X L’incendie

La nuit était déjà fort avancée. On ne voyait pas une étoile au ciel ; les places et les rues de Spolette étaient plongées dans une obscurité profonde.

De temps en temps passait encore par quelque rue déserte un gentilhomme précédé de laquais armés de torches ; puis, le gentilhomme passé, la rue retombait dans l’ombre et le silence.

La fête venait de finir au palais Vitelli. Les lustres brillaient encore aux fenêtres, et des portes ouvertes à deux battants sortaient quelques-uns de ces retardataires qui ne quittent volontiers le bal ou le jeu qu’au moment où le jour vient faire pâlir les bougies.

Les fenêtres du palais projetaient sur la place envahie par les ténèbres quelques lueurs douteuses.

Les falots plantés aux deux côtés de la cour d’honneur s’éteignaient par degrés, et ressemblaient, dans la nuit, à des points rouges semés dans un but plus fantastique qu’utile.

À quelques pas de la cour d’honneur, une pauvre femme se tenait accroupie dans l’angle d’une muraille, indifférente à tout ce qui se passait à ses côtés ; elle contemplait le palais, et de grosses larmes tombaient de ses yeux.

— Toutes deux sont là ! murmurait-elle, toutes deux jeunes, belles, éblouissantes… Mais laquelle ? laquelle ? Ô mon Dieu ! faites que ce soit Alma !

Elle n’acheva point.

Une litière venait de sortir du palais à la lueur des flambeaux : la pauvre femme avait reconnu Régina, ou la comtesse Orsini, ou bien encore ce terrible personnage dont on ne prononçait le nom que tout bas : Bel Demonio !

Le cortège passa comme un sillon de lumière à travers la place obscure et disparut à l’angle d’une rue.

La pauvre femme soupira.

— Toujours cette Régina ! dit-elle. Je ne sais pourquoi je craignais qu’une catastrophe ne tombât cette nuit même sur ce que j’ai de plus cher.

La Lucrezia Mammone, car c’était elle qui parlait ainsi, mit sa tête dans ses deux mains.

— Il y a seize ans, pensait-elle, moi aussi j’étais jeune, belle, fêtée. Moi aussi je croyais au bonheur en ce monde tout rempli de misères !… Ah ! si du moins je pouvais revivre dans ma fille !

Elle demeura longtemps, la tête plongée dans ses deux mains, songeant au passé si triste, à l’avenir plus triste encore.

Tout à coup un bruit de pas qui froissaient le pavé de la place lui fit lever la tête.

Et elle aperçut dans l’ombre douze hommes au visage noir, et qui, vêtus de manteaux blancs, se dirigeaient vers le palais Vitelli.

Régina marchait à côté d’eux.

La Lucrezia la reconnut presque aussitôt.

Les douze hommes et la jeune fille s’arrêtèrent tout près de l’entrée du palais, à quelques pas de la Lucrezia ; mais la nuit était si sombre qu’ils ne la voyaient point.

Régina sembla les compter des yeux.

— Vous m’êtes toujours dévoués ? leur dit-elle alors de cette voix stridente qui vibrait si bien dans la montagne.

— Jusqu’à la mort ! semblèrent dire les douze esclaves.

— C’est bien, l’heure de me le prouver encore une fois est venue, poursuivit la jeune fille, dont le regard lança un éclair fauve.

— Que faut-il faire ? firent-ils.

— Écoutez-moi. Il y a dans ce palais trois personnes que je hais : Ercole Vitelli, la duègne Mercedès et la fiancée du marquis de Santa-Fiore… Il faut que ces trois personnes meurent !

Les douze Mores inclinèrent la tête en signe d’assentiment.

— Trois d’entre vous, poursuivit Régina, vont se poster d’un côté de cette porte du château, trois de l’autre… moi je vais entrer ; une jeune fille sortira avant la fin de la nuit, vous la laisserez passer… ce sera moi. Mais si une seconde jeune fille tentait ensuite de sortir, tuez-la sans pitié, car celle-là, c’est mon ennemie.

— Au lever du soleil elle n’existera plus, firent les esclaves.

Et aussitôt six Mores allèrent se poster à l’entrée de la cour d’honneur. Trois d’entre eux se cachèrent derrière le pilier de droite, les trois autres derrière celui de gauche.

L’entrée était large, trop large peut-être pour bien distinguer les traits d’un visage, mais pas assez pour ne pas reconnaître l’âge d’une personne qui aurait passé en prenant le milieu du pavé.

Quand les six Mores eurent pris position, Régina se tourna vers le reste de sa troupe.

— Quant à vous, leur dit-elle, cette nuit doit couronner l’œuvre de destruction que nous avons entreprise ensemble. Avant une heure, vous mettrez le feu au dernier château du vieil Ercole… Je veux que demain au coucher du soleil il ne reste plus une seule pierre de ce royal édifice. Allez !

Et sur un geste impérieux de Régina, les esclaves s’éloignèrent, en prenant chacun une direction différente.

Cependant la Lucrezia épouvantée n’osait respirer.

— Est-ce un mauvais ange envoyé de Dieu pour punir Ercole et Mercedès de leurs crimes ? murmura-t-elle. Mais non, Dieu n’envelopperait point dans ce châtiment Alma, cette pure enfant qui trouverait grâce devant le crime lui-même !

Quand Régina se vit seule, elle jeta autour d’elle un regard implacable et orgueilleux.

— Maintenant, dit-elle, que la destinée s’accomplisse !

Et elle se dirigea d’un pas ferme vers le palais.

Au moment où elle franchissait le seuil, la Lucrezia Mammone accroupie dans l’angle de la muraille se leva.

— Un grand crime se prépare, dit-elle, l’une des deux victimes est ma fille… Allons ! Dieu m’éclairera peut-être.

Et elle ajouta avec la même voix que Régina :

— Il faut que la destinée s’accomplisse !

Elle entra à son tour dans le palais. Pendant ce temps, Régina avait gagné les galeries.

Les lampes brûlaient encore çà et là, et les meubles étaient restés dans le désordre de la soirée. On voyait à terre des bouquets demi-fanés ; il régnait dans les salles désertes comme un dernier parfum de la fête.

Çà et là des laquais dormaient étendus sur des sofas. Nul ne s’avisa de s’éveiller pour s’opposer au passage de Régina.

Longtemps elle erra au hasard, d’appartements en appartements, dans ce vaste palais. Pareille au démon de la vengeance, elle allait pâle, les dents serrées, l’œil fauve, cherchant en vain sa proie de tous côtés.

Elle arriva enfin dans un petit salon qui semblait n’avoir point d’issue ; elle en ouvrit la porte avec précaution, et allongea la tête comme le serpent qui se glisse entre deux branches.

Elle aperçut une petite chambre tendue de bleu et éclairée par une lampe d’albâtre. Alma, assise sur une ottomane, les yeux à demi fermes, les bras alanguis par le sommeil, Alma faisait sa toilette de nuit, et jouait nonchalamment avec les flots épais de son opulente chevelure.

Au bruit que fit la porte en s’ouvrant, Alma se retourna vivement et poussa un léger cri :

— Régina ! s’écria-t-elle avec une surprise mêlée d’une joie réelle.

Et sans attendre davantage, elle lui tendit doucement les bras.

Régina hésita un moment, mais ces deux yeux bleus, ces bras si blancs, cette douceur ineffable qui désarmait tout ce qui l’approchait, furent encore une fois tout-puissants sur la fille d’Ercole.

Elle sentit sa haine s’apaiser.

Ses yeux ardents s’adoucirent, et vaincue par ce touchant appel plein de candeur et d’innocence, elle courut se jeter dans ses bras.

Toutes deux s’embrassèrent comme au bon temps de leur enfance, avec franchise et sans arrière-pensée.

— Oh ! j’étais sûre que tu viendrais ! dit Alma après un moment de silence.

La joie, l’enivrement éclataient dans le regard de la pauvre enfant ; elle était si naïve et si pure, que le soupçon ne pouvait pénétrer dans son cœur. Elle parla à Régina de leur passé dans la montagne, de Vitelli, d’Ercole, de Mario lui-même ; elle lui rappela les beaux jours qu’elles avaient passés ensemble, et ne s’arrêta que lorsque la fatigue alourdit ses yeux, et qu’elle sentit le sommeil engourdir ses membres.

Il était fort tard. Régina, brisée de lassitude, pouvait à peine articuler les mots.

Peu à peu, insensiblement les mots qui tombaient de leurs lèvres devinrent plus rares. Leurs yeux se fermèrent, brillantes étoiles cachées sous les vapeurs du sommeil.

Alma posa sa belle tête fatiguée sur l’épaule de sa sœur, et elles s’endormirent bientôt toutes deux d’un sommeil plein d’oubli.

Elles sommeillaient paisiblement sous les chastes rayons de la lampe d’albâtre, dans les bras l’une de l’autre, comme le soir terrible où Andrea pénétra dans leur chambre, et ne sachant laquelle choisir, les emporta toutes deux. Par un de ces hasards providentiels, une circonstance bizarre vint tout à coup rendre la situation identique.

La Lucrezia Mammone, après avoir vainement erré dans ce palais endormi, comme le palais d’un conte de fées, arriva enfin à la chambre d’Alma.

Elle entra doucement et vit les deux jeunes filles endormies. Elle put à peine en croire ses yeux après les paroles qu’elle avait entendu proférer par Régina.

Elle s’arrêta sur le seuil, pâle, indécise, interdite, se demandant si elle n’était pas le jouet de quelque fatale hallucination.

En ce moment, cependant, on commençait à entendre au dehors les premiers bruits sourds et menaçants de l’incendie, et déjà les flammes qui grimpaient aux murs extérieurs projetaient sur l’édifice la lueur sinistre de leurs rouges éclairs.

La pauvre mère demeura un moment immobile, contemplant avec une perplexité impossible à décrire le groupe charmant des deux jeunes filles.

— Je n’en puis sauver qu’une ! inspirez-moi donc, ô mon Dieu ! dites-moi laquelle est ma fille !

Les instants étaient précieux ; les cris grondaient au loin, l’incendie gagnait peu à peu du terrain.

La Lucrezia courut à la fenêtre : elle vit les flammes de l’incendie se tordre aux angles du palais, grimper jusqu’au toit et monter vers le ciel.

— Laquelle ? mon Dieu, laquelle ? s’écria-t-elle en revenant accablée se placer en face des deux enfants.

Un moment le bruit de sa voix éveilla Régina ; elle entr’ouvrit les yeux, et voyant la pauvre femme debout devant l’ottomane, elle se retourna en murmurant d’un ton de répulsion :

— La Lucrezia Mammone ?…

Puis elle se rendormit ; mais sa tête, en retombant alourdie par le sommeil, frappa le sein d’Alma, qui ouvrit les yeux à son tour.

— La Lucrezia Mammone ! s’écria-t-elle en apercevant cette dernière.

Et elle lui tendit en même temps deux bras si caressants que la pauvre femme, éclairée tout à coup par son instinct de mère, se précipita vers Alma.

— C’est elle ! c’est elle ! fit-elle en la saisissant dans ses bras.

Elle l’enleva de l’ottomane ; Alma, encore à moitié endormie, se laissa faire comme un enfant.

Le sentiment puissant de la maternité avait tout à coup développé le courage de la Lucrezia ; elle sentit une force surnaturelle circuler dans ses membres, et elle emporta sa fille en courant à travers les galeries et sans regarder en arrière. Régina, vaincue par la fatigue et mille émotions diverses, ne s’était pas même réveillée.

Tout en courant, la Lucrezia couvrait de temps en temps le front de sa fille de baisers enthousiastes.

— Fuyons ! fuyons ! disait-elle.

— Je vous aurai dû deux fois la vie ! s’écria la pauvre Alma en mettant le pied sur le seuil du palais.

Les deux femmes traversèrent la cour d’honneur.

C’était un moment terrible pour la Lucrezia. Son cœur ne battait plus.

Mais les hommes noirs de Bel Demonio ne se montrèrent pas ; ils restèrent cachés derrière les piliers. Ils avaient ordre de laisser passer la première jeune fille.

— Sauvée ! ma fille est sauvée ! s’écria la Lucrezia en tombant à genoux sur le pavé de la place.

Elle saisit sa fille et l’embrassa cette fois avec un bonheur pur de tout mélange.

Cependant l’incendie faisait des progrès inouïs, et le palais n’apparaissait déjà plus aux regards qu’à travers un éclatant rideau de flamme, de cendre et de fumée !… Les poutres craquaient sous l’action dévorante du feu, et le rocher sur lequel s’asseyait le palais s’éclairait d’une longue lueur sanglante !

Quand Régina s’éveilla, qu’elle remarqua les progrès de l’incendie et qu’elle se vit seule au milieu de l’appartement, elle jeta un cri terrible.

— Alma ! s’écria-t-elle en cherchant de tous côtés sa victime.

Personne ne répondit.

Elle courut à la fenêtre : l’incendie enveloppait le château.

Elle devint affreusement pâle.

Tout à coup des cris terribles retentirent dans une chambre voisine, la porte s’ouvrit violemment, un vieillard et une femme se jetèrent dans la chambre où se trouvait Régina.

Les flammes les poursuivaient en sifflant comme des serpents furieux.

Le vieillard avait un visage terrifié, et se soutenait à peine sur ses genoux tremblants.

La vieille femme était livide de terreur.

C’étaient Ercole Vitelli et Mercedès.

— Régina ! s’écria le vieillard en entrant, ma fille ! en quel moment te retrouvé-je !

— Je suis Bel Demonio, ton ennemi ! répondit Régina.

— Tu es ma fille, ma fille !…

— C’est moi qui t’ai ruiné !…

— Je n’avais plus que toi au monde !

— C’est moi qui ai mis le feu à ton palais… Je ne suis point ta fille, et je te hais comme un ennemi !

— Dieu se venge ! dit Mercedès.

— Fuyons ! répéta le vieillard qui sentait les flammes l’envelopper d’un cercle infranchissable.

— C’est l’enfer qui commence ! ajouta Mercedès.

— Tu m’as aidé à commettre le meurtre, vociféra le vieillard, tu es une infâme !

— Que Dieu ait pitié de nous !

— Ah ! fit Régina, vous êtes des assassins ! Mourez donc en expiation de vos crimes !…

Les flammes se rapprochaient.

Régina courut à la fenêtre, l’ouvrit violemment et s’élança dans la cour.

À peine eut-elle touché la terre, que le plafond de la chambre s’écroula avec un épouvantable bruit et ensevelit dans le foyer de l’incendie Mercedès et le vieux comte.

Les flammes montèrent au ciel avec des craquements étranges.

Régina, saisie de terreur, se releva et se mit à courir vers l’issue de la cour.

La nuit touchait à sa fin. Déjà les premiers rayons de l’aurore se mêlaient à la clarté de l’incendie.

Régina vit de loin, au milieu de la place, un groupe plein d’amour et de bonheur, qui, les yeux levés au ciel, semblait remercier Dieu.

Ce groupe se composait d’Alma, de Mario, de la Lucrezia Mammone et d’Andrea Vitelli.

Un cri de rage s’échappa de sa poitrine.

La fureur et l’effroi accélérèrent sa course. Déjà même elle touchait au seuil de la cour, quand six hommes noirs, en manteaux blancs, débusquant tout à coup comme des spectres de derrière les piliers, fondirent sur elle le cimeterre au poing.

— Arrêtez ! s’écria-t-elle, je suis Bel Demonio !…

Mais avant qu’elle eût achevé, elle tombait frappée à la fois par les six redoutables Mores.

FIN

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