VII

M. Gabriel Barrier, fiancé de mademoiselle Dax, n’arriva pour dîner qu’à huit heures moins cinq. Et M. Dax étant rentré plus tôt d’un quart d’heure, madame Dax dut se priver d’agonir de reproches son mari, moins inexact que son futur gendre. Privation qui la mit de mauvaise humeur pour toute la soirée.

On attendait dans le salon, – un salon cossu, panaché de modern-style et d’un Louis XV jaune et rouge. – M. Gabriel Barrier entra, salua madame Dax avec cérémonie, puis secoua très longuement la main de M. Dax.

– Horriblement en retard, n’est-ce pas ? je vous demande un million de pardons : j’étais chez le commissaire de police.

– Rien d’ennuyeux, j’espère ?

– Moins que rien : un petit scandale au dispensaire… deux femmes qui se sont battues…

M. Barrier lâchait enfin la main de son futur beau-père, et s’approchait de sa fiancée. Debout devant la jeune fille, il acheva d’abord sa phrase :

… qui se sont battues, et qu’il a fallu accompagner au poste.

Puis, en guise de salut :

– Il a fait rudement chaud, aujourd’hui, hein, mademoiselle ?

Tout de suite, on passa dans la salle à manger.

– Et l’ami Bernard ? – questionna M. Gabriel Barrier.

L’ami Bernard, las d’attendre au salon, était allé s’asseoir à table.

– J’ai vu son palmarès, – déclara M. Dax. – Il aura cinq premiers prix et deux seconds.

– C’est un gaillard ! – s’enthousiasma M. Barrier.

Il embrassa sur les deux joues le susdit gaillard, lequel imitait la modestie à s’y méprendre.

Et tout le monde s’assit.

M. Gabriel Barrier, docteur en médecine, – cabinet de consultation rue du Président-Carnot, tous les jours de deux à quatre, – avait trente ans, six pieds deux pouces, et une barbe blonde qui floconnait plus bas que son estomac. Beau d’une beauté olympienne, et découpé comme un athlète de foire, il eût joué les héros d’aventures plus au naturel que les héros de romans, – Porthos mieux que Tircis. Les deux rôles ont de quoi plaire aux jeunes filles. Mais M. Barrier dédaignait l’un et l’autre. Médecin, il faisait fi de ce que la médecine comporte quelquefois d’héroïque ou de chevaleresque, et proclamait sans vergogne que les guérisons sont un moyen, et les honoraires une fin. Fiancé, il jugeait politique de faire sa cour au père et à la mère plutôt qu’à la fille. Mademoiselle Dax, d’ailleurs, n’avait pas l’outrecuidance de s’en plaindre, – trouvant déjà très beau que le docteur Gabriel Barrier, ex-interne des hôpitaux de Lyon, voulût bien la prendre pour femme. Elle, en ses jours particulièrement romanesques, croyait l’aimer.

– Alors, dit M. Dax en dépliant sa serviette, deux femmes se sont battues au dispensaire ?

M. Barrier, d’un geste large, s’en lava les mains comme feu Ponce Pilate :

– Eh oui ! que voulez-vous, elles étaient ivres. L’alcoolisme, toujours l’alcoolisme !…

M. Dax plissa sa longue face austère, et prononça :

– Il faudrait une grande fermeté des classes dirigeantes, pour purger le peuple de ses vices.

Madame Dax s’empressa de ricaner :

– Laissez-nous donc tranquille avec vos purgations ! Si vous ne lui aviez ôté sa religion, à ce peuple, il serait moins vicieux, et maintenant vous n’y changerez rien !

Elle détestait les phrases de son mari et davantage cette piété huguenote tout intérieure. Elle, par protestation et bravade, allait bruyamment à la messe, deux fois par semaine, sans croire d’ailleurs à grand’chose. M. Dax, sèchement, le lui reprocha.

– Il était religieux comme vous, votre peuple ! Superstition n’est pas foi.

– Bigre ! – déclara le docteur Barrier, bon politique. – Bigre ! voilà ce que j’appelle un potage ! Papa Dax, on ne mange bien que chez vous.

Mademoiselle Dax, indifférente, habituée, ne disait rien.

M. Barrier interpella tout à coup son futur beau-frère :

– Et toi, mon vieux Bernard !… Tu m’enlèves comme ça ma fiancée pour aller te promener en Suisse ? Ça t’amuse, au moins ?

– Beaucoup, – affirma Bernard d’un ton pénétré. – C’est qu’elle a été dure, l’année scolaire, monsieur Barrier ! Mais vous viendrez nous voir là-bas ?

– Si je peux, mon bonhomme ! Un médecin, c’est comme un marchand de soie, tu sais : demande au papa si c’est commode de trouver seulement deux jours pour aller en villégiature ?

M. Dax hocha la tête, et regarda orgueilleusement son fils et le fiancé de sa fille, – laborieux.

– Un bon cabinet, aujourd’hui, Barrier ?

– Peuh ! l’ordinaire. Mais nous ferons mieux, papa Dax, quand nous aurons changé de quartier, après le mariage…

Mademoiselle Dax sourit timidement et leva les yeux sur son fiancé. Mais le fiancé, tout à ses projets d’agrandissement et de clientèle, était à cent lieues de faire du roman :

– Vous comprenez, beau-père, la rue du Président-Carnot, c’est un four. On peut y gagner de l’argent, mais pas un argent sûr, stable, de tout repos. Pour réussir vraiment, solidement, il faut être un médecin cher. Et alors il n’y a que Bellecour, ou l’avenue Noailles. Vous comprenez…

M. Dax comprenait. Il fournit même un argument de renfort, en prenant le commerce des soies pour exemple. La conversation s’anima. Mademoiselle Dax, qui s’efforçait d’y prendre intérêt, ne s’étonna pas de reconnaître au vol quelques tirades déjà entendues rue Terraille, dans le bureau pareil à une salle d’école, parmi les phrases techniques des employés liés à leur tâche…

Madame Dax, renfrognée, se taisait.

Cependant, à la longue, le docteur Barrier s’occupa de sa fiancée :

– Qu’est-ce que vous avez fait toute la journée, mademoiselle ?

– J’ai été à Fourvières…

Et elle appréhenda une raillerie : M. Barrier se targuait d’être libre-penseur. Mais, généreux, il se contenta de rire :

– Vous avez bien raison, si ça vous amuse !

M. Dax regarda sa fille avec un peu de mépris :

– Que voulez-vous, Barrier ! elle tient de sa mère.

– Mais laissez donc ! – protestait le fiancé avec rondeur. – Ça m’est tout à fait égal. Je ne suis pas un farouche comme vous, papa. Elle ira à la messe tant qu’elle voudra, ma femme. Je suis un vieux libéral, je respecterai toutes ses petites idées…

Mais M. Dax revendiquait pour lui-même le titre de libéral :

– Personne plus que moi, mon cher ami, ne respecte ce qui est respectable. Mais, vous le verrez plus tard, les superstitions de cette enfant mettront votre patience à l’épreuve. Je me croirais déloyal si vous n’en étiez pas bien averti…

Madame Dax, rageuse, posa sa fourchette pour hausser les épaules plus ostensiblement. Le docteur, inquiet, s’efforça de l’adoucir :

– Allons, allons, madame Dax, ne vous fâchez pas. Les questions de religion, voyez-vous, quand tout le monde pensera comme moi, on ne s’en inquiétera plus guère !

Madame Dax, rudement, remit les choses au point :

– Mon bon ami, vous parlez comme un livre. Mais quand tout le monde pensera comme vous, il n’y aura plus d’imbéciles, et nous ne sommes pas près de ce temps-là. Vous, vous êtes assez intelligent pour vous passer de croyance, – et moi, quoique je ne sois qu’une bête, et guère savante, je m’en passe à peu près, au dedans de moi. Mais vous allez épouser une jeune fille qui n’est pas encore d’âge à faire la forte tête ; croyez-moi, laissez-la aller à confesse : ça vous épargnera du tintouin.

Mademoiselle Dax, tête baissée, restait muette. Personne d’ailleurs ne se souciait de ce qu’elle eût pu dire.

– Une femme, de n’importe quel âge, – trancha M. Dax, – est presque toujours assez faible d’esprit pour avoir besoin d’un tuteur. Mais elle a son mari, qui suffit à tout. Quant aux simagrées soi-disant religieuses, elles ne sont jamais que nuisibles, et dégradantes par-dessus le marché. Barrier, je ne donnerai pas de conseils à l’homme sérieux que vous êtes…

M. Dax, en principe, ne donnait jamais de conseils à personne.

– … Mais j’ai vingt-cinq ans de plus que vous, et une expérience pénible du mariage. Eh bien ! soyez-en persuadé, vous n’aurez de joie, dans votre maison, qu’en élevant jusqu’à vous l’esprit de votre femme. Elle n’est pire ni meilleure qu’une autre. Façonnez-la. Soyez patient et ferme…

M. Gabriel Barrier, grave, opinait de la tête.

– Allons donc ! – cria madame Dax. – Mon bon, une femme est comme ci ou comme ça, mais on ne la change pas. Vous allez prendre la vôtre telle que la voilà : pas bien maligne, un peu molle, mais honnête et bien élevée, – élevée par moi. – Gardez-la comme elle est, et laissez-la vivre tranquille…

Elle jeta vers son mari un regard de dédain.

– … Seulement, c’est toujours ceux qui n’ont pas réussi qui se mêlent de prêcher les autres !

Quand elle s’échauffait, madame Dax, malgré vingt années vécues loin du midi natal, retrouvait au bout de ses mots des sonorités provençales, un brin d’accent ancien, qui épiçait le parler lyonnais, traînard et chantant, comme d’une pointe d’ail.

– Soyez tranquille, madame Dax, – affirma promptement le docteur Barrier ; – mademoiselle Alice et moi, nous nous entendrons très bien, et je vous parie votre prochain voyage en Suisse qu’elle fera une maîtresse de maison hors ligne…

Il s’interrompit pour envelopper d’un coup d’œil flatteur, madame Dax d’abord et M. Dax ensuite, et conclut :

– Elle a de qui tenir !

Adoucis l’un et l’autre et prenant chacun la phrase pour soi seul, le mari et la femme, tant bien que mal, s’apaisèrent.

On avait mangé la glace au kirsch, les pêches de treille et d’énormes poires duchesses arrivées d’Italie le matin même, – un envoi de l’associé de Milan. – On fait très bonne chère dans la bourgeoisie lyonnaise. – Et le dîner était fini.

On passa au salon pour le café. Madame Dax marcha devant, au bras empressé de son futur gendre ; M. Dax ensuite, sa main sur l’épaule de Bernard ; et, derrière tout le monde, mademoiselle Dax.

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