XI

Hors de la salle à manger, mademoiselle Dax piétina dix secondes dans l’antichambre. Puis l’escalier s’offrant, elle monta comme toute bête traquée, elle fuyait d’instinct, vers le gîte.

Mais, arrivée, elle retrouva le journal déployé et les mots implacables frappèrent encore ses yeux, frappèrent sa chair et ses moelles : UN DUEL AU GRAND CAMP. Elle se détourna, avec un gémissement. Elle se réfugia vers la fenêtre.

Le délire la prenait. Elle crut voir, malgré la nuit, malgré le rideau des platanes, le Rhône proche…

Alors elle recula doucement, sans lâcher la fenêtre du regard. Elle recula jusqu’au lit.

Sur le lit, il y avait un chapeau. Mademoiselle Dax l’épingla sur sa tête. L’épingle, qui tremblait, piqua la tempe, si fort que des gouttes de sang perlèrent…

Et furtive, mademoiselle Dax sortit de sa chambre, redescendit l’escalier, traversa le vestibule, s’évada de la maison…

Un brouillard glacé noyait l’avenue. La nuit, opaque et gluante, s’amoncelait autour des arbres dont on n’apercevait que les troncs, colonnes supportant sans doute l’invisible architecture des brumes lourdes. Et les réverbères, enlisés de nuages stagnants, apparaissaient, pareils à d’énormes lanternes chinoises, rondes, huileuses, enfumées, presque obscures…

Mademoiselle Dax marcha d’abord sur le trottoir. Elle allait vite, d’un pas brusque et fiévreux qui pourtant hésitait par intervalles. Elle allait à l’aveugle, les yeux obstinément fixés vers la chaussée large et bruineuse, et, par delà la chaussée, vers le quai aux arbres confus, et par delà le quai, vers le vide profond où était le Rhône invisible…

Or, elle avançait ainsi, obliquement, attirée peu à peu, mais résistant encore, quand, près d’un réverbère, elle s’arrêta soudain, les prunelles dilatées, les dents claquantes, – hallucinée…

Dans l’avenue, déserte comme un cimetière, une apparition venait de surgir : l’apparition d’une Victoria à deux chevaux, d’une Victoria insolente et luxueuse, qui passait à travers la nuit sinistre, comme elle eût passé dans la douceur d’un soir d’été… L’attelage piaffait orgueilleusement, et pourtant, le choc des sabots contre le pavé ne s’entendait pas… Mademoiselle Dax eut froid jusqu’à l’intérieur des os : sur les coussins de cuir bleu, une femme était assise, une femme très fardée, trop rousse, trop blanche et trop rose, – une prostituée, – que mademoiselle Dax avait vue déjà, que mademoiselle Dax reconnaissait, et qui souriait à mademoiselle Dax d’un mauvais sourire railleur et lubrique… La victoria soudain disparut, engloutie mystérieusement dans la nuit. Et mademoiselle Dax, saisie d’une épouvante horrible, courut, enjamba en trois sauts la chaussée, s’élança sur le quai, dévala jusqu’au chemin de halage, et fit seulement halte au bas de l’escalier de pierre qui plonge ses dernières marches dans le Rhône même…

Le Rhône, tumultueux et trouble, grondait.

Entre les digues, dans le creux où coulait le fleuve, le brouillard s’était entassé plus opaque et plus humide. L’eau bouillonnante roulait sous une voûte de vapeurs immobiles, dont le poids semblait écraser le courant. On ne voyait ni rive, ni pont, ni bateau, rien que la brume grise et que le flot jaune, où s’enfonçait l’escalier glissant.

Mademoiselle Dax descendit une marche, puis une autre : contre sa cheville, une vague clapota…

Allons !… trois pas de plus, et tout serait fini. Il ne fallait qu’un peu de courage. Le Rhône rafraîchirait ce front trop brûlant de fièvre, calmerait ce cœur affolé qui se déchirait à force de battre… Un peu de courage !… Il suffisait de se laisser aller, mains jointes et paupières closes… Et on ne souffrirait plus, et il n’y aurait plus de maison hostile, ni de père haineux, ni de mère mauvaise, ni de fiancé traître… Il y aurait la mort pitoyable et prompte, et le bon Dieu, le bon Dieu trop bon et trop juste pour en vouloir à une pauvre petite qui se réfugiait en Lui… Il y aurait la mort, meilleure, certes, que la vie, cette vie où triomphaient des Diane d’Arques, tandis que les honnêtes filles étaient écrasées…

Mademoiselle Dax voulut descendre une marche encore. Mais le Rhône glacé et le brouillard visqueux étaient autour d’elle, dessus, dessous, en avant et en arrière, comme un linceul déjà resserré. Et elle claqua des dents et elle eut peur ; et, au lieu d’avancer, elle recula…

Elle recula jusqu’au quai de halage. Et, debout au bord de l’eau, elle demeura immobile une longue minute. Ses bottines ruisselantes dégouttaient de petites flaques. À la fin, elle se remit en marche, elle suivit la berge, regardant le fleuve comme les pauvres chiens enragés regardent le ruisseau, avec une envie désespérée et une terreur insurmontable. Et elle n’osa pas se jeter.

Elle alla de la sorte jusqu’au premier pont en aval, qui est le pont Saint-Clair. Là, elle comprit qu’elle n’oserait jamais… non, pas plus ici que là-bas… et plus loin pas davantage !… Alors elle se mit à pleurer. Et, abandonnant la berge elle remonta sur le quai.

Un banc était là entre deux platanes. Elle buta contre ce banc et s’y laissa tomber.

Un désespoir suprême l’avait envahie. Elle sanglotait maintenant, à grands sanglots sourds. Et dans le chaos de sa cervelle, une idée atroce surnageait : l’idée que sa vie antérieure, sa vie de jeune fille pas aimée allait recommencer demain comme hier, et reprendre possession d’elle. Car c’était fini, à présent ; elle n’avait pas eu l’énergie de mourir ; il fallait donc vivre ; il fallait se relever de ce banc, retourner vers la maison, rentrer, – remettre la tête dans la cangue…

Elle restait assise cependant, épuisée, et, inconsciemment, attendant le destin. Elle pleurait toujours, la tête dans ses mains.

Un pas résonna dans le silence. Quelqu’un venait ; quelqu’un ; un homme inconnu ; – celui, peut-être, qui écrit ce livre ?…

Il arriva. Il marchait vite. Le collet de son pardessus était relevé, ses mains enfoncées dans ses poches. Il fumait une cigarette. Sans doute sortait-il de table, et allait-il au théâtre, ou au cercle, ou chez une maîtresse… Il passa tout près, vit la forme confuse effondrée sur un banc et s’arrêta intrigué :

– Qui est là ? – dit-il.

Il n’y eut point de réponse. Peut-être n’avait-on pas entendu… L’homme s’approcha davantage, et d’une main curieuse releva vers lui, doucement, le visage noyé de larmes.

– Oh ! – dit-il, – on a tant de chagrin que ça ?… Malgré qu’on soit si belle fille ?

La voix raillait un peu, mais très peu, et d’une raillerie bonne, souriante, presque tendre. Mademoiselle Dax leva ses paupières lourdes, et vit deux yeux bruns, attentifs, qui la regardaient avec sollicitude.

– Voyons, voyons !… Qu’est-ce qu’on vous a fait ?… Je devine : il a été méchant, il vous a quittée, il en a choisi une autre ?… une autre moins jolie que vous, je parie !… Eh bien ! écoutez : il faut lui rendre la monnaie de sa pièce ! il faut le tromper lui aussi !… Venez avec moi, on va arranger ça nous deux…

Il s’était emparé des deux mains de mademoiselle Dax et l’attirait à lui, très câlinement.

– Allons ! venez donc, petite délaissée !… on vous aimera…

Mademoiselle Dax, alors, céda, et, à bout de force, à bout de raison, à bout de pudeur, suivit l’homme inconnu qui lui promettait de l’aimer…

Méditerranée,

Ans 1322-1325 de l’Hégire.

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