I La femme noire

Les bandits des Abruzzes n’étaient point à proprement parler des voleurs de grand chemin ; ainsi que nous l’avons dit au prologue de ce récit, ces hommes hors la loi jouaient un rôle politique dans les révolutions de l’Italie et vivaient à la solde des partis qui les employaient. La lutte terminée, ils se retiraient dans les montagnes, où ils avaient construit de formidables forteresses.

C’est précisément dans l’un de ces forts inaccessibles, bâtis comme des nids d’oiseaux de proie au sommet des plus hautes montagnes, que nous conduirons le lecteur.

Quinze ans se sont écoulés depuis le jour où Andrea Balbi est sorti de Spolette en emportant les deux enfants du comte Hercule.

Depuis ce temps, Andrea Balbi a livré bien des combats aux soldats d’Autriche et d’Espagne. Il a erré dans les montagnes et subi les chances diverses de la guerre. Son renom s’est accru, et trois mille hommes marchent maintenant sous ses ordres.

C’était en 1655, peu de temps après la mort de Masaniello. L’Italie jouissait de ce calme inquiet qui suit ordinairement les révolutions comprimées. Les troupes régulières avaient regagné leur casernement. Les bandes libres étaient rentrées au plus profond des montagnes.

La petite armée de bandits et de soldats de fortune à laquelle commandait Andrea Vitelli avait planté ses tentes dans la partie des Apennins la plus voisine de Spolette. C’était un plateau d’un grand quart de lieue de circonférence qui couronnait une montagne élevée, mais d’une pente assez douce.

Les flancs de la montagne étaient coupés de forêts, de ruisseaux torrentiels et d’anfractuosités profondes, sortes de vallées où l’on trouvait, à des hauteurs considérables, l’air tiède et la riante végétation de la plaine.

Au milieu du plateau s’élevait une forteresse récemment bâtie par l’ordre d’Andrea Vitelli. Elle était assez spacieuse pour tenir une garnison considérable, et ses remparts, d’une épaisseur dont les constructions modernes ne sauraient donner une idée, défiaient aisément l’artillerie imparfaite du temps.

Du haut de ces remparts inaccessibles, l’œil embrassait une immense étendue de pays. En bas, il plongeait dans des gouffres d’une effrayante profondeur qui environnaient la montagne. En haut, il pouvait suivre les pitons bleuâtres de la chaîne, qui se découpaient dans le ciel comme les tentes alignées d’un camp de géants.

C’était là qu’Andrea Balbi avait planté son drapeau et bâti son foyer.

Un nombreux détachement occupait toujours l’intérieur du fort et en faisait le service militaire. Le reste de la petite armée, et particulièrement les pâtres et les chasseurs, avaient bâti leurs tentes et leurs chaumières autour de la forteresse, sur le plan propice du plateau, offrant ainsi, sans le savoir, à l’œil de l’observateur, l’organisation primitive de la société féodale.

La plupart de ces hommes avaient avec eux des femmes et des enfants qui donnaient à ce camp de bandits l’aspect d’un village populeux, bruyant, où régnaient la joie et l’abondance.

C’était à qui chanterait le plus haut en fourbissant ses armes au soleil ou en se livrant aux soins domestiques du logis. Hommes, femmes et enfants portaient des vêtements de couleur éclatante en harmonie avec l’humeur de leurs possesseurs.

Une activité incessante régnait dans ce camp. C’était une allée et venue perpétuelle. Les uns partaient pour une ronde, les autres en revenaient. Ceux-ci se préparaient pour la chasse, ceux-là se mettaient en campagne pour rassembler les troupeaux de la bande et même ceux d’autrui.

Çà et là brûlaient de larges feux de sapin, et au-dessus des braises ardentes rôtissaient de gros quartiers de bœuf ou des pièces de gibier.

On voyait, parmi les chemins sinueux qui serpentaient le long de la montagne, marcher de petits détachements le mousquet sur l’épaule.

Plus bas, sur les gradins inférieurs de la montagne, ou sur les pentes les plus douces, paissaient des troupeaux de bœufs, de moutons et de chevaux, gardés par quelque bandit immobile, drapé dans son manteau et indolemment appuyé sur sa carabine.

Le soleil était levé depuis une heure et promettait une journée magnifique. La brise des montagnes n’avait pas encore chassé le brouillard grisâtre qui dormait au fond des gorges, estompant les plans inférieurs du paysage. C’était une charmante matinée.

Les sentinelles, perchées au sommet des remparts crénelés de la forteresse, semblaient elles-mêmes s’oublier dans une rêveuse contemplation, tant le spectacle de ces montagnes, que Salvator venait de reproduire si magnifiquement dans ses dramatiques paysages, avait un puissant attrait.

Tout à coup les pas d’un cheval retentirent sur les planches du pont-levis, et une jeune fille sortit au galop de la forteresse. Elle avait environ dix-sept ans.

C’était une belle créature, fière de sa pose, hardie dans ses mouvements : une amazone comme vous en rêvez quelqu’une dans les montagnes d’Écosse ou d’Italie.

Son visage régulier et charmant avait une expression résolue et mutine. Elle domptait son petit cheval noir des montagnes avec l’aplomb d’un cavalier accompli.

Sa mise était assez en harmonie avec l’expression de ses traits ; elle portait le plus crânement du monde, sur une chevelure noire et ondée comme les chevelures du Titien, un petit feutre gris orné d’une simple plume de héron fichée dans la ganse.

Une veste de velours noir à boutons d’argent serrait sa taille nerveuse et fine.

Elle avait à la ceinture un joli poignard à manche de bronze et une paire de pistolets garnis d’argent, véritables bijoux d’arquebuserie.

La jeune amazone traversa le camp au galop. Sur son passage, hommes, femmes, enfants, interrompaient leur besogne ou leurs jeux pour la saluer gaiement.

— La donna ! disait-on de toutes parts, la donna nostra Régina !

Chacun la regardait bondir sur son cheval avec un sentiment de plaisir et de curiosité.

Quant à Régina, elle répondait cavalièrement aux saluts qu’on lui adressait, les provoquait même et paraissait franchement flattée de l’admiration qu’elle excitait.

Régina disparut bientôt dans un chemin creux qui se nouait au plateau et serpentait comme une couleuvre sur les flancs abrupts de la montagne. On entendit encore durant quelques instants les fers du cheval sur les cailloux du chemin, puis le bruit diminua et s’éteignit comme un rêve.

Un quart d’heure après, une seconde jeune fille sortit de la forteresse. Quoiqu’elle ressemblât un peu à la première, il y avait entre elles une différence marquée. Cette différence venait encore plus du caractère que des traits.

Toutes deux étaient brunes, toutes deux atteignaient à peine leur dix-septième année, toutes deux avaient cette taille fine et svelte qui plaît tant aux imaginations poétiques.

Mais autant la première trahissait dans ses allures et l’expression de son visage un caractère hardi, fier, orgueilleux, résolu, presque viril, autant la seconde montrait, par ses gestes simples, sa démarche un peu timide, une nature remplie de bonté, de grâce et de douceur féminines.

On la nommait Alma.

Elle n’avait ni le cheval fringant ni le costume éclatant de Régina. Elle marchait à pas lents, simplement vêtue d’une robe blanche nouée à la taille par un ruban bleu pâle.

Sur son chemin se pressaient surtout les femmes, les enfants et les vieillards. Il va sans dire que ces derniers étaient peu nombreux, car il était rare que les gens de la montagne ne trouvassent pas la mort avant d’avoir atteint les dernières limites de l’âge.

Alma répondait aux saluts et aux bienveillantes questions de tous ces gens avec une douceur infinie. Elle s’informait de la santé de tous, consolait les malades et secourait les affligés. Tout le long du chemin la jolie aumônière d’acier bruni qui pendait à sa ceinture s’ouvrait. Jamais une main tendue vers elle ne se refermait vide.

À ceux qui ne demandaient rien, elle donnait son beau sourire, radieux et pur comme celui d’une madone.

— Quelle nouvelle ? disait-elle en passant.

— Ah ! signora, répondait-on, car c’était la nouvelle du jour, nous vivons dans un temps bien étrange !… Il y a eu des châteaux brûlés cette nuit dans le pays de Spolette, et les gens de la montagne n’y sont pour rien.

— Sait-on ?…

Vieillards, femmes, enfants, branlaient la tête avec mystère, et, pour toute réponse, prononçaient un nom :

— Bel Demonio !…

De qui parlait-on sous cette bizarre dénomination ?

Autrefois, Andrea Balbi avait porté le nom de guerre de Demonio, mais ce n’était point de lui qu’il s’agissait.

Nul ne savait.

Bel Demonio, héros fantastique des légendes de la montagne, échappait à toute description comme à toute définition.

C’était un être hardi, cruel, puissant, beau comme une vierge, disaient les uns, noir comme Satan, disaient les autres.

Il marchait la nuit, à la tête de douze Sarrasins d’Afrique, au corps d’ébène, enveloppé dans de grands linceuls blancs.

Son château était Dieu sait où, et le diable…

Alma passait.

Elle atteignit enfin l’extrémité du camp et prit le chemin par où Régina avait disparu trois quarts d’heure auparavant.

Elle suivit assez longtemps le chemin battu par les hommes, les chevaux et les troupeaux. Arrivée au tiers de la montagne, elle prit à gauche une sorte de route naturelle tapissée d’herbe menue qui se nouait au chemin frayé, et descendit dans une de ces anfractuosités qui forment en quelque sorte des vallées aériennes et donnent à certaines montagnes des Apennins un caractère si pittoresque.

Alma descendit dans cette retraite verdoyante parsemée d’arbustes élégants et de buissons bizarrement découpés. Il y régnait un air tiède et frais à la fois, à cause du vent de la montagne.

La jeune fille s’arrêta dans un endroit où quelques roches recouvertes de mousse formaient une espèce de monticule irrégulier. De cet amas de rochers jetés les uns sur les autres, dans un pêle-mêle qui eût fait l’admiration d’un peintre, jaillissait une source vire.

L’eau s’était creusé un lit à travers les arbres, les buissons et les pierres, et formait une nappe de sept à huit pieds de largeur qui allait se rétrécissant. À l’extrémité, resserrée entre des pierres qui lui formaient une sorte de conduit, elle tombait d’une roche arrondie comme la gueule d’une cruche et se précipitait en cascades blanches d’écume vers les régions inférieures de la montagne.

À côté de la source se trouvait une pierre taillée naturellement en carré long qui pouvait servir de banc ; Alma s’y assit et contempla un moment le paysage riant et borné ; puis, après avoir cueilli quelques fleurs, elle tira de son sein une broderie, dont ses doigts délicats conduisirent les fils de soie et d’or.

Avant de commencer, elle regarda autour d’elle avec une sorte de mystère.

La broderie figurait déjà trois lettres sur un fond de velours écarlate :

Un M, un A et un R :

MAR…

À peine avait-elle mis en mouvement son aiguille, que les piétinements voisins d’un cheval lui firent lever la tête et renfermer dans son sein la broderie commencée.

Elle vit Régina qui venait d’entrer dans le vallon et faisait danser son cheval sur l’herbe, au risque de l’abattre.

Régina sauta lestement à terre, laissa le cheval paître sur l’herbe entre les rochers, et courut embrasser Alma.

— Ah ! le beau bouquet ! dit-elle en regardant les fleurs.

— C’est pour toi que je l’ai fait, répondit Alma.

Régina prit le bouquet avec joie ; puis, au bout de quelques minutes, elle se mit à le tourmenter. Elle arracha une fleur, puis une autre, et les jeta dans la source pour les voir emporter par le courant. Elle en mit une autre à son chapeau, une autre à son corsage, une autre à l’oreillette de son cheval, et lui donna le reste à manger.

— Mon pauvre bouquet ! dit Alma.

— Ah ! mon Dieu, c’est vrai ! s’écria Régina.

Toutes deux se mirent à rire aux éclats, mais au fond du cœur Alma avait comme une vague souffrance.

Ce n’était peut-être pas pour Régina qu’elle avait cueilli les pauvres jolies fleurs…

— Tu n’as pas rencontré Mario ? demanda l’amazone avec une feinte indifférence.

— Non, répondit Alma : il n’était pas au fort quand je suis partie.

— Je lui avais pourtant dit hier soir que j’irais sans doute faire une promenade à cheval dans la montagne.

Alma rougit.

— Il ne faut pas lui en vouloir, dit-elle, notre oncle Andrea l’aura envoyé relever les sentinelles.

— Bien !… bien ! murmura l’amazone ; tu l’excuses toujours.

Alma rougit davantage ; puis elle reprit comme pour détourner l’entretien :

— Sais-tu la nouvelle ?

— Quelle nouvelle ? demanda Régina.

— Bel Demonio est descendu cette nuit dans la plaine.

— Ah !…

— Et l’on voit du haut des tours deux châteaux dont les ruines fument.

— Ah !… fit encore l’amazone.

Un incarnat plus vif colorait sa joue.

— Qui donc est ce Bel Demonio ?… prononça tout bas Alma.

— Mario, peut-être…, répondit Régina, qui tourna la tête en souriant.

— Mario ! répéta Alma vivement, Mario !… C’est impossible, ma sœur… Mario est brave… mais il est généreux et bon.

L’amazone se mordit la lèvre et fouetta le gazon de sa cravache mignonne.

— Ce Bel Demonio fait la guerre, dit-elle. Voilà tout… Un soldat n’est pas tendre comme une femmelette… Mais je suis folle de raisonner sur cette fable… Bel Demonio est un mythe, un rêve, un fantôme…

— Tout le monde parle de lui.

— Tout le monde ! dit Régina d’un accent moqueur ; tout le monde l’a vu descendre au galop les sentiers de la montagne avec ses douze Sarrasins noirs, habillés de blanc… Tout le monde !… Il glisse comme un tourbillon aux lueurs pâles de la lune… Tout le monde ! Mais qui le reconnaîtrait à la lumière du soleil ?… Écoute, Alma, poursuivit l’amazone en prenant place sur la pierre moussue auprès de sa compagne, je parie, moi, que Bel Demonio n’est pas si méchant qu’on le dit… Quand un château brûle, quand une villa est mise à rançon, c’est Bel Demonio… toujours Bel Demonio… Je crois que tous les coquins de l’Abruzze ultérieure lui font hommage de leurs méfaits…

— Dieu le veuille pour le salut de son âme ! dit Alma.

— Pauvre chère sœur !… poursuivit l’amazone dont la voix avait un petit accent de pitié protectrice ; tu as dix-sept ans comme moi, et tu ne t’occupes encore de rien sinon de contes d’enfants… Les jeunes filles ont d’autres soucis, ma sœur ! les jeunes filles des villes ; à Naples, à Florence, à Spolette même, si tu savais comme il y a de belles fêtes… si tu savais comme la musique enivre, comme les lumières éblouissent !…

— On dirait que tu le sais, toi, Régina, interrompit Alma en souriant.

Ce fut au tour de l’amazone de rougir.

— Moi !… s’écria-t-elle. Hélas ! je suis comme une petite sauvage qui n’a rien vu… mais j’écoute ceux qui savent… et je rêve…

— Ah ! tu rêves ?…

— Et mes rêves sont délicieux !… Quand je cours, toute seule, sur mon cheval d’Afrique, ce qu’on m’a raconté, je le mets en action. Je pars, la nuit, parée et brillante… Spolette m’ouvre ses portes… J’entre dans le palais des Santa-Fiore ou des Vitelli… Que de lumières !… que de diamants ! Les belles fleurs !… les gracieuses femmes !… et comme ces cavaliers, petite sœur, portent bien leur velours et leurs dentelles !… Le plus beau, le plus noble vient à moi et me demande ma main pour un menuet napolitain… Je baisse les yeux… j’ai du rouge au front… le rouge du plaisir, ma sœur !… Je danse… je danse… et tout autour de moi j’entends des voix de femmes jalouses et des voix d’hommes enthousiastes qui disent : « Elle est belle !… elle est belle !… elle est belle !… »

Alma regarda sa compagne d’un air sournois et malin.

— « Elle est belle ! » reprit encore Régina qui s’animait en parlant et dont le grand œil noir brûlait. Oh !… Et je glisse dans cette atmosphère tiède, toute chargée de parfums… Je souris, heureuse, enivrée… Je suis la reine du bal !… L’encens brûle et les voix disent toujours : « Elle est belle !… elle est belle !… elle est belle !… »

— C’est vrai, sœur, dit Alma, tu es bien belle !

— Ils sont là qui m’admirent, poursuivait Régina, qui se laissait emporter comme en un songe ; moi je me laisse adorer un instant, puis je m’évanouis, semblable à une vision… Mon cheval m’attend à la porte de la ville. Au galop ! au galop !… L’air froid des gorges est bon après ces ardeurs de la fête… Le vent glacé de la nuit tombe sur mon front brûlant comme un bandeau mystérieux. Au galop ! au galop ! Suis-je seule ? Quel est ce bruit ?… Un cavalier me rejoint… Il est jeune, il est beau… Un visage pâle et fier comme celui de Mario… Il prend ma main… il m’aime !…

Alma éclata de rire.

— Quoi ! dit-elle, tes rêves sont si longs que cela, ma sœur ?

Régina tressaillit comme une personne qui s’éveille.

Elle voulut répondre, mais sa bouche resta ouverte, et ses yeux se fixèrent sur une femme qui était debout, immobile, à quelques cents pas de là, sur la dent d’un rocher.

Cette femme semblait de son côté contempler curieusement les deux jeunes filles.

Elle était grande, mais sa tête s’inclinait sur son épaule avec une sorte de fatigue ; de longs cheveux noirs, parmi lesquels couraient quelques fils d’argent, tombaient autour de ses joues amaigries ; ses yeux étaient grands et profondément caves.

La vue de cette femme paraissait produire sur Régina une impression pénible : Alma ne la voyait pas.

L’inconnue, cependant, ne bougeait point ; elle était vêtue d’une façon étrange comme sa personne elle-même. Sur sa robe de couleur grise, un manteau, dont le temps et les intempéries de l’air avaient complétement effacé la nuance, se drapait. Son chapeau rond était dans le même cas, de telle sorte que, debout et immobile comme elle était sur la pointe du roc, cette femme semblait se confondre avec les brumes grisâtres qui servaient de fond au tableau.

Cette femme était belle encore, malgré les ravages que les années, la misère ou quelque grande douleur avaient opérés parmi ses traits. De loin, son attitude affaissée lui donnait les apparences de la vieillesse, mais à la considérer attentivement et de plus près, on voyait qu’elle ne devait pas avoir plus de trente-cinq à trente-six ans.

Ses grands yeux noirs enfoncés dans leurs orbites avaient une expression de profonde tristesse. Il en était de même de sa bouche abaissée par la douleur et de toutes les lignes de son visage.

L’inconnue contemplait donc les deux jeunes filles. Ses yeux attendris allaient de l’une à l’autre. Une sorte de doute et de perplexité flottait dans l’expression de sa figure. Mais chaque fois que son regard plein d’amour s’arrêtait sur Régina, il y restait plus longtemps attaché. On eût dit alors que l’âme de la pauvre femme allait quitter son enveloppe, et s’élancer vers la jeune fille.

Alma continuait de rire. Régina lui saisit tout à coup le bras et le serra fortement.

— La femme noire ! murmura-t-elle.

On devinait dans l’accent de sa voix comme une superstitieuse terreur.

Alma tourna les yeux vers le rocher, mais loin d’être épouvantée comme sa sœur à l’aspect de l’inconnue, elle ne sentit qu’un généreux mouvement de compassion.

— Est-ce que tu as peur de cette pauvre femme ? demanda-t-elle.

— Je n’ai jamais peur, répondit sèchement Régina.

Puis, se reprenant, elle ajouta d’un ton qui démentait ses paroles :

— Mais… je ne sais… cette créature bizarre se rencontre trop souvent sur mon chemin !… Je ne l’aime pas.

— Vois donc comme elle te regarde avec bonté !

— Cette bonté me déplaît ; ce n’est pas la première fois que je la rencontre. Je l’ai vue souvent bien loin d’ici, et chaque fois que je l’ai rencontrée, ses yeux m’ont suivie avec une telle persistance…

Elle s’interrompit.

— Eh bien ! oui, reprit-elle en frappant du pied, j’ai peur de cette femme !

— Elle a beaucoup souffert, dit Alma, cela se voit.

— Écoute, répliqua Régina à voix basse. Un des hommes de la bande d’Andrea Vitelli, natif de Spolette, prétend reconnaître cette femme ; il assure l’avoir vue jadis, jeune, belle et riche ; mais en calculant les années, il dit que sa tête s’y perd… C’est peut-être une sorcière qui prend tantôt la forme d’une jeune fille, tantôt celle d’une vieille femme.

— Folle !… c’est plutôt quelque pauvre malheureuse vivant d’aumônes…

— C’est possible, dit sèchement Régina, mais elle nous regarde… elle nous regarde… Si elle nous jetait un sort !…

— Comment, toi si brave ?…

L’amazone se leva brusquement.

— Viens ! dit-elle.

— Pas avant d’avoir fait l’aumône à cette pauvre créature, répondit Alma qui se leva à son tour.

Régina la regarda avec étonnement.

— Quoi ! dit-elle, tu oserais ?…

Elle était vaillante comme un homme contre le danger physique, mais le péril surnaturel l’épouvantait.

Chez Alma c’était tout le contraire.

Alma se prit à sourire.

— Oh ! insista l’amazone, n’y va pas ! n’y va pas !… Il t’arriverait malheur…

— S’il m’arrive malheur, répondit doucement Alma, je n’aurai pas la cruauté de l’attribuer à cette pauvre femme.

Malgré les prières et les conjurations de Régina, elle se dirigea d’un pas tranquille vers le rocher où se tenait debout, dans une attitude mélancolique, la femme aux vêtements noirs.

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