I

– Beau-père, – affirma le docteur Barrier, fiancé de mademoiselle Dax, – nous pouvons fixer, dès aujourd’hui la date du mariage ; et raisonnablement, vous ne devez rien objecter contre la première quinzaine de novembre.

M. Dax, surpris, haussa ses sourcils minces :

– Je ne vous comprends pas du tout, Barrier. La première quinzaine de novembre ?… Au plus fort de la reprise des affaires, vous voulez que je m’occupe d’un mariage qui forcément sera très mondain, puisque notre situation à tous les deux l’exige ?… Barrier, vous m’étonnez ! Un enfant serait plus sérieux !…

MM. Dax et Barrier, l’un à droite, l’autre à gauche de la cheminée se faisaient pendant. Entre leurs fauteuils, le guéridon à fumer mettait à portée de leurs mains cigares, allumettes, cendriers et la petite guillotine classique. Derrière la porte fermée du salon, le piano de mademoiselle Dax entonnait une mélodie incertaine qui différait sensiblement des Mousquetaires au Couvent de naguère…

On était au premier dimanche d’octobre. L’avant-veille, madame Dax, Alice et Bernard étaient rentrés de Saint-Cergues. Et l’on venait de dîner en famille pour la première fois depuis deux mois.

– Papa Dax, – riposta M. Barrier, sans se troubler, – je suis sérieux comme le pape. Et si même j’ai dit la première quinzaine de novembre, c’est qu’il est impossible de mener l’affaire plus rondement. Sans quoi, je vous prie de croire que j’aurais réclamé la seconde quinzaine d’octobre. Vous me connaissez assez, j’imagine, pour ne pas attribuer ma grande hâte d’en finir à des enfantillages d’amoureux. Non ! la vérité c’est qu’il faut que, précisément, mon mariage coïncide avec la reprise des affaires. Il faut que tout Lyon, en se remettant à la besogne d’hiver, soit dûment informé que le docteur Barrier, allié désormais au marchand de soie Dax, s’installe dans son nouveau cabinet, aux Brotteaux. Vos affaires à vous ne souffriront pas d’une interruption de quarante-huit heures ; et les miennes exigent que mon ancienne situation soit liquidée en cinq secs.

M. Dax, pensif, écrasa dans son cendrier le bout de son cigare. Sans lui donner le temps d’une réplique, M. Barrier redoubla d’un second argument, décisif :

– Sans compter qu’il vous sera beaucoup plus facile en octobre qu’en novembre, de déplacer des capitaux.

M. Dax leva les yeux sur son futur gendre, d’un air d’incompréhension absolue.

– Des capitaux ? quels capitaux ?

M. Barrier, jovial, tapa son genou.

– La dot, papa ! les quatre cents billets de mille que vous étalerez sur cette table-là, le soir du contrat.

Les sourcils de M. Dax remontèrent en accent circonflexe, jusqu’à mi-chemin de ses cheveux gris.

– Des billets de banque ?

– Oh ! si vous préférez un chèque…

– Vous voulez dire une reconnaissance ?… Je vous reconnaîtrai une commandite de quatre cent mille francs dans ma maison, desquels quatre cent mille francs je vous servirai l’intérêt à 5 %, payable par trimestres… Je n’ai pas à déplacer de capitaux pour cela…

Ce fut au tour du docteur Barrier de marquer une stupéfaction extrême :

– Une commandite ? Quelle commandite ? Quand avons-nous jamais parlé de commandite, vous et moi ? Vous m’avez déclaré, le 30 mai dernier, veille de notre dîner de fiançailles, que mademoiselle Alice avait quatre cent mille francs de dot. Quatre cent mille francs, c’est un capital de quatre cent mille francs ; ça n’a jamais été une rente de vingt mille. Vous avez dit quatre cent mille francs, beau-père. Est-ce qu’aujourd’hui vous reviendriez sur votre parole ?

M. Dax se fâcha.

– Je ne reviens jamais sur ma parole, sachez-le, Barrier, et tenez-vous-le pour dit ! J’ai déclaré que je donnerais quatre cent mille francs, et je donne quatre cent mille francs. Je ne supposais pas qu’un médecin lyonnais fût assez ignorant des usages du commerce pour croire qu’un négociant, mariant sa fille, accepterait de se démunir, sans profit pour personne, d’une somme précieuse pour ses affaires et qui ne peut pas être placée plus avantageusement que chez lui.

M. Barrier écoutait, bouche ouverte :

– En sorte que le lendemain du mariage, je me trouverais être votre associé, que cela me plaise ou non ? Vous ne m’avez pas regardé, beau-père. Je suis médecin, je ne suis pas commerçant, et je prétends ne pas faire de commerce. Vous me la fichez belle, avec vos paiements par trimestres ! Faites-moi donc un peu l’amitié de me dire quel recours j’aurai contre vous, quand la fantaisie vous viendra d’oublier une échéance ?

Sur les joues maigres de M. Dax, une rougeur de colère monta.

– Monsieur Barrier, – déclara-t-il violemment, – la fantaisie ne m’est jamais encore venue de ne pas payer ce que je dois. Cela étant, je n’admets pas que l’on m’insulte chez moi, et vous êtes le premier qui l’osiez !…

M. Barrier, brutal, haussa les épaules.

– Il ne s’agit pas de faire du drame !… Je n’ai jamais songé à vous insulter, monsieur Dax. Vous le savez aussi bien que moi !… Alors, à quoi bon les grands mots ? Nous sommes ici pour discuter une affaire…

Ils avaient l’un et l’autre fort élevé la voix. Au salon, le piano, discret, assourdissait ses arpèges. Au mot « affaire », il s’arrêta soudain, comme mystérieusement paralysé…

– Une affaire, – répliquait M. Dax, – qui ne souffre aucune discussion. Vous vous mariez, vous médecin, pour fonder à deux pas de votre ancien cabinet une clientèle plus brillante et plus stable. Quel besoin avez-vous en tout cela d’un capital disponible ? Votre métier se passe précisément de toute première mise. Vous ne pouvez exiger qu’un revenu large vous permettant de faire figure ; et ce revenu je vous le donne plus considérable que vous-même ne sauriez l’obtenir sans spéculation. Quel caprice vous pousse à réclamer une combinaison différente, qui léserait vos intérêts comme les miens ?

– Le caprice de ma sécurité et de mon indépendance, monsieur Dax. Marié à votre fille, j’endosse déjà la responsabilité morale de vos affaires, et c’est assez sans que j’endosse la responsabilité matérielle. On a vu crouler les plus solides entreprises. Qui me garantit que la vôtre continuera indéfiniment d’être prospère ? Au mois de mai, quand j’ai pris le parti de me marier, plusieurs maisons lyonnaises s’ouvraient à moi. J’ai choisi la vôtre, non point qu’elle fût la plus riche, – je ne suis pas un homme d’argent ! – mais parce que votre réputation personnelle d’honnête homme absolument net m’assurait contre tout risque de chicanerie ou de mauvaise foi. Je le croyais, du moins… Il est parfaitement exact qu’un médecin n’a pas besoin pour s’établir de quatre cent mille francs de capital, à moins qu’il n’ait des dettes, ce qui n’est pas mon cas, je m’en vante. Mais il a besoin, s’il est un homme de tête, et non une dupe, d’avoir en caisse des Consolidés ou des Suez, plutôt qu’une reconnaissance de commandite, cette reconnaissance fût-elle signée Dax et Cie.

Froissé au plus sensible de son épiderme, M. Dax se leva :

– M. Barrier, – déclara-t-il avec raideur, – ma maison n’a certes pas la prétention d’être plus solide que la Banque de France. Telle qu’elle est cependant, bien des gendres s’estimeraient contents d’y entrer. J’ai cru que telle était votre ambition, quand vous m’avez demandé ma fille. Je n’ai pas calculé, moi, la valeur financière du mariage que vous m’apportiez, et je n’ai pas attendu d’autres offres, plus avantageuses peut-être que la vôtre, pour faire mon choix. Cela étant, le monde jugera, s’il vous plaît de rompre, lequel de nous deux est un homme d’argent.

Une fois de plus, M. Barrier haussa les épaules :

– Rompre !… Il n’est pas question de rompre… pour le moment du moins. Vous n’y trouveriez guère votre profit, d’ailleurs, monsieur Dax. Un mariage manqué, c’est toujours embêtant pour une jeune fille.

D’un geste dédaigneux, M. Dax balaya l’embêtement dont il était question :

– Cela, c’est mon affaire !… Au reste, j’estime que cette discussion est trop longue. Vous connaissez ma volonté ; je n’en changerai pas. C’est à prendre ou à laisser…

Le piano, timidement, avait repris la phrase interrompue. Sans doute, derrière la musicienne, madame Dax, irritée, ordonnait-elle aux mains distraites de continuer leur tâche. Mais le son ne portait pas. Un pied s’acharnait sur la pédale sourde.

– Je suis moins violent que vous, beau-père, – répliquait le docteur Barrier. – Je ne prends ni je ne laisse. Vous réfléchirez, et nous reparlerons de tout cela. Pour ce soir, je suis de votre avis, c’est assez causé. Et je crois que le plus sage est de me retirer. Non, ne dérangez pas ces dames. Au point où nous voilà, il vaut mieux que je file à l’anglaise.

Il fila comme il disait.

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