X

Toute l’après-midi du lendemain, mademoiselle Dax attendit en vain Fougères.

Tremblante d’émotion, d’abord, impatiente ensuite, étonnée bientôt, anxieuse enfin, elle vit venir le crépuscule, puis la nuit noire.

Enfermée toute seule dans sa chambre, debout derrière une fenêtre et le front aux carreaux, elle avait guetté de longues heures les passants de l’avenue ; maintenant, ses yeux las ne distinguaient plus rien, malgré la lueur jaune des réverbères, dont la flamme dansait à la bise. Et le froid aigre du dehors pénétrait à travers la vitre jusque dans la tête lourde, glaçant peu à peu toute sa pensée…

Il ne viendrait plus à présent… Sur la cheminée, la pendule d’albâtre avait sonné six heures. Debout toujours et immobile, mademoiselle Dax ne songeait point à tourner le commutateur électrique, et la chambre était pleine de nuit. Tantôt, quand il faisait jour encore, la nouvelle femme de chambre, savoyarde d’ailleurs comme l’ancienne, était entrée : « Le Salut Public, mademoiselle… » Mais mademoiselle Dax n’avait même pas tourné la tête, et le journal dédaigné faisait maintenant tache blême, sur la table qu’on n’apercevait même plus dans l’obscurité opaque.

Au loin, rompant le silence nocturne, l’horloge de la paroisse fit tinter sa cloche, et le timbre de la pendule y répondit frappant sept coups.

Le poing fermé de madame Dax ébranla soudain la porte :

– Alice !… bonté divine !… ça ne te suffit pas de rêvasser, aujourd’hui ?… Tu dors, ma parole !… Est-ce que tu te moques de ta mère ?…

Arrachée de sa rêverie sombre, mademoiselle Dax hésita une seconde, puis tourna le commutateur.

Madame Dax était sur le seuil :

– Qu’est-ce que tu faisais donc, dans ce noir ?

– Rien.

– Es-tu prête pour dîner ? Tu sais que ton père va rentrer ?

– Oui.

– Allons ! lave-toi les mains et dépêche-toi de descendre !…

Madame Dax tourna les talons.

Restée seule, mademoiselle Dax s’assit machinalement et, machinalement, déploya Le Salut Public.

L’article de fond… la politique… le bulletin financier… Mademoiselle Dax ne lisait pas. Ses yeux glissaient de colonne en colonne, arrêtés seulement ça et là, par les grosses lettres des titres… Tout à coup, cinq mots, mystérieusement, accrochèrent son regard. Elle tressaillit. Elle lut, d’un avide coup d’œil :

UN DUEL AU GRAND CAMP

À la suite d’une altercation bruyante, qui avait interrompu, hier soir, au Grand Théâtre, la représentation de Werther, M. B…, médecin bien connu dans notre ville, et M. F…, secrétaire d’ambassade, de passage à Lyon, se sont battus en duel, au Grand Camp, ce matin.

L’arme choisie était le pistolet. Les deux adversaires ont été blessés l’un et l’autre assez grièvement ; le docteur B… à la cuisse, et M. F… à l’épaule.

On a pu toutefois les transporter chez eux sans accident, et leur état est aussi satisfaisant que possible.

M. Dumas, commissaire de police, a ouvert une enquête et s’est transporté au domicile de chacun des combattants. Mais tous deux ont refusé de le recevoir…

– Alice ! – cria sous l’escalier la voix impatientée de madame Dax. – Alice !… Descends-tu à la fin ? Ton père est rentré.

Mademoiselle Dax descendit. Ses jambes tremblaient. Elle trébucha deux fois, et se retint à la rampe. Elle marchait d’un pas raide. À chaque marche, ses talons renvoyaient à sa nuque de petits chocs douloureux. Et un mot battait dans son cerveau comme une fièvre :

– Blessé… blessé… blessé… blessé…

– Quoi encore ? – interrogea M. Dax, bourru. – La voilà tout ahurie et pâle comme une morte !

– Elle dormait dans sa chambre, – répliqua madame Dax, hargneuse. – Et elle dort encore tout debout. Elle ne sait plus que faire pour se singulariser !…

M. Dax haussa les épaules, et le dîner fut silencieux.

On avait servi le café.

– P’pa, – risqua le jeune Bernard, – tu le sais, que M. Barrier s’est battu en duel ?

M. Dax se tourna vers son fils :

– Comment le sais-tu, toi ?

– C’est deux types de ma classe qui racontaient ça, tantôt, à la sortie. Ils étaient allés au Grand Camp ce matin, à bicyclette, et ils ont tout vu, du haut de la digue. Il paraît que c’était épatant. Au premier coup de pistolet, M. Barrier est tombé, et l’autre aussi. Alors une dame qui attendait dans une voiture s’est précipitée pour le ramasser, – pas M. Barrier, l’autre. On les a pansés tous les deux et puis emportés chacun de son côté. Il y avait du sang par terre. Et quand tout était fini, les sergents de ville qui gardent l’entrée du parc sont arrivés.

M. Dax, un pli au front, écoutait. Madame Dax, bouche bée, avait posé sa tasse. Personne ne songeait à regarder mademoiselle Dax.

– Oui, – dit enfin M. Dax, sec. – Tout cela est exact. Le docteur Barrier s’était pris de querelle hier soir avec… – M. Dax s’interrompit, et jeta sur madame Dax un coup d’œil sarcastique : – Mes compliments, au fait ! je n’y pensais pas : vous choisissez agréablement vos relations de voyage. Je vous avais prié, quand vous étiez à Saint-Cergues, de rendre visite à la femme de mon ami Terrien. Mais vous en avez profité en grande hâte pour vous lier d’intimité avec tout ce qui fréquentait chez elle de gens louches ! C’est parfait ! Le docteur Barrier, qui se console comme il lui plaît du refus d’Alice, s’est battu avec ce M. Fougères dont vous m’avez tant corné les oreilles… Oui, avec ce M. Fougères, et pour les beaux yeux de cette mademoiselle Carmen de Retz qui vous occupait si fort, et qui n’est qu’une gourgandine. C’est elle qui s’est payé le plaisir romanesque et distingué d’assister au duel de ses deux amants… Allons !… quoi ?…

Mademoiselle Dax, évanouie, venait de tomber à la renverse.

Effarée, madame Dax, une carafe à la main, se précipita. Mais déjà mademoiselle Dax reprenait ses sens et péniblement se relevait.

M. Dax n’avait pas fait un geste. Étonné et défiant, il considérait sa fille et la scrutait d’un regard froid.

– Eh bien ! ça va mieux ? – questionna madame Dax, rassurée tout de suite.

Mademoiselle Dax, sans comprendre, hocha la tête, passa deux fois la main devant son front, et, soudain, éclata en sanglots. Et M. Dax, attentif, entendit les pauvres lèvres qui laissaient échapper leur dangereux secret :

– Pour elle !… pour elle !… c’était pour elle !…

Il devina tout d’un coup. Et un éclair flamboya dans ses yeux durs :

– Ah ! – dit-il. – Je comprends…

Farouche, il se leva, marcha sur la malheureuse, la saisit par l’épaule, et la mit debout devant lui :

– Ah ! j’ai enfin compris !… C’est ce Fougères dont tu t’es amourachée là-bas ? Et c’est pour lui que tu as refusé l’autre, Barrier… Barrier, qui avait ma parole ?… Parbleu ! rien n’est plus simple !… Eh bien ? Tu es payée, à présent ? Il ne t’aime pas, ton Fougères ! Il ne t’aime pas, entends-tu ? Il aime Carmen de Retz !… Qui se ressemble s’assemble. Pour l’honnête femme que tu étais, j’avais, moi, choisi un honnête homme. Tu n’en as pas voulu. Tu as préféré un saltimbanque. Mais le saltimbanque, à son tour, ne veut pas de toi. Il préfère une créature de son espèce, une bohémienne, une femme à tout le monde. Oui ! il la préfère ! il s’est battu pour elle ; elle l’a suivi sur le terrain ; elle l’a relevé quand il tombait, – tu as entendu ce que racontait ton frère ? Et à présent, elle le soigne, assise à son chevet. Quand il sera guéri, ils se marieront ensemble. Parfaitement ! Ils se marieront. Toi, tu restes pour compte !…

Il serra rageusement sa main, enfonçant ses doigts secs dans l’épaule douloureuse :

– Tu restes pour compte, ridiculisée, tachée, salie !… Ils te laissent sur le carreau, après t’avoir bien éclaboussée de leur scandale et de leur boue. Car ils parleront, ils jaseront, ils baveront ! Ils ont déjà bavé, trop heureux de déshonorer une famille honorable ; ils ont déjà tout dit ; et je m’explique les mines hypocrites et radieuses de tous mes concurrents, de tous mes ennemis, tous accourus chez moi, cet après-midi, comme des chiens à la curée ! La honte n’est pas pour toi seule, elle est pour nous, pour moi, pour mon nom !… Ah ! gueuse !…

Et de toute sa force furieuse, il la souffleta…

Elle cria, bondit en arrière, tourna sur elle-même comme une folle, et, renversant une chaise, s’enfuit.

M. Dax releva la chaise, referma la porte, et se rassit à table.

Share on Twitter Share on Facebook