VIII

Par l’entre-bâillement des persiennes, que la brise matinale écartait, un rayon de soleil entra dans la chambre amoureuse. Enlacés encore et tout mêlés l’un à l’autre, les amants dormaient, las.

Le lit ressemblait à un ravin. Un drap, arraché, avait glissé jusqu’à terre. Un seul oreiller apparaissait, l’autre jeté on ne savait où. Et, parmi le désordre des vêtements épars sur les chaises, la table et le tapis, une boulette de dentelle et de linon avait roulé jusqu’entre les chenets : la chemise de la dormeuse…

Fougères s’éveilla ; le rayon de soleil avait touché ses paupières closes. Il étira tous ses membres engourdis, et s’arracha doucement de l’étreinte. Alors il baisa les yeux de sa maîtresse et les frôla d’une moustache taquine jusqu’à ce qu’un frisson eût secoué le jeune corps. Mademoiselle de Retz, soudain consciente et rieuse, se redressa et s’assit, un genou dans ses mains.

– Bonjour, monsieur, – dit-elle.

Il ne répondit pas. Sa bouche fourrageait dans la nuque qui ne se dérobait point. En même temps, sa main, sournoisement, cueillait les épingles d’écaille.

– Mais, chère madame, – dit-il tout à coup, – vous n’y songez pas !… Vous êtes toute nue !… Permettez !…

Il fit crouler toute la chevelure, l’épandit sur les épaules comme un manteau transparent, puis, séparant une torsade, l’enroula autour du cou et la fit pendre entre les seins, comme un boa de fourrure blonde.

– Là !… vous voilà décente… Maintenant plus moyen de baiser votre gorge… Il faut chercher beaucoup plus bas…

Il cherchait. Elle prit à deux mains la tête audacieuse et la repoussa :

– Par un soleil comme celui-ci !… Voulez-vous bien être sage !…

– J’aimerais mieux être fou…

Mais elle s’était levée d’un bond, et courait déjà par la chambre. Lui restait au lit. Elle le bombarda de projectiles improvisés :

– Tenez !… Cette chemise !… ce gilet !… ce smoking !… Allez-vous être assez ridicule, dans cette tenue, à neuf heures du matin ! Et sauvez-vous vite, ou je suis une jeune fille compromise !…

Du smoking, une lettre tomba.

– Et votre courrier, que vous perdez !… Oh ! paresseux !… Une lettre qui n’est même pas ouverte !…

Elle déchira l’enveloppe d’un doigt preste, et regarda la signature :

– Pire !… Une lettre de femme, qu’il oublie poche restante !… Ah ! vous êtes galant !… Je vous en écrirai, moi, des quatre pages, quand nous nous serons quittés !… Au fait, j’y pense… Je devrais peut-être vous faire une scène de jalousie ?… Mais zut ! il est trop tard… Tenez, la voilà, votre lettre !…

Elle la lui jeta au nez. Indolent, il s’assit à la turque pour lire à son aise :

– Tiens !… – dit-il.

Curieuse, elle se rapprocha :

– Quoi donc ?

– Lisez…

Elle s’assit à côté de lui. Il enlaça sa taille. Et ils lurent ensemble, joue à joue.

« Mon ami,

« Je ne sais plus du tout ce que je vais devenir. Je suis très malheureuse. Tout le monde autour de moi est méchant. Vous seul, avec madame Terrien, avez eu un peu de pitié pour la pauvre Alice. Alors, je viens vous demander conseil !… Conseil ; protection aussi… tout ce que vous pourrez me donner… tout ce que votre cœur vous inspirera… Ça ne s’arrange pas du tout, ma vie. Il faut que je vous explique : d’abord mon mariage est défait, mon fiancé ne m’aimait pas. Il aimait seulement ma dot. Et j’avais été terriblement humiliée, en découvrant ça. Tout de même je m’étais résignée. Mon confesseur m’avait tant répété que le vrai bonheur d’une femme n’est pas d’être aimée selon la chair, mais d’être estimée, honorée, respectée, et de vivre au coin du feu !… Oui, je m’étais résignée à cette vie-là. Seulement, avant-hier, j’ai compris tout à coup que mon fiancé ne me respectait pas plus qu’il ne m’aimait. Et alors je n’ai plus voulu de lui. Ç’a été terrible. Mes parents sont entrés dans une fureur folle. Si je n’ai pas été battue, c’est tout juste… Ça ne fait rien : je me suis révoltée, j’ai tenu bon, je ne céderai pas, mais au bout de tout ça, comme je vous disais en commençant, je ne sais vraiment plus ce que je vais devenir.

« Je n’épouserai pas M. Barrier. La chose est sûre, puisque personne ne peut m’obliger à dire « oui » à la mairie, mais mon père refusera son consentement à tout autre mariage… du moins il me l’a dit sur tous les tons… D’ailleurs, je ne connais personne : je ne vais pas dans le monde ; je n’ai ni amies, ni amis : qui voulez-vous qui puisse penser à moi ? Quel homme demandera ma main ? Et s’il me faut rester chez mes parents, subir encore des années, un tas d’années, cette vie qui m’est un supplice ; – s’il me faut coiffer sainte Catherine dans cette lugubre maison où personne ne m’aime, où tout le monde s’ingénie à me faire du mal, – non, non, non ! je ne peux pas ! j’aime mieux n’importe quoi !…

« Et je ne sais même pas ce que ça veut dire, « n’importe quoi » !… On peut se marier et rester vieille fille ! ou encore s’en aller, quitter sa famille, gagner sa vie, donner des leçons… Mais s’en aller où ? Donner des leçons à qui ? C’est effrayant à penser. Et je n’ai personne qui puisse m’aider, me conseiller, me débrouiller !… personne excepté vous ; vous, qui êtes bien loin, qui avez mille affaires, et qui ne pouvez évidemment pas vous occuper de moi…

« Hélas ! je pense qu’il y a des jeunes filles très pauvres, des ouvrières ou des demoiselles de magasin qui travaillent pour vivre et qui n’ont presque pas d’argent à dépenser. Elles doivent m’envier quand je les coudoie dans les rues, moi qui suis riche, moi qui porte de jolies toilettes, moi qui ai une grosse dot, – cette dot de quatre cent mille francs qui tentait si fort M. Barrier ! – Pourtant, d’elles et de moi, n’est-ce pas moi de beaucoup, la plus à plaindre ?

« Six pages déjà ! comme je dois vous ennuyer ! Pardon !… Soyez bon tout de même, répondez-moi, dites-moi des choses douces, comme celles que vous me disiez à Saint-Cergues, quand nous nous promenions ensemble chaque matin… Vous vous rappelez le soir de l’orage, dans le chalet des Chats ? Vous vous rappelez, sur le Signal, l’Alpenglün !

« Aidez-moi, secourez-moi, tirez-moi de peine !

« ALICE DAX.

« P.-S. Écrivez poste restante, bureau de la rue de Sèze, aux initiales AMDG. »

La lettre échappa des mains de Fougères et tomba sur le genou de mademoiselle de Retz. Les deux amants ne disaient mot, pensifs l’un et l’autre.

Mademoiselle de Retz, la première, rompit ce silence. Elle ramassa la lettre tombée, en relut deux lignes, et, la jetant sur le lit, prononça :

– Pauvre gosse !

Debout, les mains nouées derrière la nuque, elle songea dix secondes. Son corps immobile et nu semblait un beau marbre vivifié par le soleil. Tout à coup, elle fit trois pas en avant, et vint s’appuyer à son bureau. Une douzaine de feuillets très griffonnés, très raturés, couvraient ce bureau : les premières notes du nouveau roman, Toute seule

Mademoiselle de Retz remua ce fatras. Un souci plissait son front. Derrière elle, Fougères avait repris la lettre de mademoiselle Dax.

– Pauvre gosse ! – dit-il à son tour – que diable puis-je faire pour elle ?

Mademoiselle de Retz, d’une main un peu nerveuse, froissa l’un des feuillets de son manuscrit :

– Vous pouvez tout ce qu’il vous plaira, mon cher !… Vous pouvez l’épouser, d’abord…

Fougères, stupéfait, sursauta :

– L’épouser ? vous êtes folle ?…

– L’épouser, certainement !… Quoi ! Êtes-vous assez sot pour ne pas comprendre que cette petite s’est toquée de vous, et qu’elle n’attend que votre bon plaisir ?

– Allons donc ! laissez-moi tranquille ! Épouser mademoiselle Dax !… D’abord, vous êtes renversante !… C’est vous, vous, qui me proposez un mariage ?

– Moi, oui ! quoi d’extraordinaire ?

– Quoi d’extraordinaire ?… Ça, par exemple !… Ma chère, vous me ferez douter de mon bon sens… ou du vôtre… Daignez considérer le costume où nous voilà tous deux…

– Mon pauvre ami !… Vous m’amusez !… Voyons !… Parce que nous avons eu, vous et moi, quelques complaisances l’un pour l’autre… parce que voici un lit qui, s’il pouvait parler, dirait beaucoup de choses… vous vous figurez que nous sommes deux amants dans le sens romanesque et conventionnel du mot ? vous vous figurez que je suis une femme qui a peur d’être lâchée ? que vous êtes un homme qui a un fil à la patte ?… Ah ! non, non et non !… Nous sommes deux camarades qui marchons librement dans la vie, et qu’un caprice, même réciproque, n’attelle pas côte à côte comme deux bêtes de somme sous un seul joug. J’ai mon œuvre d’artiste à créer ; vous avez votre carrière de diplomate à parcourir. Nos deux tâches ne s’accordent pas. Nos chemins se sont croisés, je ne le regrette point. Mais je refuse de quitter mon ornière pour suivre la vôtre ; et, le carrefour franchi, j’ai toujours eu la volonté de vous tendre la main en vous disant adieu, sans réclamer du destin le moindre quart d’heure de grâce !

– Grand merci ! vous êtes charmante !… On ne renvoie pas plus gentiment le « camarade libre » à ses chères études !…

– Ne faites donc pas l’enfant !… J’ai raison et vous le savez. Assez discuté. Résumons plutôt la situation, sans phrases. Moi… je commence par moi : charité bien ordonnée !… Moi, dis-je, je constate, depuis quelques jours, que le climat de Monte-Carlo ne me vaut rien ; ici, près de vous, je deviens paresseuse, flâneuse, distraite. Ces pages-ci, que j’ai barbouillées à grand effort, ne valent pas l’allumette qui en fera un feu de joie. Je n’ai plus goût au travail. Ma volonté mollit. Mon talent fiche le camp ! Halte-là ! j’arrête les frais. Vous, votre ambassade vous réclame. Il n’est pas de bon ton pour un jeune et brillant secrétaire de vagabonder trop longtemps, à la Musset, en compagnie d’une George Sand quelconque. Conclusion : notre divorce s’impose. Et voilà pour nous deux. Voici maintenant pour cette ingénue qui vous écrit de si tendres lettres : elle est plutôt jolie que laide ; elle est plutôt bien élevée que mal, – au point de vue mondain, s’entend ! – elle est plutôt riche que pauvre ; elle vous aime. Épousez-la ! Vous ne trouverez jamais mieux.

– Grand merci derechef !… Vous êtes de plus en plus charmante !…

– Pourquoi ? Mademoiselle Dax est un parti très sortable. Vous êtes gentil, mais vous n’avez pas le sou…

– Pas le sou… si l’on veut !…

– Enfin, pas beaucoup de sous. Je sais bien qu’à l’intention des secrétaires d’ambassade, la Providence a mis au monde les princesses russes. Mais croyez-vous qu’une petite bourgeoise de France ne vaille pas une grande dame cosaque ? Sans parler des quatre cent mille francs ci-dessus mentionnés, lesquels sont plus nets qu’une dot slave, payable en têtes de paysans…

– Tant que vous voudrez ! Mais il n’y a pas qu’une petite bourgeoise en France !

– Faites le difficile !… On vous refusera peut-être les autres… Qui sait ! on vous refusera peut-être celle-ci !

– Oh ! oh !…

– Parions que ça n’ira pas tout seul, ce mariage ?

– Ne me défiez pas trop !…

– Oui, hein ? vous seriez capable d’épouser mademoiselle Dax pour que j’en aie le démenti ?

– Avouez qu’alors la pauvre petite aurait de quoi être flattée et heureuse !… Quelle rage ont donc toutes les femmes de marier les gens malgré eux !

– Quand ces femmes sont toutes nues et sortent du lit des dites gens, c’est assez crâne ! Mais ne dévions pas. Que vous épousiez mademoiselle Dax pour ceci ou pour cela, peu importe : si l’on épluchait les trois quarts des mariages contemporains, on trouverait des dessous autrement pittoresques !… Mademoiselle Dax ne sera pas si fort à plaindre. Ou je me trompe beaucoup, ou elle est de la race des femmes-caniches, qui aiment les coups autant que les caresses, à condition que les caresses alternent avec les coups ! Une femme faite exprès pour vous, mon petit Fougères ! Vous lui jouerez tous les tours imaginables, vous la tromperez à l’heure et à la course, vous vous moquerez d’elle comme je me moque de vous, et elle vous dira merci ! Vous n’aurez qu’à la câliner de temps en temps comme vous savez faire.

– Délicieuse perspective !… Et tout de même, non !

– As you like it ! Seulement, adieu !… Si cette enfant-là pleure, je n’aurai pas, moi, la responsabilité de ses larmes. Je suis entre vous deux ; je m’en vais !…

– Où ?

– C’est mon affaire. Mademoiselle Dax ne pourra pas me reprocher d’avoir retenu le fiancé de son cœur !

– Voyons ! voyons !… Vous n’êtes pas de sang-froid, ma jolie. Disons des choses sérieuses : je m’habille et je vous laisse ; habillez-vous et venez me rejoindre au café de Paris. Nous déjeunerons…

– Désolée !… mais je ne déjeunerai pas. Voilà dix heures qui sonnent, je n’ai que le temps de faire mes malles avant le rapide.

– Là !… là !… ne vous emportez pas !

– Je ne m’emporte pas, mon ami. Je vous dis adieu…

– Oh ! le vilain mot !…

– Le mot nécessaire. Fougères, mon camarade, mon ami, mon compagnon ! Nous allons nous quitter, parce que je le veux et parce que c’est sage ! Mais sachons nous quitter gentiment. Point de dispute, point de querelle vulgaire ! Tenez je vous demande pardon des mots trop railleurs que je disais tantôt… Je ne les pensais pas, ces mots-là !… Ce n’est pas vrai que je me sois jamais moquée de vous, sauf en paroles ! Nous avons mis dans notre ménage éphémère de la fantaisie, de la grâce, du plaisir, et nous avons cru n’y mettre que cela. Mais la fée qu’on avait oubliée s’est invitée elle-même à notre table, – la fée Tendresse ! Tant pis pour nous ! Ce n’était pas prévu au programme. Mais maintenant que le quart d’heure de Rabelais sonne, nous paierons tout de même, honnêtement, courageusement.

– Cita !… Cita !… mon cher amour !…

– Chut ! Cita est morte !… La farce est jouée, ne reprenons pas les vieux rôles. Allez-vous-en mon camarade ! Voici ma main, une main qu’on ne baise plus, qu’on serre à l’anglaise !… Partez ! Mademoiselle Dax s’impatiente… Moi…

– Vous ?

– Moi, je vais vous oublier… vite !… vite !… le plus vite que je pourrai !… Au besoin…

– Au besoin ?…

– Je chercherai quelqu’un pour m’y aider… Taisez-vous !… N, I, NI, c’est fini nous deux… Gai, gai ! mariez-vous ! Adieu !…

– Adieu, puisque vous le voulez…

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