VII

À Monte-Carlo, il s’en fallait de quatre bons mois que la saison ne fût commencée. Et seuls les joueurs de profession, renforcés de quelques indigènes, gens de Cannes, gens de Nice, gens de Menton, fréquentaient les jardins, la terrasse célèbre et les salons du Casino, vides encore des grandes élégances de l’hiver.

– Il n’y a pas un chat – avait dit Bertrand Fougères, trois semaines plus tôt, en descendant du rapide.

– Mais c’est l’époque des couchers de soleil les plus rouges, – avait répliqué Carmen de Retz.

Elle et lui, en quittant Saint-Cergues, s’étaient donné rendez-vous à Genève, pour gagner ensemble la Riviera.

Fougères avait d’abord proposé « pour ce voyage à peu près nuptial » un itinéraire moins « érémitique » :

– Nous trouverions peut-être encore du monde à Aix ou à Trouville…

Mais Carmen, moqueuse :

– Il vous faut du public, pour le duo que nous allons chanter ?

À l’hôtel, ils s’étaient logés séparément. Mademoiselle de Retz avait exigé qu’il en fût ainsi :

– Non par pudeur ou respect humain ! mais je tiens à mon indépendance… Et aussi, détail infiniment prosaïque : je tiens à payer mes notes d’hôtel…

– Voyons !…

– Oui, mon cher ! et c’est à prendre ou à laisser : nous ferons bourse à part toujours et partout ! Je ne suis pas riche : c’est une raison pour que je ne puisse, sans déchoir, rien accepter de personne. Vous n’êtes pas plus riche que moi, d’ailleurs…

– Justement ! Et c’est une raison pour que, moi aussi…

– Non ! Fougères, mon ami, comprenez-moi une fois pour toutes, et ne me traitez ni en petite grue, ni en femme du monde ! Je suis votre maîtresse parce que je l’ai voulu. Et j’entends rester tout de même votre égale. Le fait d’échanger avec vous, à certaines heures, quelques gestes agréables pour tous deux, ne doit point modifier par ailleurs nos relations d’individus libres. Je vous plais, vous me plaisez, nous nous le prouvons. Je ne vous permets pas pour cela de m’offrir de l’argent, pas plus que je ne vous permets de me demander en mariage.

– Quel rapport ?

– Le rapport d’une location à une vente. Je refuse l’une comme l’autre. Carmen de Retz est trop bonne féministe pour ne pas demeurer propriétaire de sa propre personne…

– Le jour que vous serez amoureuse, gare !

– Vous êtes ingrat, mon cher !… Amoureuse ! il me semble que je le suis… plusieurs fois par nuit, même !… vous ne trouvez pas ?…

Il lui avait baisé la main, – galant mais ironique :

– Si fait, je trouve ! Mais il y a fagot et fagot…

Elle l’avait battu de son éventail…

Leur vie s’était donc organisée, les laissant tout à fait libres l’un de l’autre. Ils n’abusaient pas de cette liberté, et ne se quittaient guère. Mais rien ne leur eût été plus facile que de se quitter beaucoup.

Les premiers jours s’étaient passés en excursions. Bientôt cependant mademoiselle de Retz ne s’accommoda pas d’une oisiveté trop complète. Il lui fallut, chaque après-midi, la récréation de quelques heures laborieuses, consacrées à la plume et à l’encrier. Les Filles de Loth étaient finies, ou du moins Gilbert Terrien, à Saint-Cergues, à Paris ou ailleurs, en achevait la partition sur un livret provisoire. Mais déjà, l’auteur de Sans savoir pourquoi bâtissait un nouveau livre.

– Le titre est trouvé ? – avait questionné Fougères.

– Oui… mais il n’y a guère que ça de trouvé…

– Ah bah ! l’inspiration ne vient pas ?

– Elle se fait tirer l’oreille !… Monte-Carlo est charmant, mais je m’y sens comme engourdie…

– La courbature monégasque !… Elle est classique… Ça passera. D’ailleurs, si le titre est déjà trouvé !…

– Oh ! un titre simple : Toute seule.

– Toute seule !… Hum ! C’est plein de sous-entendus… les enfants de mon âge pourront-ils lire ?…

Comme juste, la roulette et le trente-et-quarante furent bientôt de la fête. Et dès la seconde semaine, mademoiselle de Retz, qui ne savait rien faire à demi, perdit jusqu’à son dernier billet bleu.

– Ça m’est bien égal ! – déclara-t-elle insouciante. – J’ai du pain sur la planche : quatorze éditions de mon dernier bouquin que je n’ai pas encore touchées… J’aurai le chèque avant trois jours, et je prendrai une belle revanche…

– Aïe ! voilà ce que je craignais !…

– Mon cher, le genre humain se divise en deux familles : celle des joueurs et celle des notaires. J’ai beaucoup d’estime pour la seconde ; mais je suis de la première. Ça vous déplaît ?

– Du tout !… ça me déplaît même d’autant moins que nous devons être parents : car je ne savais pas appartenir à la famille joueuse… mais je suis très sûr d’être étranger à la famille notaresque…

Ils faisaient un couple d’amants fort original : toutes leurs journées se passaient en menues querelles ; et ils se criblaient mutuellement d’épigrammes et de railleries… Seul leur goût commun pour les beaux sites et les larges horizons les réunissait parfois en des admirations muettes. Mais l’instant d’après ils recommençaient à se harceler…

Peut-être cherchaient-ils ainsi, par pudeur orgueilleuse, à se cacher l’un à l’autre la vraie valeur et les proportions réelles de ce qu’ils nommaient leur caprice…

Un soir, – c’était le 13 octobre, – ils achevaient de dîner en tête-à-tête. Ils revenaient du cap Martin, où ils avaient été voir le coucher du soleil. Le ciel écarlate avait éclaboussé de sang et de feu toute la mer et la brise du soir avait mollement agité, devant cette fournaise splendide, la dentelle noire des pins. Maintenant, c’était la nuit, une nuit lactée. Les jardins exhalaient leur senteur de résine. Et, parmi les feuillages, les globes électriques disséminés répandaient comme un grand clair de lune.

Eux, les amants, se taisaient et regardaient la nuit. Une langueur mystérieuse naissait de leur silence.

Soudain, mademoiselle de Retz, comme pour secouer cette langueur, se leva :

– Fougères !… je ne vous ai pas dit…

Elle ouvrit le sac qui pendait à son sautoir, et y prit un paquet de petits bleus.

– Ah ! fort bien… c’est le fameux chèque ?…

– Converti depuis ce matin en coupures toutes neuves. Mon cher, nous avons eu une après-midi trop contemplative. C’était inoubliable ce soleil japonais dans ces arbres italiens… Mais après deux heures d’extase, il faut une réaction active. Je vais au tapis vert, ce soir…

– Allons au tapis vert ! Tout de même… simple réflexion… il paraît assez bien garni, votre petit sac ?…

– Cinq mille six cents…

– Oui… Pensez-vous qu’il serait peut-être sage de laisser… dans le coffre de l’hôtel… une réserve ?…

– Quel besoin ?

– Le genre humain se divise en deux familles ; et vous-même m’avez dit n’être pas de la famille des notaires…

– Oh ! faites-moi l’honneur de me juger un peu moins mal ! Je suis assez grande fille pour savoir m’arrêter à temps, même quand je joue…

Il la regarda, très moqueur :

– Cela dépend des cas… Vous savez à merveille vous arrêter tout net… mais pas au trente-et-quarante… à d’autres jeux, que le vulgaire estime d’ailleurs peu entraînants…

Elle ne retint pas un éclat de rire ; malgré quoi, quand ils entrèrent au Casino, le petit sac attaché au sautoir portait encore sa charge entière.

Les salons n’étaient pas fort garnis. Plusieurs tables, revêtues de leurs housses, témoignaient du petit nombre des joueurs. Cependant la partie ne laissait pas d’être assez belle. Les chaises n’étaient point assiégées par trop de pontes debout, et les croupiers, débarrassés du soin de surveiller les mises, accéléraient le jeu.

Six roulettes tournaient dans les deux premières salles, parmi un cliquetis d’or et d’argent remués. Mademoiselle de Retz les dédaigna, et marcha tout droit jusqu’au fond du sanctuaire. Là, le trente-et-quarante faisait moins de bruit et plus de besogne. Juste à point, un joueur assis se levait. Mademoiselle de Retz prit sa place. Puis, armée du carton et du clou traditionnels, elle commença de pointer les coups.

Fougères, debout derrière elle, la regardait. Au bout d’une minute, comme elle n’avait pas encore tenté la chance, il posa une question indiscrète :

– L’heure propice ne sonne donc pas au beffroi ?

Mademoiselle de Retz, agacée, haussa les épaules.

– Allez donc voir à la roulette si j’y suis !…

Il la quitta en riant, et, docile, s’en fut tout droit où elle avait dit. Il s’approcha de l’une des tables. La bille d’ivoire, précisément, retombait dans une case, et le croupier annonçait la victoire du 24.

– Ça va être le 16, – prophétisa une jeune personne en quête de gagnants généreux.

Elle souriait à Fougères. Fougères jeta un écu sur le 16. Et le 19 sortit.

– Je suis désolée, monsieur…

– Moi, je suis enchanté, mademoiselle… j’ai déjà eu le plaisir de vous rencontrer, n’est-ce pas ?

Il entama un flirt et demanda un rendez-vous, – par habitude.

Puis tout à coup, il se souvint de Carmen.

– Où en est-elle ?… Il faut aller voir.

Il retourna vers le trente-et-quarante.

Mademoiselle de Retz jouait, et jouait gros jeu. Fougères, du premier coup d’œil, constata qu’il n’y avait point un seul louis devant elle : rien que des plaques et de grands billets.

– Aie ! – murmura-t-il inquiet.

Il s’installa en face de la joueuse, et toussa. Elle leva les yeux et le vit.

– Tck ! tck ! tck !… – fit-il, grondeur.

Elle le regarda avec défi, et poussa trois plaques sur le rouge. Le tailleur étala les cartes.

– Six !… Neuf !… Rouge perd et la Couleur !…

– Tck ! tck ! tck !… – fit encore Fougères, en montrant d’un regard piteux, les trois plaques ratissées.

Vexée, mademoiselle de Retz déplia un billet de cinq cents francs.

– Elle est folle ! – pensa Fougères épouvanté.

Le billet tombait sur la Noire. La Rouge gagna.

– Patatras !… – prononça Fougères, tout haut cette fois.

Mademoiselle de Retz lui jeta un regard furieux, et s’arma d’un billet de mille francs.

– Holà ! – jugea Fougères.

Il fit lestement le tour de la table et vint se pencher sur l’oreille de sa maîtresse :

– Je vous en supplie, – dit-il, – soyez raisonnable !… Voyons ! est-ce ainsi que vous savez vous arrêter à temps ?…

Elle répliqua violemment :

– Zut ! allez-vous-en !… Faudra-t-il vous le répéter dix fois, que vous me fichez la guigne !

Il s’irrita :

– Mais cessez donc, c’est insensé !… Combien perdez-vous ?

– Je gagnais, quand vous n’étiez pas là ! Allez-vous-en, allez-vous-en, allez-vous-en !…

– Jamais de la vie ! Je reste, et je saurai bien vous empêcher de faire une sottise !…

– Vous saurez m’empêcher ? vous ?

Il rassembla tout son sang-froid.

– Carmen, encore une fois, je m’adresse à votre raison !

Ils parlaient très bas. Cependant leur chuchotement commençait d’intriguer le voisinage. On les regardait. Elle s’en aperçut :

– Taisez-vous ! – souffla-t-elle impérieuse.

Et elle jeta son billet de mille francs sur le tapis :

– À Rouge !…

Trois secondes, Fougères demeura muet et immobile. Le sentiment de son impuissance à vaincre cette obstination le paralysait. Mais tout à coup, une inspiration baroque lui traversa la cervelle :

– À Noire ! – cria-t-il précipitamment. – Mille francs qui tombent !…

Il arrachait de la poche de son portefeuille l’unique grand billet qui s’y trouvât.

Sur le tapis, pareil à un champ de bataille, les deux coupures, celle de l’amant et celle de la maîtresse, se trouvèrent en quelque sorte face à face. Étonnée, mademoiselle de Retz avait levé les sourcils. Mais les cartes, déjà, s’alignaient :

– Deux !… Cinq !… Rouge perd !…

Leste, un râteau de croupier s’empara du billet vaincu et le posa sur le billet vainqueur.

Fougères ramassa le double enjeu, puis de nouveau se pencha sur Carmen :

– Je vous l’ai dit, que je vous empêcherais de faire une sottise ! Perdez tout ce qu’il vous plaira, je jouerai contre vous, et c’est moi qui vous gagnerai… pour vous rembourser !…

Elle eut un frémissement de colère et voulut se lever. Mais au même instant, les mots tentateurs la retinrent :

– Faites vos jeux !…

Alors, par-dessus son épaule, elle regarda Fougères. Il la guettait, résolu, prêt à riposter à son geste de joueuse. Elle vit le portefeuille qu’il entr’ouvrait…

Une exaspération la prit. Deux billets de mille francs lui restaient encore, et huit plaques d’or. Elle poussa furieusement le tout :

– À cheval : Noire et Couleur !

Fougères n’hésita pas le temps d’un éclair :

– À cheval : Rouge et Inverse !

Et il lança ses deux billets à lui, et il y ajouta toute la réserve de son gousset et de sa bourse, quarante louis précisément. Les deux masses opposées étaient égales.

Mademoiselle de Retz se tourna vers son amant. Leurs regards, ennemis soudain, se croisèrent. Ce fut un instant singulier, sadique en quelque sorte. Fougères lui-même, quoiqu’ayant agi avec raison, souhaita tout d’un coup, impétueusement, férocement, humilier cette volonté rivale de la sienne, l’abattre, et faire pleurer ces yeux étincelants qui le bravaient… en même temps qu’une sensualité ambiguë et mystérieuse s’insinuait en lui, et le fouettait d’un désir brusque, tout proche de la volupté !… Sensation merveilleuse et brève… La seconde d’après, ressaisi déjà par l’anxiété matérielle du combat, Fougères songea :

– Pourvu que le coup ne soit pas pour la banque ! Il suffisait de deux « trente-et-un »…

Mais le tailleur proclama :

– Sept !… Cinq !… Rouge gagne et la Couleur perd !…

Il y eut un bruit sec de chaise repoussée. Mademoiselle de Retz s’était levée, parfaitement calme, quoique pâle. Et d’un pas de reine, elle s’en allait, elle marchait vers la porte, tête haute et front dédaigneux. Des joueurs oublièrent de pointer leurs cartons pour la regarder. Fougères, indécis, fit un pas vers elle. Mais il n’osa pas lui offrir le bras. Il la suivit de loin, peu soucieux de s’exposer à une rebuffade publique.

Mademoiselle de Retz traversa les trois salles, puis l’atrium. Sur le perron extérieur, Fougères, enfin, la rejoignit :

– Carmen…

Elle ne tourna pas la tête vers lui. Elle ne répondit pas. Elle marcha plus vite.

– Carmen, voyons !…

Elle prit à droite, elle descendit les premières pentes du jardin. Une allée s’enfonçait sous les magnolias noirs, une allée étroite et sinueuse, odorante et secrète. Mademoiselle de Retz s’y engagea, et sa robe fut dans le bois nocturne comme une tache lunaire.

Fougères, cependant, hâtant le pas, avait saisi le bras de sa maîtresse :

– Je vous en supplie…

D’une secousse elle s’échappa et courut droit devant elle, comme une bête poursuivie. Il prit peur : l’allée débouchait vers la grande terrasse qui domine à pic, de très haut, la voie ferrée et la mer. Il courut à son tour. – Cette folle, dans son dépit enragé, était capable de tout ! – Il galopa… Mais non !… Arrivée la première à la balustrade en surplomb, elle s’arrêtait, elle s’accoudait. Il respira. Et sa frayeur se changea, d’un coup, en tendresse. Il vint près d’elle, tout près, et murmura de sa voix la plus câline :

– Petite Cita…

Elle répliqua, glaciale :

– Oh ! s’il vous plaît ! taisez-vous !…

Et elle-même se tut, la joue sur le poing, les yeux fixes.

Résigné, il s’accouda aussi, à quelques pas plus loin.

Droit au-dessous d’eux, très bas, quatre rails se collaient le long de la falaise. Au delà, une plage étroite luisait comme un ruban de soie. Et après, c’était la mer énorme, indéfinie. On ne la voyait point. Elle n’avait ni forme ni couleur. Elle n’était qu’un abîme obscur, qu’une immensité opaque qu’on devinait liquide et mouvante. Cela s’étalait largement de l’ouest à l’est, entre le promontoire de Monaco, tout scintillant d’un quadruple cordon de lumières, et le cap Martin, dont la silhouette sombre se profilait à peine dans le lointain. Et d’une pointe à l’autre, l’horizon ne se distinguait pas, noyé, perdu dans l’humidité chaude qui montait en buée. Si bien que la mer avait l’air de s’allonger jusqu’aux étoiles.

Il faisait calme plat. Pas un souffle n’effleurait l’eau, et la plage ne bruissait point. Pourtant, l’atmosphère immobile vivait, et c’était comme du vent qui se fût magiquement arrêté, sans cesser de tressaillir. Un silence formidable emplissait toute la nuit ; et l’odeur puissante des flots envahissait le ciel et la terre. Dans le firmament absolument pur, dix mille constellations étincelaient.

Ceux qui regardaient, accoudés côte à côte sur la balustrade de pierre, subirent peu à peu la paix souveraine qui entrait dans leurs âmes tumultueuses, et les subjuguait irrésistiblement. Le temps coulait si fluide qu’ils ne savaient plus s’ils étaient là depuis une minute ou depuis une heure. Et d’instant en instant, leur querelle s’éloignait d’eux, se rapetissait, s’enfonçait dans le passé, devenait minuscule et falote. Ils ne se souvenaient plus. À la fin, ils se rapprochèrent. Leurs épaules frémirent en se touchant. Et le bras de l’amant retrouva la taille de la maîtresse. Alentour, la nuit victorieuse régnait.

Ils demeurèrent très longtemps encore, leurs joues chaudes appuyées l’une contre l’autre, et la même admiration religieuse gonflant à la fois leurs deux poitrines. Puis, lentement, le désir monta entre eux, et ils se troublèrent en sentant leurs doigts entrelacés se serrer.

Leurs yeux s’étaient levés, ensemble, vers les étoiles. Ensemble, leurs regards se rencontrèrent sur un astre très bleu, qui scintillait si fort que son reflet marquait la mer d’une longue ligne tremblante.

– Sirius… – murmura Fougères.

Et le son de sa voix, parmi l’universel recueillement, l’étonna lui-même.

Mademoiselle de Retz considérait fixement l’étoile :

– Les petits-enfants de nos petits-enfants la verront luire pareille durant de pareilles nuits. Elle mourra pourtant, à son tour, comme nous-mêmes…

– Quelque chose, – dit Fougères, – ne mourra pas !

– Ne mourra pas ?…

– Le feu dont elle brille ! car les astres s’éteignent, mais d’autres astres se rallument. Et le ciel, mille et mille fois renouvelé, est ce soir aussi jeune qu’il l’était, il y a cent millions de siècles ! Aujourd’hui, des atomes quelconques se sont rencontrés là-haut, et de leur contact, une flamme est née. Demain, d’autres atomes engendreront la même flamme. Tels deux amants qui s’aiment et qui mourront, laissant en héritage leur amour, intact et immuable, à d’autres amants à venir. Ce soir, vous et moi. Bientôt mon fils et votre fille. – Qu’importe ! Le désir et la volupté restent éternels…

Carmen de Retz ne regardait plus l’étoile bleue. Les yeux de Fougères étaient deux étoiles plus belles et plus attirantes… Une cloche lointaine tinta.

L’amoureuse, alors, d’un effort tremblant, se redressa. Déjà une main reprenait sa main, un bras soutenait sa taille. Elle s’appuya, elle s’abandonna…

Pourtant, elle eut tout à coup un soubresaut, une révolte : Fougères, deux fois vainqueur, lui glissait, dans l’étreinte de leurs doigts, la petite liasse soyeuse des billets de banque.

– Non !… oh ! non !…

– Si !… c’est à toi !… je t’en supplie !…

Il la baisait follement aux lèvres. Elle s’émut toute, subit, accepta, voulut la caresse…

Et détachée de lui, la bouche sèche et les seins durs, elle garda les billets et elle osa murmurer, honteuse et jouissant de sa honte :

– C’est à moi… mais… à condition que je les gagne ?… n’est-ce pas ?… que je les gagne… cette nuit ?…

À travers le parc odorant, vers leur hôtel, ils se hâtèrent.

Comme ils entraient, le veilleur, un plateau à la main, s’approcha :

– Une lettre pour monsieur.

– Merci…

Il la prit, la jeta sans l’ouvrir au fond de sa poche, et, fiévreusement, suivit la femme impatiente qui l’appelait…

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