II

– Une affaire, – murmura mademoiselle Dax, toute seule dans sa chambre. – Une affaire… Mon mariage est une affaire.

Par la fenêtre, la clarté d’octobre entrait, blafarde. Une bise aigre grelottait contre les vitres.

– Une affaire, – répéta mademoiselle Dax, songeuse au fond de sa bergère. – Le mariage de madame Terrien était une affaire aussi…

Mademoiselle Dax se leva, et fit à pas lents deux tours par la chambre. Puis elle s’arrêta près du lit. Il y avait sur ce lit, qui fréquemment servait de fouge à mille objets hétéroclites, un album de cartes postales.

Mademoiselle Dax, comme juste, faisait collection de cartes postales. L’album était épais et plein aux trois quarts. Paysages, costumes et reproductions dites artistiques s’y mêlaient à force belles dames magnifiquement coloriées de teintes pâles, ainsi qu’à beaucoup de ces scènes de genre qui tapissent tous les kiosques à journaux, et qui s’enrichissent de légendes rimées d’une sentimentalité toute populaire. Mademoiselle Dax préférait cette dernière catégorie.

L’album était ouvert à la dernière page. Une dizaine de cartes nouvelles venaient d’y prendre leurs places. C’étaient de simples photogravures, des vues de Nice, de Monte-Carlo et de Monaco. Mademoiselle Dax les regarda l’une après l’autre en soupirant. Les pays bleus, dans cette chambre lyonnaise assombrie par l’automne, s’évoquaient avec quelque mélancolie. Une longue minute, mademoiselle Dax s’attrista de ce contraste. Puis tout à coup, secouant la tête, elle détacha la dernière carte, et s’approcha de la fenêtre pour relire deux lignes fort banales qu’une main hâtive avait griffonnées à côté de l’adresse :

Vous rappelez-vous encore Saint-Cergues ?…

Meilleurs souvenirs…

Rien davantage. Mademoiselle Dax s’attarda pourtant, les yeux fermés, le front aux vitres, à répéter plusieurs fois :

Vous rappelez-vous encore Saint-Cergues ?…

Meilleurs souvenirs…

La carte postale était de Bertrand Fougères.

Bertrand Fougères était, depuis quinze jours, à Monte-Carlo. Il avait quitté Saint-Cergues, sans tambour ni trompette, le surlendemain du pique-nique et de l’orage. C’était par pur hasard que, ce matin-là, mademoiselle Dax, sortie à l’aurore, l’avait rencontré dans la petite diligence de Nyon, sur la route en lacets qui descend vers le lac.

En apercevant mademoiselle Dax, Fougères, peu soucieux sans doute d’être vu, s’était d’abord mordu les lèvres. Mais l’instant d’après, il avait mis pied à terre, et fait ses adieux, chapeau bas.

– … Il partait, oui… madame Terrien l’avait bien prédit, qu’une brusque nostalgie de civilisation l’arracherait tout d’un coup à la Suisse… ça l’avait exactement pris la veille au soir… Un mois de son congé lui restait encore ; il le passerait probablement à Monte-Carlo !…

– Seul ?… – avait questionné mademoiselle Dax, la voix un peu rauque, et les yeux obstinément fixés sur un caillou du chemin.

– Seul… oui… Je ne sais guère encore…

Il avait hésité, la regardant en dessous, à petits coups d’œil curieux. Peu à peu, ses lèvres s’étaient pressées l’une contre l’autre, comme pour contenir un sourire. Et prenant enfin son parti :

– Non… pas seul !…

Carmen de Retz allait le suivre à deux jours d’intervalle, le laps minimum pour que les apparences fussent sauves. À cause de madame Terrien, – par respect pour son hospitalité, – il ne fallait pas trop avoir l’air de deux canards qui ont mangé la même ficelle… Mais ce n’était qu’une question de décorum.

– N’allez surtout pas imaginer des choses !… Cette pauvre Carmen en a simplement assez, pour le moment, de ses Filles de Loth. Elle veut s’octroyer un mois de repos, et je lui ai tout bonnement offert de la chaperonner.

Mademoiselle Dax, changée en statue, était devenue rouge d’abord, et très pâle ensuite.

– Et puis zut ! – avait tranché Fougères, tout à coup ; – je vais être très incorrect, mais cela m’exaspère de mentir à vous… et d’ailleurs je finirais par m’embrouiller… Oui, vous avez deviné : Carmen et moi… voilà !… que voulez-vous, c’était fatal !… Et nous allons passer notre lune de miel là-bas…

– Un mariage ? – avait murmuré mademoiselle Dax, essayant de sourire.

– Mais non ! voyons !… Est-ce qu’une Carmen de Retz se marie ?… Un caprice, et voilà tout… Un peu de mer bleue, un peu de trente et quarante, un baiser par-ci par-là… J’y pense ! je vous enverrai des cartes postales… en cachette de Carmen, bien entendu…

Cette fois, un peu de sang rose était remonté aux joues de mademoiselle Dax.

– Vous savez que m’man lit toutes mes lettres…

– Mais vous ne savez pas à quel point je sais être convenable, quand j’écris aux jeunes filles !… En outre, il y a la poste restante…

– Oh !

– Une petite enveloppe adressée discrètement à mademoiselle XYZ…

– Voulez-vous bien vous taire !…

Il s’était tu. Il avait ri. Puis, soudain grave :

– Adieu maintenant, petite fille !…

Et il avait bizarrement regardé la tempe gauche de mademoiselle Dax, la tempe qu’il avait naguère effleurée de ses lèvres… il avait regardé jusqu’à ce que mademoiselle Dax fût devenue pourpre.

– Alice ! – cria madame Dax à travers la porte, – es-tu prête ? Il est l’heure d’aller chercher Bernard au lycée…

Sans bruit, mademoiselle Dax referma son album. Déjà la porte s’ouvrait, brutalisée.

– Si tu répondais, quand ta mère te parle ?

Madame Dax souffla, en arrêt devant la réplique attendue. Mais mademoiselle Dax ne répliqua pas. Silencieuse, elle épinglait son chapeau devant l’armoire à glace. Madame Dax, secrètement déçue, grogna :

– Tu es toujours fagotée, c’est un plaisir…

Depuis le retour de Saint-Cergues, mademoiselle Dax se risquait timidement à mettre quelque fantaisie dans ses toilettes, jadis discrètes à l’excès. Pour dire le vrai, ces tentatives n’obtenaient pas toujours des résultats très artistiques. Madame Dax d’ailleurs était peu propre à les apprécier avec goût. Mais elle en critiquait l’intention.

– Il est bien, ton chapeau !… La modiste avait mis les violettes dessus tout bêtement… mais toi qui t’y connais, tu les as défaites pour les bourrer par dessous, en relevant le bord. Comme ça, c’est joli… n’est-ce pas ? et ça te fait une tête de travers.

Un peu nerveuse, mademoiselle Dax opéra une diversion imprévue :

– Est-ce que M. Barrier viendra dîner, ce soir ?

Madame Dax, interloquée, hésita :

– S’il viendra ?… Eh ! je n’en sais rien… Il le dira à ton père, comme d’habitude.

– C’est que, – osa murmurer mademoiselle Dax, – je voudrais bien savoir…

– Savoir quoi ?

– Savoir si je suis encore fiancée, ou si c’est cassé…

Madame Dax, suffoquée de stupeur, demeura un quart de minute bouche bée :

– Comment ?… quoi ?… si tu es encore ?… Mais, bonté divine ! de quoi te mêles-tu ?…

Ce n’était pas tout à fait à tort qu’en un jour de clairvoyance, madame Dax avait cru devoir constater que le climat de Saint-Cergues ne réussissait pas à sa fille : jamais, deux mois plus tôt, mademoiselle Dax n’eût riposté d’un ton presque ferme, – comme elle fit :

– Je me mêle de mon mariage… de mon mariage, à moi…

Madame Dax n’en crut pas ses oreilles. Mais une pareille outrecuidance, de la part d’une enfant qui, quatre ans plus tôt, n’en était encore qu’aux jupes demi-longues, méritait sans conteste une homélie immédiate. Madame Dax ne recula pas devant sa tâche maternelle.

– Ma fille !… – commença-t-elle, selon l’exorde immuable ; et des épithètes véhémentes suivirent : depuis quand les demoiselles de bonne famille ne s’en rapportaient-elles plus à leurs parents du soin d’être bien mariées ?…

– Ton père et M. Barrier ont eu une discussion d’intérêts. Cela arrive tous les jours. C’est leur affaire à eux, et pas à toi. Il est déjà fort inconvenant que tu sois au courant de choses de ce genre, et nous n’en serions pas là, si, hier, quand je t’ai dit et redit de continuer à jouer ta polka, tu m’avais obéi, au lieu d’écouter à travers la porte… En tout cas, tu es fiancée, et tu restes fiancée, tant que ton père et ta mère ne t’auront pas informée du contraire… Si ça t’arrive en fin de compte, c’est que nous aurons reconnu que M. Barrier n’en veut qu’à ta dot. Auquel cas, tu n’auras qu’à te féliciter d’échapper à un homme pareil…

Tête basse et sourcils froncés, mademoiselle Dax écouta jusqu’au bout. Un pli barrait son front. Quand madame Dax eut achevé, l’heure était venue d’aller chercher Bernard à la sortie du lycée. Mademoiselle Dax, suivie de la femme de chambre savoyarde, sortit d’un pas un peu nerveux.

– À propos, – questionna Bernard discrètement ironique, – tu as de bonnes nouvelles du docteur Barrier ?…

On rentrait par le quai du Rhône. Mademoiselle Dax, autoritaire, par hasard avait refusé net de prendre la rue de la République.

– … Car j’imagine que depuis hier soir, tu es sur le gril !… Te marieras, te marieras pas ?… On peut jouer à pile ou face… Si j’étais toi, sais-tu ? J’en aurais touché un mot à p’pa… ou à m’man…

– C’est fait, – répliqua brièvement mademoiselle Dax.

– Hein ?…

– Oui, j’ai parlé à m’man…

– Eh bien ! par exemple ! j’aurais jamais cru ça de toi !… Non ! mais ce que tu es changée, depuis Saint-Cergues, c’est à n’y pas croire, ma chère ! Ainsi tu as parlé à m’man… qui t’a répondu ?…

– Rien, naturellement.

– Alors, – observa Bernard, judicieux, – c’était guère la peine de lui parler…

Il considéra sa sœur qui marchait vite, les yeux fixes, la bouche serrée. Une pitié le traversa, – sentiment rare dans une petite âme sèche :

– Ma pauvre fille ! – dit-il tout à coup ; – tu n’as jamais su t’y prendre pour vivre tranquille à la maison… Mais si tu te figures qu’en faisant la forte tête, ça te réussira mieux, je crois que tu le fourres le doigt dans l’œil !…

Il ricanait :

– On ne peut pas dire que p’pa et m’man soient souvent d’accord… Ils s’entendent tout de même assez bien pour taper sur toi… Et ils sont deux, ma chère, et tu es seule…

– Je sais ! – fit mademoiselle Dax, brusque.

Et elle songea, le cœur soudain très douloureux :

– C’est vrai !… je suis seule… toute seule !…

Share on Twitter Share on Facebook