président-Carnot…

La voix s’interrompit. M. Barrier s’apercevait que la musique était finie. Il battit des mains, un peu tard :

– Bravo, mademoiselle ! Encore, encore ! Un autre morceau !

Mademoiselle Dax, pensive, demeurait immobile en face des Mousquetaires au Couvent, les bras mous, les mains encore posées sur le dernier accord.

– Eh bien ? – interpella madame Dax, brusque. – Cet autre morceau ?

Mademoiselle Dax toussa deux fois, avant de murmurer :

– Ce serait plus gentil, tout de même, d’être tous ensemble au salon, le soir…

– Tu es malade ! – grogna madame Dax dans un haussement d’épaules : – tu voudrais les empêcher de fumer ?

À dix heures, MM. Dax et Barrier revinrent au salon. Le docteur consultait sa montre.

– Raisonnablement, – dit-il, – il faut se quitter. Demain, avec tous vos préparatifs de voyage, vous aurez une grosse journée. Du reste, c’est l’heure où les honnêtes gens se couchent.

– Oui, – dit M. Dax.

Chaque matin, il quittait avant sept heures la maison pour le bureau, et il n’aimait pas les veillées longues.

– Si on vous écoutait, – ricana madame Dax, – on se coucherait tous les jours comme les poules !

– Aujourd’hui, – plaida M. Barrier, conciliant, – ce n’est pas tous les jours : vous partez pour Saint-Cergues après-demain. Madame Dax, pensez aux malles !

Madame Dax regarda sa fille, silencieuse en présence de son fiancé :

– De fait, comme je n’ai que cette rêvassière pour m’aider…

Le docteur Barrier prit son haut-de-forme et le tint dans sa main gauche :

– Demain, – dit-il, – je vais à Tarare pour une consultation, et je rentrerai par le dernier train. Je ne vous verrai donc pas. Mais après-demain, j’irai vous dire adieu à la gare.

– Pourquoi faire ? – dit M. Dax. – Dites-leur adieu tout de suite. À quoi bon vous déranger juste à l’heure de votre cabinet !

– C’est bien vrai que je ne vous verrai qu’une minute…

– Inutile. Ne venez pas.

– Soit.

Mademoiselle Dax songea que c’était pourtant bien poétique, le dernier baiser au seuil du wagon qui s’ébranle, et le sifflet qui sanglote, et le mouchoir fiévreux qui se déchire à la portière…

– Eh bien ! – reprit M. Barrier, – je vous souhaite bon voyage, madame Dax. Profitez bien de votre villégiature…

– Oh ! moi ! vous êtes bien gentil, mon bon ami, mais qu’est-ce que vous voulez qu’elle me fasse, la villégiature ?… Allez, allez ! ça ira toujours. Il n’y a que la santé de Bernard…

– Bien sûr ! Mon vieux Bernard, reviens-nous avec des joues qui soient mieux que ça, hein !

Bernard, au premier mot de sa santé, avait arboré le plus pâle sourire.

– À vous aussi, mademoiselle Alice, – dit enfin le docteur Barrier, – bon voyage !…

Il chercha une phrase de circonstance, ne la trouva pas, et réitéra :

– Bon voyage !…

– Deux mois d’absence, il n’y a pas de quoi pleurer, – déclara M. Dax en plissant ses joues sèches pour un sourire convenablement paternel. – Nous fixerons la date du mariage quand Alice reviendra de Suisse, et, une fois mariés, vous aurez le temps de vous voir.

– Oh oui ! – affirma madame Dax avec un soupir âpre.

Mademoiselle Dax tendait sa main. M. Barrier la secoua, sans s’attarder au contact tiède. Puis, saluant à la ronde :

– Bon voyage ! – dit-il pour la troisième fois.

À la fenêtre de sa chambre, mademoiselle Dax s’accouda. Dans le silence de l’avenue, elle essayait d’entendre les pas du fiancé qui s’éloignait.

Mais le fiancé avait marché vite : il avait rendez-vous, au London-Bar, avec un rat du Grand-Théâtre. M. Barrier, homme sérieux, n’avait point de maîtresse ; mais, homme, il allait chez les filles quelquefois.

Mademoiselle Dax n’entendit rien du tout, et regarda les étoiles.

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