Alma, au grand effroi de sa compagne, gravit le rocher et s’approcha de la femme noire. On appelait ainsi déjà dans le village la pauvre femme, qui rôdait depuis une ou deux semaines autour des tentes du camp Vitelli. Cette dernière vit approcher la jeune fille avec une joie évidente : un sourire étrange éclaira son visage.
Alma prit dans son aumônière une pièce d’argent, et la présenta à l’inconnue.
— Tenez, pauvre femme ! lui dit-elle avec un rayon de joie pure sur le front.
La femme noire prit la pièce d’argent, mais en même temps elle retint dans sa main la main de la jeune fille, et la regarda longtemps avec une expression d’amour mêlé de doute et d’anxiété. Alma fut d’abord un peu effrayée ; mais le regard de la pauvre femme était si doux qu’il la rassura et lui causa même une émotion singulière, dont elle s’étonnait au fond du cœur.
Les lèvres de la femme noire remuaient lentement, et Alma crut l’entendre prononcer ces paroles, qui, pour elle, n’avaient point de sens :
— Laquelle ? mon Dieu ! laquelle des deux ?…
Au bout de quelques secondes, elle porta la main d’Alma à ses lèvres, la baisa et dit :
— Merci, mon bel ange ! je garderai cette pièce de monnaie comme un cher souvenir de vous.
Puis elle lâcha la main de la jeune fille, qui rejoignit sa compagne en courant.
— Que t’a-t-elle donc dit ? s’écria Régina quand Alma fut revenue.
— Elle m’a remerciée de mon offrande.
— Mais elle t’a pris la main, et je crois qu’elle l’a touchée de ses lèvres.
— Elle m’a baisé la main par bonté de cœur.
Régina s’éloigna instinctivement.
— Un maléfice est bien vite jeté, murmura-t-elle ; quant à moi, que Mario vienne ou ne vienne pas, je ne l’attends plus. Vois donc !… elle me regarde encore !…
— Va, dit Alma ; moi, je reste.
Régina jeta sur elle un coup d’œil vif et perçant.
— Ah !… dit-elle, tu restes ?
Elle demeura un instant pensive.
— Tu restes, répéta-t-elle, comme si un soupçon eût alors traversé son esprit. Non !… non !… cela est impossible !… nous allons bien voir !
Puis se tournant aussitôt vers son cheval :
— Fuoco ! dit-elle d’une voix sèche et claire…
Le petit cheval vint en hennissant et en trottant sur l’herbe.
— Monte en croupe ! dit alors Régina à sa sœur.
Mais Alma la regardait effrayée.
— Monte ! répéta l’amazone, dont l’accent devenait impérieux, malgré le sourire enjoué qu’elle gardait à la lèvre.
— Je n’ose pas, répondit la pauvre Alma sérieusement épouvantée.
— Quand on n’a pas peur des sorcières, on peut bien monter à cheval, dit l’amazone d’un air moqueur.
Et elle saisit au même instant Alma entre ses bras, l’enleva de terre avec une vigueur qu’on n’aurait assurément pas soupçonnée chez elle, et la posa sur la croupe du cheval. Alma tremblait ; Régina sauta en selle et fouetta son cheval qui partit au galop.
Alma, ne pouvant plus descendre, noua ses deux bras à la taille de Régina, qui riait aux éclats et stimulait le cheval de la cravache et du talon pour le faire redoubler de vitesse.
— Oh ! Nina, dit Alma en donnant à sa compagne son plus doux nom, arrête ! arrête !… je t’en supplie !
— Je veux te mener ainsi jusqu’au fort, répondit l’amazone.
Pendant ce temps la femme noire, debout sur la pointe du rocher, suivait des yeux cette scène folâtre qui pouvait finir par une catastrophe.
Et machinalement elle murmurait, comme on répète ces refrains qui tyrannisent la mémoire :
— Laquelle des deux ? mon Dieu !… laquelle ?…
Quand le cheval eut emporté les deux jeunes filles hors du petit vallon que nous avons décrit, et qu’elles eurent disparu dans le chemin frayé qui s’enroulait aux flancs de la montagne, la femme noire se mit à genoux sur le rocher et pria.
Cependant le petit cheval, excité par les coups de l’amazone et les cris de frayeur d’Alma, galopait ventre à terre. Régina voulut enfin modérer son ardeur, mais elle s’aperçut qu’il n’obéissait plus au mors… Il avait pris l’extrême lisière du chemin et galopait, rapide comme un tourbillon.
L’abîme était là, béant, à un demi-pied des deux jeunes filles : Régina pâlit.
Alma ferma les yeux et recommanda son âme à Dieu.
Le cheval allait toujours.
À ce moment, un grand jeune homme d’une vingtaine d’années parut à l’angle du chemin. Il marchait indolemment, le mousquet sur l’épaule, en chantant un air des montagnes.
À l’aspect du danger que couraient les deux jeunes filles, il poussa un cri, jeta son mousquet de côté, et se posta sur l’extrême bord du chemin pour attendre le passage du cheval.
L’animal se détourna un peu, mais pas assez vite pour que le jeune homme ne pût le saisir à la gourmette d’une main ferme et hardie. Il courut encore quelques pas, forçant ainsi son dompteur à courir avec lui ; mais il s’arrêta bientôt, subjugué par cette volonté plus forte que la sienne.
— Ah ! Mario ! s’écria la pauvre Alma, vous nous avez sauvé la vie !
Il n’avait pas eu encore un regard pour Régina.
Mario la prit doucement dans ses bras, et la porta sur un tertre couvert d’herbes au bord du chemin.
Régina suivait d’un regard étrange cette scène où la tendresse de Mario pour Alma se peignait dans tous ses gestes, dans les accents de sa voix, dans sa physionomie et son attitude, à son insu même et malgré lui.
Elle souffrait.
— Et vous, Régina ? dit enfin Mario.
— Moi ? répliqua l’amazone avec amertume ; songe-t-on à moi, cousin Mario ?… Moi, je n’ai pas peur ; moi, je trouve mauvais qu’on prenne la peine d’arrêter mon cheval.
— Ah !… fit le jeune homme étonné.
— Ne dirait-on pas, s’écria Régina en colère, que j’ai besoin d’aide pour conduire Fuoco sur le bord d’un torrent ?… Vous êtes un maladroit, monsieur mon cousin Mario Vitelli… Les cris ridicules de cette petite vous ont fait manquer aux égards que vous me devez !…
— Ah ! fit encore Mario, qui salua.
Puis prenant la main de Régina et la baisant, il ajouta gaiement :
— Surtout ne me demandez pas raison, cousine, car vous êtes plutôt un vaillant petit homme qu’une demoiselle.
Quoique Mario Vitelli eût prononcé ces mots avec l’accent d’une véritable cordialité, l’amazone en fut piquée. Pour dissimuler son dépit, elle éperonna son cheval et le malmena comme le cavalier le plus endurci, ne s’inquiétant ni de l’écume qui blanchissait sa gourmette, ni de la sueur qui ruisselait sur tout son corps.
Cependant Mario avait ramassé son mousquet ; il le jeta sur son épaule gauche, et offrit le bras droit à Alma, qui s’y appuya d’un air de joie affectueuse.
Mario affecta d’abord de mettre Régina en tiers dans la conversation, mais Régina boudait et se tenait à l’écart. Mario finit par la laisser aux prises avec Fuoco, qui entrait en méchante humeur, et se donna tout entier à Alma.
Régina les suivait l’air inquiet et soucieux.
Nous avons oublié de dire que Mario Vitelli était un beau cavalier de haute taille et d’une carrure remarquable par sa force et son élégance. Il avait une petite moustache noire, à demi relevée à la manière du temps, qui estompait le dessus de sa lèvre comme l’ombre d’un tableau flamand. C’était une physionomie franche, joyeuse, délibérée. Il marchait ordinairement avec l’indolente insouciance, l’air de flânerie particuliers à la jeunesse et à la force. Mais en ce moment cette vague désinvolture avait complétement disparu, tant avaient sur lui de pouvoir le contact, la vue et la conversation d’Alma.
Plusieurs fois, durant la route, Régina se pencha doucement, allongeant la tête entre les deux oreilles de Fuoco, afin de saisir quelque mot de cet intime chuchotement ; mais toujours le sabot du cheval, sondant contre les cailloux, couvrait la voix d’Alma et de Mario. Régina était pâle et ses lèvres tremblaient.
Une circonstance nouvelle vint encore augmenter sa sourde fureur. Durant cette conversation qu’elle ne pouvait entendre, il y eut un moment où les profils d’Alma et de Mario se découpèrent nettement ; leurs regards se rencontrèrent et se reposèrent un moment l’un sur l’autre, comme deux amis qui se passent la main autour du cou et s’appuient épaule contre épaule.
Régina, courbée sur la crinière de son cheval, saisit au passage cet enlacement de l’âme. Elle se redressa brusquement, comme si un scorpion l’eût blessée au talon.
— Oh ! fit-elle en elle-même, ils s’aiment !
Et le cœur lui manqua, pauvre fille ! car cette course fantastique, au sortir des fêtes de Spolette, cette course à deux dans la montagne, la nuit, ce n’était pas un rêve !
Sans mot dire, elle sangla trois ou quatre coups de cravache à son cheval, d’une main si nerveuse et si puissante, que l’animal fatigué bondit en avant, et, quoique le chemin montât, il prit un galop de plaine.
Mario et Alma se retournèrent, mais Régina était déjà loin. Elle disparut bientôt, laissant derrière elle les deux jeunes gens inquiets et surpris.
Chemin faisant, l’amazone, courbée sur son cheval, les lèvres serrées, les yeux fixes, répétait tout bas :
— Ils s’aiment ! ils s’aiment !… Et moi qui jamais jusqu’à ce jour n’avais rien soupçonné !… Oh ! Alma ! Alma !
Il y avait dans l’éclair de ses yeux et dans l’accent saccadé de sa voix de furieuses menaces de vengeance.
Elle arriva bientôt au sommet de la montagne ; mais au lieu de traverser le camp, elle fit le tour du plateau et rentra dans le fort par une porte de derrière. Dès qu’elle eut mis pied à terre et jeté la bride de son cheval à un palefrenier, elle gagna les habitations, et entra dans une espèce de salle d’armes située au rez-de-chaussée. Andrea Vitelli recevait en ce moment les chefs subalternes qui venaient plusieurs fois le jour prendre ses ordres ou lui donner le résultat des rondes et des explorations dans les montagnes.
Andrea était assis dans un grand fauteuil de chêne sculpté à côté d’une table où l’on voyait la configuration en relief de la chaîne des Apennins et des pays environnants. Ses yeux étaient fixés sur un point voisin de Spolette sur lequel il avait piqué un stylet en guise d’épingle.
Quand Régina entra, Andrea Vitelli releva son front soucieux.
Ce n’était plus le jeune homme railleur, insouciant et hardi, que nous avons vu au début de ce récit. Quinze ans de plus l’avaient changé ; il venait d’atteindre sa quarantième année. Ses cheveux noirs commençaient à grisonner aux tempes. Il avait toujours cette maigreur vigoureuse et ce teint bronzé que lui avaient donnés de bonne heure la vie active des partisans et l’air vif des montagnes, mais des rides nombreuses se pressaient sur son front. Ses sourcils plus épais donnaient une dureté particulière à son regard, naturellement hardi, et que l’habitude du commandement rendait fixe et fier.
Andrea Vitelli releva la tête d’un air distrait, et fit à la jeune fille un petit signe affectueux. Il reprit ensuite sa première attitude.
Régina s’approcha d’abord de cinq ou six grands chiens des Abruzzes qui dormaient pêle-mêle sur une natte au soleil, et les caressa. Elle gagna ensuite la table et se mit à considérer la carte, puis elle se rapprocha insensiblement d’Andrea, se glissa tout près de lui et finit par s’appuyer d’un air câlin sur son épaule en disant :
— Qu’est-ce que vous faites donc là, cher seigneur ?
— Tu le vois bien, j’étudie, répondit Andrea.
— Tiens, qu’est-ce que c’est donc que cet endroit sur lequel vous avez piqué ce stylet ?
— C’est un château voisin de Spolette, répondit-il en fronçant ses grands sourcils.
— Un château appartenant au comte Hercule ?
— Oui.
— Je croyais que, grâce à vous, cher oncle et seigneur, le comte Hercule n’avait plus de châteaux.
— C’est le dernier, dit Andrea d’une voix sourde. Mais que viens-tu faire ici ? Pourquoi n’es-tu pas avec Alma ?
— Oh ! dit-elle, je n’ai pas voulu les déranger…
— Déranger qui ?
— Alma et mon noble cousin Mario.
— Que faisaient-ils ?
— Ils marchaient ensemble, côte à côte, bras dessus, bras dessous, et se parlaient si bas que je ne pouvais les entendre.
— Ah ! fit Andrea, qui dressa l’oreille.
— Et puis, reprit Régina, ils se regardaient d’un air si doux… mais si doux !… Adieu, cher oncle et seigneur !
Elle s’enfuit avec la légèreté de la guêpe qui laisse l’aiguillon dans la plaie. Elle n’ignorait pas qu’Alma ne pouvait devenir la femme de Mario du consentement d’Andrea. En effet, quoique Régina ne connût point le secret de sa naissance, elle savait vaguement que le nom de nièce donné par Andrea Vitelli à Alma n’était qu’un jeu ou une caresse. Elle seule, Régina Vitelli, était la vraie nièce du chef, la fille de cette chère et malheureuse sœur, morte à la fleur de l’âge quinze ans auparavant.
Elle ignorait le nom de son père.
Mais elle savait encore qu’Alma Vitelli, bien qu’on l’aimât pour son angélique beauté, bien qu’elle-même, Régina, l’appelât sa sœur, était en réalité la fille du comte Ercole Vitelli, le mortel ennemi d’Andrea.
Régina ne s’inquiétait pas de savoir comment elle était venue dans la montagne. Elle savait qu’Alma avait été enlevée à son père dès l’âge le plus tendre, sans doute avec des idées de cruelle vengeance ; mais jamais Andrea n’avait eu le courage de la sacrifier. Elle était si douce, si bonne, si affectueuse, que le chef s’y était insensiblement attaché, et l’avait élevée avec le même soin que Régina.
Plusieurs fois Andrea avait pris la résolution de renvoyer cette pauvre enfant à son père ; mais tel était le charme qu’elle exerçait sur la maison, qu’il aurait craint en l’éloignant d’éloigner son bon ange.
Néanmoins de cette tolérance à donner Alma pour épouse à Mario, il y avait un abîme. Andréa n’eût jamais consenti à marier son propre fils avec la fille de l’homme qu’il exécrait le plus au monde et qu’il avait de si légitimes sujets de haïr.
Régina, comme on le voit, n’était pas seulement un hardi cavalier, elle avait aussi quelques dispositions pour l’art diplomatique. C’était un coup adroitement porté, que de faire partager à Andrea le soupçon qui venait de naître en elle.
Elle avait réussi le mieux du monde : Andrea se doutait déjà peut-être de cet amour naissant. Il fut d’autant mieux disposé à accueillir des révélations nouvelles.
Quand Régina fut sortie, il se mit à marcher de long en large avec impatience, chassant d’un coup de pied les chiens qui se trouvaient sur son passage.
— Il faut qu’elle parte ! murmura-t-il. Cette enfant prend ici sur chacun un tel empire que je ne suis plus maître moi-même… Je crois que je suis le plus faible de tous… Je l’aime…
Il frappa du pied avec impatience, puis sa figure se couvrit de tristesse.
— Ma sœur !… ma sœur !… prononça-t-il à voix basse, ta mort ne m’a pas laissé le droit de pardonner… Je t’ai promis vengeance… et l’on tient ces promesses faites aux gens aimés qui vont mourir… Mais tant que cette enfant est ici, je sens qu’une puissance inconnue enchaîne mon bras et amollit mes résolutions. Il faut qu’elle parte !
Au moment où Andrea Vitelli achevait de prendre cette résolution, un chef subalterne des postes avancés entra, encore couvert de la poussière du chemin.
— Que veux-tu, Cosimo ? dit Andrea.
— Seigneur, répondit le chef, nous avons arrêté à deux lieues d’ici une vieille femme voyageant sur sa mule ; elle désire vous parler.
— Me parler ?…
— Oui, elle déclare se nommer Mercedès.
— Mercedès ! s’écria Andrea. Encore cette misérable créature qui vient pour la seconde foi défier ma justice !…
— Qu’en faut-il faire ? dit Cosimo.
— Amène-la, répondit Andrea Balbi.
Et il croisa les bras sur sa poitrine et attendit.