IX Les fiançailles

En apprenant la fuite de son prisonnier, la rage du vieil Ercole ne connut plus de bornes. Il se repentait amèrement de n’avoir pas fait égorger le fils de son ennemi ; mais il était trop tard, et Mario était déjà loin !

Cependant il restait Alma, et à de certains moments, la pensée de se venger sur elle traversait son cerveau et l’enivrait ; mais là son intérêt était en lutte avec sa haine, et la douceur de la pauvre enfant désarmait son bras.

Après ces accès de rage impuissante, il retomba dans ses terreurs premières, et ne voyant plus d’autre salut pour lui que l’alliance de sa fille présumée avec la puissante maison de Santa-Fiore, il partit le lendemain pour Spolette, laissant dans le dernier de ses domaines une forte garnison.

Le lendemain soir, veille des fiançailles du marquis de Santa-Fiore et de la fille du vieux comte Ercole, un bal magnifique donné dans les galeries du palais du comte devait réunir toute la noblesse de Spolette. Il semblait que la petite capitale du comté venait de s’éveiller tout à coup, et qu’une fée bienfaisante l’avait touchée de sa baguette féerique. Spolette ressemblait ce soir-là à un palais enchanté.

Le bal s’ouvrit à dix heures. La parente du marquis de Santa-Fiore en fit les honneurs avec beaucoup de noblesse et de grâce.

Quant au marquis, les bals et les fêtes avaient moins d’attrait pour lui qu’une chasse au noir, mais il trouva tant de charmes dans la personne de sa fiancée que pour la première fois de sa vie il ne s’ennuya pas.

Il n’en était pas de même de la pauvre Alma. Pâle, les yeux battus, elle se sentait isolée au milieu de cette foule d’indifférents, comme le naufragé au milieu de l’Océan immense. Une tristesse mortelle s’était emparée d’elle. La suave harmonie du bal et les fraîches brises de la nuit glissaient sur son cœur et sur son front sans les pénétrer ; victime résignée d’avance, elle ne cherchait plus même à lutter contre le sort qui l’accablait.

Les bruits de la fête arrivaient à ses oreilles comme un murmure confus qu’elle ne comprenait plus, et le mouvement du bal ne pouvait même pas distraire sa pensée.

Tout à coup deux visages bien connus qui traversèrent la foule glissèrent devant ses yeux. C’était Mario qui passait, donnant le bras à Régina. Un coup de poignard n’eût pas fait plus de mal à la pauvre enfant. Régina semblait radieuse : tout le monde se pressait à ses côtés, la saluant au passage du nom de comtesse Orsini.

— Il faut avouer, cousine, disait tout bas Mario, que vous me faites commettre une action d’une rare imprudence. M’amener dans le palais même de l’homme qui deux jours auparavant me tenait prisonnier !

— Avez-vous peur, cousin Mario ? dit Régina avec un accent railleur.

— Je n’ai peur de rien, répondit-il, de rien… du moins dans l’ordre des choses naturelles, mais vous me faites l’effet de ces divinités qui attiraient les chevaliers par la grâce de leurs sourires dans des embûches où ils trouvaient la mort…

— À moins qu’ils ne fissent soumission, interrompit Régina en souriant amèrement.

— Et alors la belle fée les changeait en bêtes.

— Quand vous parlez de moi, monsieur mon cousin, reprit Régina, vous n’avez jamais que de mauvaises pensées.

Mario ne répondit point, il venait d’apercevoir Alma.

Son visage devint affreusement pâle.

— Qu’avez-vous donc ? dit Régina.

Au lieu de répondre, Mario dégagea vivement son bras et se perdit dans la foule.

Puis, après un détour exécuté à dessein pour tromper la surveillance de Régina, il s’approcha d’Alma. L’enfant baissa les yeux et trembla.

— C’est donc bien vrai, Alma, que vous ne m’aimez plus ? dit Mario d’une voix émue.

Alma ne répondit point ; mais comme Mario répétait sa question :

— Est-ce donc à vous, balbutia-t-elle avec effort, de m’adresser pareille question ?

— Oh ! chère Alma, dit Mario, je n’ai jamais un seul instant cessé de vous aimer !

— Il est trop tard ! répondit Alma en secouant la tête. Il ne faut plus parler du passé… Voyez, c’est la fête de mes fiançailles ! Tout est fini entre nous…

En achevant ces mots, Alma détourna la tête et donna sa main au marquis de Santa-Fiore qui venait la chercher.

Mario resta cloué à la même place, les yeux fixés sur le sol, la bouche entr’ouverte… Était-ce de la colère, du désespoir, de la crainte ? C’était de l’amour. Mario aimait Alma de toute la puissance de son âme, et il comprenait que chaque instant creusait davantage encore l’abîme qui les séparait !…

En ce moment, il sentit une petite main qui lui pressait le bras.

Il se retourna. C’était Régina.

Elle passa de nouveau son bras sous celui de son cousin, et, sans mot dire, elle lui fit traverser la galerie et les salons.

Après bien des efforts, elle parvint à sortir de la foule. Une porte de jardin se trouvait ouverte, elle y entraîna Mario.

La nuit était noire… Le cœur de Mario battait vivement dans sa poitrine, et il se demandait ce que Régina pouvait lui vouloir et pourquoi elle avait recours à ce mystère !

Mais Régina ne disait mot, elle marchait vite, et entraînait son cousin comme si elle eût voulu lui ôter le temps de la réflexion ; enfin elle s’arrêta.

Elle fit asseoir son cousin sur un banc de gazon, et s’assit à ses côtés. Un moment encore il se fit entre eux un si profond silence qu’ils entendirent le vent apporter les bruits mourants de la fête.

Mario sentit le bras de Régina trembler sous le sien.

— Régina, dit-il enfin d’une voix qu’il essayait de rendre ferme, pourquoi m’avez-vous amené ici ?

Régina poussa un soupir et ne répondit pas.

Sans s’expliquer ce qui se passait dans son cœur, Mario se sentait embarrassé.

— Rentrons ! dit-il tout à coup en faisant un mouvement pour se lever.

— Non, restez ! fit Régina, il faut absolument que je vous parle, puisque vous ne devinez pas ou que vous feignez de ne point deviner. Mieux vaut que cette explication ait lieu tout de suite, et vous qui me connaissez, Mario, vous devez comprendre ce qu’il m’a fallu de luttes et de combats avec ma fierté pour descendre à ce degré d’humiliation, que c’est moi qui sollicite de vous cet entretien comme une grâce !…

L’embarras de Mario croissait à chaque parole ; il savait bien quel était le but de cet entretien, et, dans la situation de son cœur, une pareille explication était pleine d’embarras.

Cependant la voix de Régina avait perdu ce caractère impérieux qui lui était habituel. Elle ne commandait plus, elle suppliait.

— Mario, reprit-elle bientôt en laissant sa tête se pencher mollement sur l’épaule du fils d’Andrea, Mario, il est donc bien vrai que tu ne veux pas m’aimer ?

Et comme Mario ne répondait pas :

— Mario ! poursuivit-elle d’un ton passionné, moi, je t’aime, vois-tu ? J’ai longtemps contenu les transports de cette passion insensée qui gonflait ma poitrine, mais j’ai trop souffert, et maintenant je n’ai plus ni la force ni la volonté de souffrir ainsi. Mario ! Mario ! je t’aime !

Et en parlant de la sorte, Régina approchait ses lèvres de Mario et serrait tendrement ses deux mains dans les siennes. Régina était jeune, jolie… Un instant Mario sentit son cœur battre et un frisson parcourut tout son être.

— Oh ! aime-moi, disait encore Régina, un peu d’amour pour moi, Mario !… Je suis à tes genoux… Pour obtenir ton amour, j’ai dédaigné tous ceux qui sont venus à moi… Ce n’est pas d’aujourd’hui que je t’aime, ingrat ! Tu sais depuis combien d’années mon cœur brûle en secret pour toi… Oh ! réponds, réponds, Mario, m’aimes-tu ?…

Ces paroles incohérentes et passionnées plongeaient Mario dans un trouble inexprimable. Il aurait voulu arrêter sa cousine sur cette pente dangereuse, car il sentait bien que plus il la laisserait parler, plus il deviendrait difficile de répondre avec sincérité : mais sa langue resta clouée à son palais.

— Tu ne réponds pas ? reprit-elle en s’approchant davantage de Mario.

Mais le sentiment mauvais qui avait un instant troublé le cœur de Mario était déjà bien loin ; la fraîcheur du soir calma son sang, et il se dégagea doucement des étreintes de la jeune fille.

— Régina, dit-il alors avec une gravité solennelle et triste, Régina, écoutez-moi…

— Oh ! tu ne m’aimes donc pas ?… répondit Régina en retombant accablée.

Mario réprima un vif mouvement d’impatience, la releva et la fit asseoir à ses côtés.

— Régina, lui dit-il, écoutez-moi, je vous en supplie.

Mais Régina l’écoutait à peine ; avant qu’il eût parlé, elle devinait déjà ce qu’il allait dire.

— Parle, répondit-elle enfin ; parle, tu vois bien que je n’ai plus de force ; ce n’est point Bel Demonio qui est ici, ni la comtesse Orsini, ni même la Régina des montagnes… c’est une pauvre fille qui aime et qui pleure.

Ces paroles furent dites avec un tel accent de tristesse, que Mario lui-même en fut ému. Les larmes lui vinrent aux yeux.

Il se fit un moment de silence. Les faibles gémissements du vent qui courait parmi les feuilles ajoutaient encore à la tristesse de cette scène.

— Je veux vous parler franchement, Régina, et c’est pour cela que je réclame de vous un peu de calme et de raison, reprit Mario en cherchant à donner à son attitude quelque chose de solennel et de grave. Un amour pareil au vôtre ne saurait se payer par une affection ordinaire, et, je vous l’avouerai, je ne me sens pas dans l’âme cette puissante énergie, ces transports sublimes qui seuls pourraient répondre à une passion aussi profonde. Si aujourd’hui je me laissais persuader, que de reproches ne m’adresseriez-vous pas un jour ! Quel serait votre désenchantement au réveil des songes ! Non ! Régina je vous aime, moi, je vous aime avec toute la sincérité d’un cœur loyal et droit, et je tiens trop, croyez-le bien, à votre affection, pour m’exposer à la perdre en entretenant dans votre esprit cette erreur d’un jour !

À mesure que Mario parlait, les larmes de Régina se séchaient sur ses joues ; insensiblement son regard s’allumait d’une flamme nouvelle, et sa tête, naguère reposée sur la poitrine du jeune homme, venait de se redresser altière et froide !…

Un sourire empreint d’une extrême amertume effleura ses lèvres, et elle se leva droite et fière.

— Assez, Mario ! dit-elle, assez !… N’ajoutez pas encore le mensonge à l’insulte.

— Que voulez-vous dire ? demanda Mario étonné.

— Je veux dire, répondit Régina avec un dépit mal déguisé, je veux dire qu’au lieu de repousser dédaigneusement l’amour que je vous offre, il eût été digne d’un cœur loyal et droit d’avouer votre amour pour Alma !

— Alma !… fit Mario.

— Ah ! poursuivit la jeune fille, l’amour d’Alma n’est point extravagant et ridicule comme le mien, n’est-ce pas ? et vous n’aurez pas besoin, pour y répondre, d’une puissante énergie et de transports sublimes ?

— Ai-je dit cela ? objecta Mario.

— Vous avez dit plus que cela, car vous l’aimez !…

— Et quand cela serait ? fit le fils d’Andrea poussé à bout.

— Vous l’avouez donc ?…

— Eh bien ! oui, je l’aime ! répliqua Mario avec énergie. Et puisqu’il faut vous le dire, mon cœur est trop plein d’elle pour qu’un autre amour puisse y trouver place !

Régina l’avait écouté les dents serrées.

— C’est bien ! dit-elle d’une voix sourde, c’est bien ! mais si vous la voyez ce soir, dites à Alma, Mario, que vous venez de prononcer son arrêt de mort.

En achevant ces mots, Régina jeta un petit éclat de rire et s’enfuit.

Mario voulut la suivre ; mais déjà elle avait disparu entre les arbres.

Il entra dans les salons du palais, et ne put la retrouver. La foule avait considérablement diminué ; il était fort tard, et chacun se retirait. Mario, inquiet, désespéré, n’ayant même pu voir Alma pour la prévenir du danger qu’elle courait, dut se retirer comme les autres.

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